Hédi Bouraoui au miroir de son œuvre : un intellectuel engagé
Forgé par Hédi Bouraoui, le concept « binarité infernale » découvert suite à la lecture de son essai, Transpoétique. Éloge du Nomadisme[1], m'a immédiatement intéressé tant il entrait en résonance avec mes recherches sur les origines du déclin de la Civilisation arabo-musulmane. En outre, l’ouvrage de Abderrahman Beggar, L'Épreuve de la Béance : l'Écriture nomade chez Hédi Bouraoui[2] fait apparaître remarquablement l’intérêt de l'œuvre romanesque et poétique de cet auteur. D'autres lectures m'ont permis de mieux mesurer la richesse[3] des idées novatrices livrées à la réflexion par Hédi Bouraoui, intellectuel tunisien, maghrébin et canadien, avec lequel je poursuis des échanges réguliers depuis une dizaine d'années. Une grande complicité intellectuelle nous lie parce que nous partageons les mêmes valeurs humanistes[4] et le même diagnostic sur les causes du mal-être et de mal-vie de l'écrasante majorité de nos concitoyens maghrébins en particulier. En qualité de citoyens libres de pays du Maghreb, nous croyons aussi que défendre dans nos écrits et dans nos paroles publiques et privées ces valeurs, les principes de la laïcité et de la démocratie politique est un devoir civique de première importance.
Sachant que l’Université laurentienne Sudbury (Ontario) avait décerné à Hédi Bouraoui un Doctorat Honoris Causa, en 2003 pour « son œuvre de création et de critique littéraire de renommée nationale et internationale », je me suis beaucoup interrogé sur l'absence d'une reconnaissance similaire, ne serait-ce que par une seule université maghrébine. Nous verrons que son œuvre aurait mérité d'être distinguée à plus d'un titre, puisque s'y révèle, avec force, une sensibilité psycho-culturelle puisée d'abord de son vécu maghrébin. Avec ses mots-concepts, « nomaditude, transculturalité, transculturalisme, binarité infernale, créaculture, sfaxitude... », H. Bouraoui exprime cette sensibilité, de façon significative. Et tous ces mots-concepts développent des idées valorisant des principes d'humanisme universel et une éthique politique démocratique, selon les acceptions exprimées en particulier par Edward Said[5] et par Armatya Sen[6].
C'est principalement à travers une analyse politique que je dirai en quoi l'écriture de Hédi Bouraoui est celle d'un intellectuel engagé. Le sens « d'engagement » retenu ici est celui traduit dans des écrits et par des actes publics courageux de penseurs, tels : Émile Zola, Nietzsche, Theodor W. Adorno, Julien Benda, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Michel Foucault, Pierre Vidal-Naquet, Pierre Bourdieu, Aimé Césaire, Édouard Glissant. Germaine Tillion exprime en une phrase ce que doit être une attitude intellectuelle engagée : « Car notre patrie ne nous est chère qu'à la condition de ne pas lui sacrifier la vérité »[7], phrase à laquelle adhéreraient sans doute les intellectuels cités[8] et bien d'autres encore.
Dans ce même ordre d'idées, le penseur américain, Noam Chomsky considère que l'intellectuel engagé, ce que lui-même a pratiqué dans sa vie publique, est celui qui met son savoir au service des militants luttant pour un monde plus juste, en proposant ce que Jean de Bricmont appelle des « outils d'auto-défense intellectuelle contre les discours dominants »[9].
Une des leçons que j'aimerais tirer de ces pratiques d'engagement intellectuel et politique, pour l'espace public maghrébin notamment, est qu'il faut prioritairement bannir toute haine de soi si l'on veut mener des actions efficaces d'éducation à la citoyenneté et au respect de l'altérité culturelle. Très concrètement, cela veut dire qu’il convient en priorité de récuser radicalement le réductionnisme idéologique panarabe et panislamique qui, depuis des siècles, a perverti et étouffé l’expression de l’identité culturelle spécifique du Maghreb, celle-ci étant non réductible à la seule langue arabe littéraire ni au seul islam dogmatique. Cette éducation exige aussi de développer très tôt une conscience capable de percevoir les cultures comme s'enrichissant mutuellement, sans omettre de contextualiser les évolutions historiques socio-culturelles, économiques et politiques. Cette précaution est même une des conditions majeures à prendre en compte pour faire émerger une conscience civique ne donnant pas prise à des raisonnements anachroniques ou essentialistes. Une pareille démarche d’éducation civique se lit amplement dans l'œuvre de Hédi Bouraoui. Il suffit de parcourir l'introduction de l'essai mentionné en ouverture de cette étude pour s'en convaincre.
