Catherine, une amie, qui a l’habitude de lire les journaux durant ces heures matinales où les cafés parisiens sont dépeuplés, vient me voir. Sylvestre Meinzer était en face de moi. Catherine nous présente aussitôt puis s’en va. Sylvestre Meinzer m’a tout d’abord parlé de sa sœur, agrégée de philosophie. En rentrant, j'ai visionné son film. Le film de Sylvesre Meinzer est non seulement techniquement brillant, il est aussi émouvant, et surtout il porte une clarté sur "l’événement Durand". Fadéla Hebbadj : Votre film met en lumière implicitement un système patronal qui trouvera une résistance en France dans les années 1910 à travers la figure de Jules Durand, et qui pourtant réussira à s'implanter dans les colonies françaises. Votre documentaire interroge. Avez-vous volontairement orienté le spectateur sur la question de la continuité d'un système d'exploitation qui opérera au Maghreb et dans les autres colonies françaises ou avez-vous, en suivant l'itinéraire de Jules Durand, voulu simplement retracer sa vie ? Il n'est pas explicitement question de la colonisation, dans votre film, et pourtant, il dénoue une intrigue. Je ne sais pas par quelle magie vous avez réussi à pointer un nœud qui reste encore secret, et qui éclaire, à mon sens le système colonial. Sylvestre Meinzer : Je suis heureuse que ce film trouve cette lecture aussi. Le système d’exploitation des puissances capitalistes et coloniales de l'époque est le même, qu’il s’agisse des charbonniers (qui étaient la lie de la société, de toutes origines, étrangers à la société bourgeoise en tout cas, et d’ailleurs noirs par le travail du charbon) ou des peuples autochtones des colonies. Il s’agit là d’un rapport de classe où les uns ont le pouvoir, politique, médiatique et financier, les autres les bras et le nombre, au service des premiers. Or, Jules Durand était un homme de conviction, un homme intègre, et non un combattant. Il avait grandi avec une certaine estime de son pays et de ses lois, ses lettres en témoignent. Il n’a pas compris qu’un homme, qui ne voulait que le bien du prochain (il était aussi nourri de pensée chrétienne), puisse être, par ses luttes légitimes (cf. conditions de travail atroces), un élément gênant de l’engrenage, dans un système d’exploitation dont le but est, donc, non pas le bien être général mais l’accumulation de richesses de certains. Il semble que le secrétaire confédéral de la CGT, venu de Paris, ait essayé de lui expliquer cela (cf. presse ouvrière et pièce de Salacrou), et l’ait informé qu’il s’y prenait de manière naïve, notamment dans le choix de monter la grève en plein été, ce qui ne pouvait avoir un grand impact sur la population (on ne se chauffe pas au charbon l’hiver) et donc peu de sensibilisation, de mobilisation et de soutien populaire. Les puissants patrons du trafic portuaire étaient ceux qui avaient le pouvoir, et la parole dominante dans les médias. Cette machination a énormément été soutenue par les journaux de l’époque (là aussi, sur l’impact des médias, la construction d’un discours « officiel », la capacité à désigner les coupables… y’a des rapports à faire) Jules Durand donc, qui avait la foi dans une justice qui s’est révélée criminelle, est resté intègre. Il a subi l’oppression sans lever les armes contre l’oppresseur, vivant de plus en plus mal son rapport au monde. Un mélange d’incompréhension, de paranoïa, de sentiment de victime, l’ont amené à la folie, et notamment il se prenait pour le christ (il y a une belle thèse de psychiatrie sur lui). https://www.julesdurand.fr/bibliographie/th%C3%A8ses-m%C3%A9moires/ Fadéla Hebbadj : En effet, ce combat pour la dignité recouvrée de Jules Durand n’est pas seulement celui des historiens mais il est aussi celui du psychiatre Avenel Jean-Pierre. Dans une thèse intitulée : "Vie et folie de Jules Durand", le Dr Avenel réhabilite sa mémoire. Sylvestre Meinzer : Enfin, son histoire est tragique car la folie est une chose honteuse, que l’on ne veut voir, qui reste tue. Jules Durand n’a donc jamais pu être perçu comme un héro, toujours comme un martyre. Les commémorations syndicales s’intéressent à lui de plus en plus pour son histoire de lutte, afin de ramener une image positive, mais il y a un hiatus sur la suite, que je n’ai pas voulu gommer. Jules Durand n’a jamais pu s’en remettre, ses descendants se sentent encore mal. Il est mort dans le pavillon des indigents à l’asile. Toute cette histoire, par dessus le marché, a été marquée par une amnésie collective. Cette histoire dérange et fait honte. Fadéla Hebbadj : En effet le superbe article de Thomas Deltombe prône l’idée que votre film réactualise la mémoire de Jules Durand avec force et intelligence, en analysant l’exemplarité de son combat sur un ton juste et engagé. Sylvestre Meinzer : Aujourd’hui son image évolue, on le connait mieux, grâce à tout ce qui ressort, comme livres, émissions de radio, évènements publics… ce qui va encore s’amplifier en 2018, avec la commémoration de sa réhabilitation . J’ai publié dans un ouvrage "Le Havre la Rebelle", qui sortira en octobre et qui dit en quelques mots, ma rencontre avec lui et l’évolution de ce regard sur Jules Durand. Fadéla Hebbadj : Vous racontez très bien cette aventure. J’ai lu votre article avec beaucoup d’intérêt. Vous en parlez clairement et très agréablement. Il sera publié en octobre 2017. Sylvestre Meinzer : C’est peut-être cette mise à l'ombre qui est en rapport avec le système colonial, et post colonial. Et la construction d’une image de l’autre… Le maghrébin, d’une autre culture, ne peut être compris ni inclus dans «notre» système. Il n’est pas un «homme» comme nous, mais de ça, je te laisse en parler, mieux… Je suis en effet très sensible à ce rapport à l’autre… Je remercie Sylvestre Meinzer pour son remarquable film.
Billet de blog 13 juillet 2017
Entretien avec Sylvestre Meinzer
Sylvestre Meinzer narra un récit qui me bouleversa ; une histoire d’injustice. Je ne connaissais pas alors Jules Durand.
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