Récit-témoignage d’un ancien prisonnier politique FLN
F.H. Ce qui m’a émue et impressionnée en lisant votre livre, c’est votre distanciation à la fois critique et singulière face aux événements que vous avez-vous-mêmes vécus. Vous décrivez la vie quotidienne des prisonniers politiques entre 1957-1962 avec une distance qui me fait penser à celle de Primo Lévy. Il faut une certaine force pour arriver à rendre compte d’événements historiques aussi durs sans déborder sur un pathos. On voit apparaître, dans votre œuvre, une instance incorruptible aux affects, qui nous permet précisément de comprendre l’idée d’indépendance comme terme final d’un effort quasiment surhumain vers la revendication d’un statut d’homme digne de ce nom. Disons que la tâche héroïque qui a mené à obtenir le statut de prisonnier politique n’a été qu’une étape. Votre livre représente à mon sens, ce mouvement descendant où l’histoire de ces détenus politiques FLN dont vous avez fait partie, à la prison de la Santé, Fresnes et celle de Loos, ayant été vécue, vous avez su transmettre, avec une brillante lucidité aux générations futures, un passage historique essentiel de la guerre d’Algérie.
Pourquoi vous êtes-vous engagé politiquement dans la lutte anticoloniale et dans l’organisation du FLN ?
Z.M. Le chemin classique de l’engagement politique passe généralement par des organisations de type étudiant ou syndical. La majorité des militants FLN se sont engagés après le déclenchement de la lutte anticoloniale du 1er novembre 1954 sans avoir connu des itinéraires aussi classiques. Ils étaient primo-adhérents sans être syndiqués ni étudiants. J’aborde très largement, dans mon livre, le mode particulier d’engagement politique des immigrés en France.
Je tiens à préciser qu’il existait deux importants mouvements politiques avant 1954 : le PPA (Parti du peuple algérien créé le 11 mars 1937 à la suite de la dissolution de l’ENA (Etoile Africaine) en 1937) et le MTLD( Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques). Le PPA interdit par l’Etat colonial, le MTLD et l’OS (Organisation spéciale) prirent le relais. L’OS étant une branche de préparation de type militaire qui déboucha sur le déclenchement du 1er novembre 1954.
Pour ma part, je faisais partie de la nouvelle génération qui avait entendu parler du déclenchement de la guerre du 1er novembre 1954, et je commençais sérieusement à me poser des questions. Evidemment, j’aspirais à une indépendance économique personnelle pour ne plus dépendre de ma famille. J’ai donc travaillé à l’usine dès l’âge de 16 ans où j’ai découvert les luttes syndicales dans l’immigration en France. J’ai pu ainsi me séparer de mon oncle. J’ai eu la chance de rencontrer des immigrés de Constantine déjà engagés qui m’ont convaincu de la nécessité d’adhérer à la lutte anticoloniale. Ces gens m’inspiraient confiance parce qu’ils n’étaient pas de mon village. Ce fut une découverte heureuse de pouvoir m’engager avec des militants qui n’étaient pas de ma famille à Gennevilliers. J’ai adhéré en mars 1955 au FLN. L’engagement pour l’indépendance était naturel. J’ai trouvé l’occasion d’élargir mon horizon personnel, puis de l’étendre à une lutte véritablement politique, qui elle-même a revêtu un caractère national, étant de fait, une réponse aux actes racistes et aux préjugés que je rencontrais dans la vie quotidienne. J’en parle dans mon livre. On était interceptés par la police à chaque moment au faciès dans la rue et de manière quotidienne et inopinée.
F.H. Vous écrivez d’ailleurs que « n’importe quel agent de police pouvait jeter son dévolu sur l’un d’entre nous en prétextant une quelconque réplique inapproprié ou un regard jugé arrogant ». Plus loin, vous ajoutez que « des policiers en civil se mettaient tout d’un coup devant nous et nous assénaient d’abord un coup dans le ventre avec le canon de leur revolver, puis ensuite ils criaient : « Police ! » Cette pratique brutale que rien ne motivait ni ne justifiait sur le moment était passée dans les mœurs. C’était comme si la police tirait d’abord, puis dans un second temps lançait des sommations. » Plusieurs passages dans votre livre relatent ces faits injustes et violents.
Mais qu’est-ce qu’un primo adhérent ?
M.Z. C’est un militant qui adhère pour la première fois à l’ALN ou au FLN et qui n’a jamais participé auparavant au mouvement du PPA, du MTLD ou de l’OS.
F.H. Pourquoi la plupart des immigrés algériens ont-ils choisi de faire partie du FLN ? Pourquoi le FLN l’a emporté dans l’immigration à partir de 1955 sur le MNA (Mouvement National Algérien)?
M.Z. On rejoignait le FLN par groupe et non à un niveau individuel. L’engagement se faisait par pan entiers parce que l’ALN était la seule à lutter sur le terrain en Algérie. L’élément légitime était donc le FLN ou l’ALN. Des émissaires venant d’Algérie ou des émigrés informés auprès de leurs propres familles nous communiquaient ce qui se déroulait sur le terrain. Cela comptait de façon déterminante. Le basculement massif dans l’immigration vers le FLN s’est produit naturellement. Mais parmi ceux qui s’engageaient, tous n’étaient pas armés. On dénombrait 200 000 sympathisants en 1960, c’est-à-dire ceux qui militaient sans être engagés dans la lutte armée. Entre 1957 et 1958, le FLN est devenu hégémonique.
F.H. Votre livre possède une dimension de bienveillance pédagogie aussi. Vous contextialisez la vie quotidienne des algériens dans les années 1950 et 1960 en France, et cela, aucun manuel d’histoire n’a eu le courage de la restituer aussi clairement et distinctement que vous. Votre livre est sorti en 2012. Les événements dont vous parlez datent d’il y a plus de cinquante ans. Nous nous rendons bien compte, en lisant votre livre, que le mouvement de clarification qui requiert une prise de distance à l’endroit de la vie des prisonniers politiques algériens et de l’existence des algériens en France suppose une reprise des événements à un niveau supérieur, et c’est justement ce que vous avez réalisé. Vous déployez l’art de rendre et demander raison non pas à un individu, à un historien ou à une nation mais à l’Histoire elle-même. On dit que la beauté est un fruit réel et vrai. Vous reprenez l’histoire en opérant perpétuellement cette distinction entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas en étant vous-même acteur de l’histoire.
M.Z. J’avais l’ambition de rejoindre le maquis en Algérie. Je ne faisais pas partie seulement de ceux qui cotisaient ou militaient politiquement. J’étais pour ma part engagé dans le groupe de choc. On peut évaluer ce groupe à 2000 personnes environ en 1958. C’est difficile de déterminer le nombre exact de ces militants spéciaux car le cloisonnement était absolu. Il est difficile d’avancer un chiffre. Disons que l’extrême majorité cotisait ou était des sympathisants, 60 000 ou 50000 personnes étaient engagées dans une action politique, et une petite proportion prenait part à la lutte armée. Entre 58 et 59, l’organisation spéciale (os) a commencé à avoir un front en France. Le sabotage des raffineries de Mourepiane le 24 août 1958, la cartoucherie de Vincennes… Ce fut surtout une période où le FLN avait décidé de porter la guerre sur le territoire français.
F.H. Vous êtes arrêté en 1957. Comment avez-vous vécu la prison ?
M.Z. A l’extérieur de la prison où nous devrions être libres, nous subissions l’agression, le racisme des gens ou des policiers. Quand vous marchiez dans la rue, on vous donnait un coup de crosse sans raison particulière. Nous ne déposions pas plainte parce que nous savions qu’on nous rirait au nez. Ces faits existaient réellement et on n’avait aucun moyen d’action pour les contrer. Si vous appeliez la police pour dénoncer ces actes racistes, on se moquait de vous. Je ne sais combien de fois on nous a refusé de nous servir dans les lieux publics. C’était monnaie courante… un indigène des colonies ! On pouvait nous demander de sortir d’un lieu public et il n’y avait aucune loi pour se défendre contre le racisme. La police nous embarquait dans le panier à salade, en sachant pertinemment que le lendemain, nous pouvions perdre notre travail. Nous devions rentrer à pieds et faire plusieurs kilomètres pour rentrer. Nous ne disions rien parce que nous avions aussi à préserver nos activités politiques pour continuer la lutte patriotique pour l’indépendance de l’Algérie.