Définitions de mots-concepts bouraouïen
Ayant posé l'orientation générale de mon étude, mes premières réflexions s’appuieront sur des citations dans lesquelles la philosophie de mots-concepts[10] est explicitée par Hédi Bouraoui ; parmi bien d'autres possibles, j'en ai sélectionné quatre, outre le concept de « créaculture » dont la portée d’interpellation a été mise en lumière par Abderrahman Beggar (voir note 2). Dans les deux premières citations l’auteur précise :
« On a parlé d'une écriture du désert, expression à laquelle j'ai préféré écriture interstitielle. Ceci pour ne pas écrire dans l'hégémonie d'une culture ou la binarité infernale de deux cultures... (p. 12) ». Il poursuit en explicitant ce qu'il entend par nomaditude :
« La nomaditude déconstruit donc la binarité infernale du centre versus la périphérie, le majoritaire versus le minoritaire, l'omnipuissant versus le marginal, le monde extérieur versus le monde intérieur... (pp. 12-13) ».
Les deux autres citations portent sur la définition des mots-concepts transculturalisme et transculturalité :
« Le transculturalisme est d'abord, et avant tout, une profonde connaissance de soi et de sa culture originelle afin de la trans/cender d'une part, et de la trans/vaser d'autre part, donc de la trans/mettre à l'altérité. Ainsi se créent des ponts de compréhension, d'appréciation, de tolérance, de paix entre le moi et les autres...[11] ».
« La transculturalité se définit comme le phénomène du passage d'une culture à l'autre. C'est la passerelle esthétique et culturelle qui facilite la communication d'une culture à l'autre[12] ».
Ces quatre mots-concepts bouraouïens ont une densité littéraire et socio-politique incitant à des recherches multidisciplinaires. Ils constituent une sorte de boîte à outils offrant des clés pour mieux imaginer les actions à entreprendre en vue de contribuer à résoudre les problèmes complexes auxquels ces mots-concepts renvoient. Pour en mesurer leur richesse éducative, le recours à une analyse dialectique s'impose. La dialectique à laquelle je pense est celle que Georges Gurvitch définit en ces termes :
« Le domaine de la dialectique est à la fois le mouvement de la totalisation et de dé-totalisation des réalités humaines, surtout de la réalité sociale prise dans toutes ses manifestations, dimensions, œuvres et expressions. En tout mouvement réel, la dialectique est la voie prise par les totalités humaines en train de se faire et de se défaire, dans l'engendrement réciproque de leurs ensembles et de leurs parties, de leurs actes et de leurs œuvres, ainsi que dans la lutte que ces totalités mènent contre les obstacles internes et externes qu'elles rencontrent sur leur chemin... »[13].
Reconnaître à tout concept son intérêt productif de sens et d'action ou « opératoires » (voir note 10) commande qu'il soit toujours conjugué avec le souci de démontrer son efficacité de dé-construction et de transformation culturelle, sociale et politique. À l'aune de ce souci, on appréciera alors son utilité pour faire émerger l'imagination créatrice au service du bien commun et de l'humanité souffrante. L'œuvre de Hédi Bouraoui s'inscrit dans cette philosophie de pensée et d'action.
Mon analyse de l'écriture bouraouïenne est donc entreprise sous un éclairage politique[14], comme je l'ai déjà annoncé. Sous cet angle, une des caractéristiques de celle-ci, fondamentale, apparaît dès une première lecture des définitions que je viens de rappeler. Par ces définitions, cet auteur donne à percevoir clairement les enjeux consubstantiels aux mots-concepts qu'il crée. À travers ces outils littéraires, il soulève, par exemple, un problème de haute importance que chaque nation se doit de résoudre. Il s'agit des rapports de domination endogène et exogène, englobant le particulier et l'universel, auxquels les lectrices et les lecteurs sont appelés à réfléchir. Autrement dit, les définitions de Hédi Bouraoui invitent à s'interroger sur ce qu'il en est, de façon précise, de ces rapports de domination et d'exploitation, à l'échelon de chaque pays tout en analysant, dans le même mouvement, leurs interactions avec les puissances extérieures. Dans cette dialectique, il est capital de bien diagnostiquer les facteurs culturels qui favorisent ces rapports de domination comme de bien repérer les éléments ayant concouru à l'évolution des mentalités, examinées essentiellement ici sous l’angle des progrès accomplis par la raison critique scientifique, depuis la première révolution industrielle en Europe.
