Zeggagh Mohand, dit Rachid, dit Tahar… nous livre beaucoup plus qu’une simple expérience carcérale d’un primo adhérent du FLN ou que le simple esprit d'une époque, dans son magnifique et extraordinaire ouvrage retraçant la vie des prisonniers politiques en France pendant la guerre d’Algérie 1954-1962, publié aux Editions Publisud en 2012.
Place de Clichy, « une affichette de trente centimètres apposée sur la porte d’une grande brasserie parisienne » signale au passant : « interdit aux chiens et aux arabes ». Le règne ostensiblement raciste opère sur des hommes traqués par des rafles, des fouilles systématiques au corps, des insultes, et par la torture. Un seul mot d’ordre : en cas de poursuite, se refugier chez une famille juive ou chez des républicains espagnols. Eux sont vraisemblablement immunisés contre la pratique de la délation au beau milieu des sycophantes parisiens. C’est dans cet univers social que Zeggagh Mohand, dit Tahar, dit Rachid débarqua à Paris, dès l’âge de 14 ans, en 1954.
Le milieu hostile de cette époque (police, armée, tribunaux) fut suffisamment répressif pour donner naissance au Front de libération National.
Ce qui a changé pendant la guerre d’Algérie, c’est le fait que la torture, de ponctuelle et individuelle dans les conditions du système colonial, devint systématique et massive aussi bien en milieu urbain qu’en milieu rural. (p.291)
C’est un travail unique, précisément parce qu’il parle de la torture et des humiliations que la pudeur des algériens n’a pu divulguer au public, parce qu’il parle du courage de certains avocats assassinés ou menacés pour défendre ces militants du FLN, parce qu’il narre les trois grèves de la faim, nécessaires pour obtenir le statut de prisonnier politique et parce que ce livre traite de l’auto-organisation carcérale de type encyclopédiste des 302 prisonniers de la prison de Loos. C’est une œuvre unique, précisément parce qu’il nous plonge au cœur de l’histoire sans archive.
839 lieux de torture non déclarés d’enfermement et d’interrogatoire... Certaines fermes de colons étaient transformées en des lieux de torture.
Il éclaire le silence des torturés
Encore la semaine dernière, je redemandais pour la quatrième fois à un cadre du FLN qui côtoie depuis quarante ans d’anciens prisonniers torturés : « Pourquoi certains redoutent-ils toujours d’en parler ? » Sa réponse fut brève et sans appel : « Comment peuvent-ils raconter l’insoutenable, par exemple, les sévices de la bouteille dans l’anus ou les électrodes appliquées aux parties génitales qui vous humilient pour toujours ?
Et il ajoute :
Il est indécent de chercher dans les coins où gît le diable quelques stupides bienfaits de la colonisation et de laisser les nostalgiques de l’Algérie française instrumentaliser l’ignorance des nouvelles générations. Il faut reconnaître la torture systématique et massive dont on souffert des milliers d’algériens, les disparitions, en réalité les assassinats de plusieurs dizaine de milliers de prisonniers, d’internés et de simples civils suspects que l’on n’a jamais retrouvés. Aucune enquête ne fut ordonnée pour eux.
C’est en mémoire de ces prisonniers politiques guillotinés ou envoyés dans des camps, en mémoire de ces avocats assassinés, violentés, ou menacés, en mémoire de la solidarité d’intellectuels remarquables de courage et de prêtres ouvriers, mais c’est aussi pour transmettre de la clarté aux générations futures susceptibles d’être manipulées par d’obscurs tortueux que Zeggagh Mohand écrit, qu’il nous fait part de son témoignage ainsi que celui de tout ceux qui dans la plus grande confiance, lui ont rapporté des récits absolument inédits.