Curieusement, nous nous sentions plus libres d’esprit en prison qu’à l’extérieur de la prison. C’est en prison que s’est posé la question démocratique. Durant notre première grève de la faim, Michel Debré alors premier ministre en 1959, nous a coupé l’eau pour briser le mouvement de grève de la faim. L’affaire est arrivée aux Nations-Unis. Lors de notre seconde grève de la faim en juillet 1959, les accords n’ont pas été respectés. La troisième grève de la faim eut lieu du 1er novembre au 21 novembre 1961. La Croix-Rouge est venue. Les séquelles de ces grèves furent graves sur le plan de la santé. Des milliers de prisonniers ont souffert durement.
Nos premières luttes étaient de nous différencier des autres prisonniers. La grève de la faim a été décisive pour obtenir notre statut de prisonnier politique.
F.H. Qu’est-ce qui a suscité cet engagement ? Ces longues grèves présupposaient une volonté puissante et déterminée !
M.Z. Le système de droit commun ne pouvait plus durer. Un véritable problème de différenciation s’imposait de fait à nous. Deux grèves se sont succédé dans un temps extrêmement proche, durant lesquelles les chefs historiques se trouvaient à l’infirmerie en juin et juillet 1959.
Un groupe d’étudiants désirait se distinguer de la masse des militants FLN, estimant que parce qu’ils étaient étudiants, ils devaient être privilégiés. Et leur demande est arrivée jusqu’à Tunis au GPRA. Les chefs historiques eux-mêmes ont longuement hésité avant de se prononcer pour un régime politique accordé à l’ensemble des prisonniers. Dans la rue, La police les traitait de la même manière que la masse des travailleurs algériens. Il n’y avait aucune différence entre ces étudiants issus de la bourgeoisie algérienne et la masse prolétarienne algérienne. En prison, les écarts et les différences sociales entre algériens se manifestaient. En prison, les étudiants avaient déjà une vision du pouvoir et une ambition, ils discutaient des places à prendre. Certains se voyaient déjà ministres. La Tunisie avait institué des gouverneurs, et eux se voyaient déjà comme gouverneurs. En ce qui nous concerne, notre seule ambition était l’Idéal sacré de l’indépendance. Parce que nous étions libres dans nos têtes, nous luttions en prison pour nos idées de liberté et de dignité humaine. La base des militants à plus de 90%, n’était pas dans des considérations de pouvoir.
La plus grande réussite était l’alphabétisation. Nous avons formé plusieurs groupes très fréquentés. Certains responsables ont prétendu l’existence d’une formation politique. Ils ont maladroitement confondu alphabétisation et formation politique.
F.H. Pourquoi y-a-t-il eu absence de formation politique ?
M.Z. Les désaccords sur le futur régime politique de l’Algérie indépendante étaient trop grands entre les chefs historiques. Le gouvernement provisoire à Tunis n’était pas uni. Sans unité politique, aucune perspective politique n’est possible. Capitalisme ! Communisme ! Quelle tendance devions-nous approcher ? Toutes ces questions n’ont pas été abordées. On peut leur rendre hommage sur le rôle qu’ils ont joué durant la guerre, mais au-delà, chacun d’eux préparait ses propres groupes en fonction de leurs moyens pour exercer le pouvoir. La suite postindépendance l’a démontrée amplement.
C’est en rencontrant des militants communistes ou des militants du MTLD que nous nous sommes formés politiquement. Les militants du PPA et du MTLD avaient non seulement une conscience politique aiguisée mais aussi une maturité politique consistante. Selon nos affinités, durant nos promenades, nous nous formions auprès de ces militants. Spontanément et sous un mode hasardeux, nous échangions nos idées dans une grande discrétion. Mais la transmission orale n’a rien de commun avec la formation politique. La faiblesse de la révolution algérienne réside dans l’absence de vision politique. Quelle option politique pour l’avenir de l’Algérie ? Un questionnement était nécessaire. Ce vide et les désaccords entre les membres du GPRA (gouvernement provisoire de la république algérienne) ont produit comme effets l’absence de formation politique. Puis l’Algérie a connu des crises successives d’une extrême gravité après l’indépendance.
Je souhaite remercier Zeggagh Mohand pour le temps qu’il m’a accordé et ces précieuses informations afin de réaliser cet entretien.
Fadéla Hebbadj