Suggérer de limiter aux seuls XIXe et XXe siècles l'analyse de ces rapports de domination permet de dresser un cadre politique historique, culturel et social dans lequel le travail de « créaculture » de Hédi Bouraoui puise, à mes yeux, la profondeur de sens et sa « philosophie existentielle » (voir note 10).
Multiculturalisme et créativité
Au stade de cet exposé, il me faut maintement souligner une idée directrice qui s'inscrit dans la problématique centrale de cette étude. Si les concepts « transculturalisme », « transculturalité », « binarité infernale », déclinés sous diverses formes, ont éclos dans l'œuvre de Hédi Bouraoui, c'est que l'auteur avait déjà atteint une conscience aiguisée sur les superstitions et les mœurs socio-culturelles conservatrices formatant des mentalités ayant contribué à la dévitalisation des sociétés arabo-musulmane. Inévitablement, il a eu à s'interroger sur les causes d'une telle dévitalisation, c'est-à-dire sur l'état de « colonisabilité »[15] du monde berbéro-arabo-musulman en particulier, de sa colonisation et de son délitement d'hier et d'aujourd'hui. Il a donc beaucoup médité et écrit sur ces mentalités délétères, plus que jamais prégnantes au Maghreb ainsi qu'en pays musulmans en général, mais pas uniquement en ces territoires. Il a ainsi perçu et décrypté les méfaits d'habitus (Bourdieu)[16] culturels ethnocentrés et obtus observés au sein de formations politiques et intellectuelles dominantes en Europe et en Amérique du Nord. Cette double conscience m'apparaît être le fruit de sa triple culture : arabo-berbéro-musulmane, française et anglo-américaine. J'ajoute que l'assimilation de plusieurs cultures comme un des facteurs stimulant l'intelligence créatrice et l'émergence d'une force morale capable de rejeter tout enfermement communautaire[17] a été mise en lumière, notamment par Yirmiyahu Yovel[18] dans un magistral ouvrage : Spinoza et les autres hérétiques[19]. Il démontre que la culture marrane, qui fut celle de beaucoup de Juifs d'Espagne et du Portugal forcés à la conversion au catholicisme, était aussi celle de la famille Spinoza. Ainsi, ce n'est pas le fait du simple hasard si la philosophie de l'immanence, qui a façonné la pensée moderne européenne, est bien l'œuvre novatrice du marrane Baruch Spinoza, et dans laquelle une double culture est en effet apparente. Nous savons que cette œuvre le plaça de facto en rupture avec les canons de la Loi judaïque et avec les dogmes des deux autres religions monothéistes. Pour cette audace de libre arbitre critique, il est frappé d'un hèrem, anathème d'excommunication et de malédiction[20] décrété en 1656 par les représentants de la communauté juive d'Amsterdam. L'influence de la culture marrane sur la pensée de Spinoza, explicitée par Yirmiyahu Yovel est résumée, dans la préface à son ouvrage, comme suit :
« J'analyse cette expérience et repère certaines structures marranes caractéristiques qu'on retrouve chez Spinoza... ces structures comprennent : une disposition à se tourner vers la vie terrestre ; une identité religieuse scindée ; un scepticisme métaphysique ; la quête d'un salut d'un autre type par des méthodes qui vont à l'encontre de la doctrine officielle... En examinant de près le cas d'autres intellectuels marranes, tant dans la première phase du marranisme que chez les contemporains de Spinoza, je montre le caractère récurrent de ces structures et la façon dont elles s'expriment chez Spinoza, lorsqu'elles quittent le domaine de la transcendance religieuse pour celui de la raison de l'immanence... ».
Chez Hédi Bouraoui, mutatis mutandis, je vois dans son parcours intellectuel « d'émigressence[21] » des éléments multiculturels de même nature que ceux dans lesquels ont été élaborés la conscience libre et l'esprit analytique de Baruch Spinoza. Abderrahman Beggar, dans son essai mentionné en première page, a consacré une analyse fort éclairante sur la relation « “Béance” et “Nomaditude” » aux fins de montrer en quoi l'écriture bouraouïenne est porteuse d'interpellations libératrices. Il souligne notamment :
« Le poète bâtit des territoires où sa déraison (comme faculté de déconstruire la raison collective) trouve dans les mots le lieu privilégié pour fuir le renfermement, l'aliénation, le sens commun...[22] ».
L'analyse qui va suivre se limitera à ne décrire que ma perception du concept « binarité infernale » pour en illustrer son potentiel créatif appliqué à la valorisation du patrimoine littéraire et musical spécifique maghrébin. Il faut donc, d’abord, livrer ma compréhension de ce concept.
Richesse du concept « binarité infernale »
Faisons observer que Hédi Bouraoui est un des rares intellectuels de culture première arabo-berbéro-musulmane, sinon le seul Maghrébin à ma connaissance à avoir élaboré et développé une pensée multiculturelle et multiethnique pour déconstruire la « binarité infernale » ou binarité obsédante caractérisant d’abord la relation réductrice entre la France et ses ex-colonisés. Cette relation obsédante transparaît en effet souvent dans la littérature francophone[23], au détriment d'une plus large vision des problèmes étudiés. Autrement dit, la décolonisation des esprits, plus de cinquante ans après les indépendances des pays du Maghreb et d'Afrique, n'est pas encore suffisamment accomplie ; le mimétisme destructeur et l'usage de fausses valeurs imprègnent encore trop ce champ littéraire. Il en est de même du niveau d'aliénation à l'idéologie panarabe et panislamique qui est aussi celle de la majorité des élites bilingues arabe-français et a fortiori des arabophones monolingues.
Au regard de cette constatation, la dimension multiculturelle et multiethnique, centrale dans le concept « binarité infernale », invite ipso facto à penser le rejet de la haine de soi et de la haine de l'autre pour être en capacité, par exemple, de valoriser l'identité culturelle spécifique maghrébine, d'une part pour l'enraciner dans sa dimension nationale et d'autre part pour mieux en faire ressortir ses valeurs universelles[24]. Or les langues maternelles, l'arabe parlé et les langues berbères, sont les caractéristiques majeures de cette identité, celle-ci étant non réductible à la seule langue arabe littéraire ni au seul islam dogmatique (deux aspects cruciaux soulignés plus haut). Les autorités politiques maghrébines n'ont pas cessé d'ostraciser ces langues maternelles, alors que leur premier devoir était de les défendre et de les promouvoir. Mais, pour prévenir autant que faire se peut de futiles controverses, il me faut préciser que cette question identitaire et linguistique n'est en aucune manière l'expression d'un nationalisme culturel étriqué et réducteur ; en revanche, elle pose le problème de l'absence cruciale de démocratie au Maghreb dont découle le mépris de la différence culturelle. Ces deux facteurs sont clairement constitutifs de l'engendrement du sous-développement et du désenchantement des pays maghrébins, auxquels nous nous intéressons prioritairement ici.
Une bonne compréhension du concept « binarité infernale » permet de mettre en lumière les causes structurelles de ces comportements négateurs de l'identité nationale des pays du Maghreb. Plus loin, j'expliciterai davantage cette affirmation, tant elle est capitale pour penser une indépendance significative de ces pays et, par conséquent, pour enclencher un développement économique et social durable. Ce concept « binarité infernale » s'inscrit dans le droit fil de la problématique linguistique et identitaire que je viens de survoler et qu'il convient d'approfondir, grâce à une argumentation didactique[25]. Celle-ci visera à mettre en lumière des comportements mentaux et des intérêts privés, binôme qui va faciliter des instrumentalisations politiques aventurières, telles l'arabisation et l'islamisation obscurantistes de l'école maghrébine.
Ces comportements sont surtout ceux des dirigeants politiques, de leurs serviteurs issus des classes bourgeoises, de la petite bourgeoisie libérale et commerçante ainsi que des classes de propriétaires rentiers, de terres agricoles et autres biens immobiliers. Ces classes sociales, majoritairement conservatrices et réactionnaires, sont reliées par des intérêts économiques et de prestige qu’elles défendent férocement. Elles sont peu ou prou marquées de réflexes culturels pavloviens engendrant la haine de soi et la haine de l'autre ; ces réflexes sont le produit d’une longue déculturation dans laquelle les idéologies, panislamique et panarabe, ont joué un rôle funeste. En effet, parce que totalitaires, ces idéologies portent, dans leur essence, la négation des identités particulières et nationales. C'est ce formatage culturel, renforcé par la défense de nombreux privilèges illégitimes (matériels, culturels et politico-sociaux), qui entraîne ces classes dans des choix antipatriotiques, contraires par définition aux intérêts supérieurs de la Nation. Les conséquences de ces choix se manifestent dans la misère morale et matérielle qui frappe, depuis des siècles, l'écrasante majorité des populations du Maghreb notamment. Sous cet éclairage, on comprend mieux pourquoi ces classes adhèrent si spontanément et majoritairement à l'idée de recourir à l'arabe littéraire comme langue dominante au sein du système éducatif au Maghreb. L'arabisation idéologique de l'école algérienne, fallacieusement qualifiée de « fondamentale », va permettre d'illustrer la folie de cette politique « éducative ».
En Algérie, les gouvernants refusent encore, contre tout bon sens, de reconnaître l'enseignement de nos langues maternelles alors qu’elles doivent avoir prééminence sur toutes les autres langues, y compris sur l'arabe littéraire. Cette exigence correspond à un impératif pédagogique fondamental, scientifiquement démontré par les plus grands experts en psycho-linguistique. Car c'était et c'est toujours la seule façon de cultiver un amour créatif pour son identité culturelle prenant en compte sa profondeur historique et à préparer nos citoyennes et citoyens à une meilleure accumulation des savoirs modernes. Mais puisqu'il n'est pas possible ici d'examiner en détail ce sujet, on pourra lire les développements qui lui sont consacrés dans l'ouvrage de Fouad Laroui[26], le plus récent et sans doute le mieux argumenté pour démontrer la nécessité vitale d'adopter nos langues maternelles comme base d'enseignement et d'éducation du système scolaire maghrébin.
Ce choix s’impose comme une urgence absolue pour mettre fin à la gilossie[27] désastreuse qui caractérise l’ensemble du champ culturel et social du Maghreb. Il implique aussi d’engager, avec la même urgence, une réforme radicale pour un enseignement bilingue : langues arabes-berbères/français dont la finalité est l'acquisition d'une double culture solide. Ce bilinguisme est incontournable dans la mesure où la confrontation des langues permet souvent de dégager un sens plus complet de mots, puisque chaque langue interroge l'autre. Cette confrontation constitue dès lors un facteur d'enrichissement de sa propre culture et une source de consolidation des États-Nations du Maghreb[28]. Voilà pourquoi, vu les faiblesses culturelles structurelles qui pénalisent gravement les pays maghrébins, consubstantiellement liées au déclin de la civilisation arabo-musulmane - dont ils sont parties-prenantes comme ils le furent durant les trois siècles d’expansion et d’enracinement de la grande civilisation arabo-musulmane (fin du VIIe jusqu’au Xe s.) -, l’acquisition des savoirs “up to date” passe en effet par l'assimilation d'un haut niveau de culture bilingue. En refusant de s'engager dans cette voie du bilinguisme, les États maghrébins s'amputent de capacités intellectuelles et technologiques nécessaires pour résoudre les défis majeurs auxquels ils sont confrontés.
Ces observations nous permettent de revenir au concept « binarité infernale » pour en faire émerger d'autres leçons. Lorsque Hédi Bouraoui souligne : « ceci pour ne pas écrire dans l'hégémonie d'une culture ou la binarité infernale de deux cultures », il suggère de mobiliser l'intelligence pour déconstruire les tabous culturels et psychiques qui participent à la dévitalisation de nos sociétés. Un de ces tabous concerne les francophones algériens et la langue française objet d'une stigmatisation à double visée : délégitimer cette catégorie de citoyens et les idées de modernité véhiculées par la culture française, pour mieux perpétuer l'arabisation et l'islamisation idéologiques infernales de la société algérienne notamment, puisque celle-ci, d’entre tous les pays du maghreb est celle qui a connu la plus tragique régression culturelle.
Nous savons pourtant que, hors de la France hexagonale, les pays du Maghreb, qu’irrigue également la culture francophone, enrichissent la langue française du génie linguistique puisé dans leur vécu socio-culturel comme la culture spécifique de chacun de ces territoires est aussi enrichie. D'entre des centaines d'exemples que l'on pourrait citer, illustrons ce propos par deux mots forgés en Algérie : « arabaisé » et « coraniqué ». