Fadéla Hebbadj, Les Ensorcelés (Roman). Paris : Buchet-Chastel, 2010. 192 pp.
Dans un incipit remarquable à ce deuxième roman Les Ensorcelés,Fadéla Hebbadj ne cesse de hurler un cri des tripes et de l’esprit : source de tant d’émotions et de libérations. Ce Cri brûlant / Personnage souffrant voudrait abolir tout un passé afin de rectifier ce qui lui semble être une injustice faite vis-à-vis d’elle et de sa famille. Roman autobiographique d’une force forcenée qui déconstruit ce que la romancière pense être l’incohérence de la justice française. Et ce cri revient toujours lancinant, dynamitant toute pensée, toute action dans un drame incompréhensible. Ses écheveaux seront étayés peu à peu par une narratrice encline au délire teinté d’une lucidité déroutante.
En réalité ce cri représente, pour ne pas dire incarne parfaitement la narratrice de cette tragédie, couchée en une écriture saccadée et limpide, bordant parfois sur le poétique / politique.
Le roman est divisé en trois parties : 1. Le Miroir du Salon : contemplation aliénante d’un Moi englué dans le miroir de la douleur sans possibilité de détachement salvateur. 2. Le Sorcier Juif : l’assassinat de la mère et de la sœur aînée, la blessure du père et du frère de la narratrice sous l’effet d’une sorcellerie occulte. Un véritable carnage perpétré par un voisin algérien fou-furieux jaloux qui tue à bout portant des innocents. 3. Le Fusible : vers la fin de cette horrible tragédie nous apprenons que le motif est franchement absurde. Un changement de fusible par la mère qui est prise pour le père, déclenchant ainsi la jalousie du bourreau. Dès le premier paragraphe, Fadéla Hebbadj esquisse ce mal qui la ronge du dedans. Ce roman se lit d’une seule traite, tellement l’intensité des événements et des émotions est touchante :
Au commencement fut le cri contre le ciel et la terre qui se changèrent en
« Ténèbres au-dessus de l’abîme ». Le cri se tut à l’intérieur de mes
os. Je le fis taire et le mal fut. (9)
Cri intériorisé de colère et de révolte, de frustration et de combat… Cri en quête interminable d’une narratrice écorchée à vif. Ainsi, elle vit l’horreur de sa petite enfance jusqu’à l’âge adulte à la recherche de la vérité élusive qui permettrait de faire punir le coupable. La narratrice fluctue ainsi entre deux états, comme dans une « binarité infernale », en étant parfois la sauvageonne et parfois la magicienne. Et parfois, les deux à la fois ! La première ne cesse de hurler le mal subi, selon elle, à sa famille, et la lutte constante pour rendre justice aux victimes d’un voisin bourreau. Celui-ci est libéré par une justice française qui, selon l’auteure, relève du délit d’éthique. Le criminel est peut-être puni, mais sans doute pas à la hauteur du crime, d’après la romancière. Et la deuxième, la magicienne, c’est la révoltée contre les injustices sociales tout en s’en libérant par l’imaginaire, les rêveries qui vont jusqu’à « la magie de l’au-delà ». C’est grâce à l’écriture et à l’invention de tant de mondes que l’héroïne se débarrasse peu à peu de ses démons.
La paix n’étant pas de ce monde, mais elle peut parfois pointer son nez grâce à l’esprit créatif et à l’amour dans ses multiples manifestations. Amour et création sont ici facteurs d’exorcisme du mal et de réhabilitation de la dignité.
Ce deuxième roman confirme le talent de Fadéla Hebbadj en sa capacité de traduire une réalité brûlante captée par une écriture haletante, bordant sur un suspense aux accents dramatiques. À lire et à méditer… quitte à ne pas être toujours d’accord avec la romancière !
Hédi Bouraoui
Université York
Toronto, Canada