Son livre met en lumière la fiction de non guerre établie par les autorités française de l’époque afin de maintenir une zone de non droit dans la lutte armée engagée en Algérie. Cette fiction usurpait aux militants du FLN la qualité de patriote. Les effets néfastes de cette illusion ont maintenu des prisonniers politiques dans un régime carcéral plus violent encore que celui des prisonniers de droit commun. La presse leur était interdite de même que les livres de Victor Hugo, d’Emile Zola, ou des philosophes des lumières, considérés comme subversifs. Quiconque désirait lire un philosophe des lumières était jeté au mitard, pendant que le dernier prisonnier nazi se promenait solitairement dans la cour avec son chat dans les bras, sous le regard stupéfié de ces hommes derrière les barreaux. Et nous pouvons tout à fait comprendre son étonnement quand plus de trente ans après sa détention, l’avocat de Zeggagh, Mourad Oussedik, lui révéla que François Génoux, l’intermédiaire de klaus barbie, lui avait proposé huit millions de francs pour le défendre.
A cette annonce inattendue, je lui demandai sans hésiter pour quelles raisons il avait refusé, alors que maître Vergès avait accepté. Oussedik lui répondit que s’il l’avait défendu, il aurait eu l’impression de chier sur la révolution algérienne.
Zeggagh Mohand est arrêté en 1957, jugé en 1959 et libéré en mai 1962.
Il choisit la défense des patriotes au détriment d’une stratégie de rupture. Se proclamer Patriote algérien traduisait une appartenance à l’histoire d’un peuple irréductible à la durée de son procès.
Mon compagnon Saïd Kanoun et moi-même avions choisi la stratégie de défense des patriotes, en accord complet avec nos avocats, maîtres Mourad Oussedik, Michèle beauvillard, Renée Stibbe et Michel Zavrian, devant le tribunal militaire de la rue du Cherche Midi à Paris en novembre 1959.
Zeggagh nous raconte comment d’un statut de sous homme soumis aux humiliations, des prisonniers affirmeront leur statut d’homme politiquement libre, et combien ce changement comportait de dangers.Faire devenir un colonisé un citoyen supposait tout d’abord de mettre en application le recul de l’analphabétisme, pur produit de l’état colonial, mais c’est au bout de quelques années que la circulaire du 6 août 1959 qui codifia le régime politique après une troisième et très longue grève de la faim qui dura plus de 21 jours, le permit. En digne révolutionnaire et en l’absence de directive du FLN, Zeggagh appliqua le schème du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau en prison. Inspiré des hypothèses et des postulats rousseauistes, dans une lucidité anthropologique et politique, il a donné aux théories du Contrat social et au Projet de constitution pour la Corse, une transcription politique pratique aux 302 prisonniers nommés « le cercle démocratique quotidien » de Loos. Ces prisonniers politique FLN se sont réapproprié l’ordre social des lumières, obéissant aux lois politiques, civiles et criminelles tirées de la droite Raison de l'Aufklärung. Et compte tenu de leur nombre et de leur idéal d’indépendance, leurs actes se confondaient naturellement aux lois.
Surpris par la position des chefs historique durant la guerre, il questionne l’absence de formation politique et de directives qui aurait permis de préparer l’après indépendance. En l’absence de perspectives, le manque de formation politique n’a pas permis de clarifier la raison du vrai sacrifice de ces hommes. Zeggagh nous éclaire sur ce manque de données historiques qui suscite encore des confusions. Ce manque tend à confondre deux énergies mobilisatrices différentes de nature : la foi en dieu et une réelle aspiration politique de liberté et de justice.
Zeggagh Mohand, dit Tahar, dit Rachid… apporte une luminosité flamboyante sur la vie des détenues algériens pendant la guerre d'Algérie et sur une chasse à l’indigène monstrueuse, en montrant aussi toutes les ruses de l’intelligence qu'ont su déployer des militants politiques pour un idéal de justice et d’indépendance.
Dans cette remarquable restitution historique, Zeggagh nous rappelle qu’avoir extirpé l’état colonial du corps des algériens et de la France fut une opération démesurément nécessaire.
J’ai rencontré Zeggagh Mohand au jardin du Luxembourg. J’ai vu un homme d’une rare clarté. La vérité brille par son absence et lorsqu’on la trouve, un sentiment de quiétude nous habite. Mon père était un primo adhérent du FLN. Il est resté silencieux toute sa vie. En lisant le livre de Zeggagh, j’ai entendu une part de ce qu'il a emporté avec lui.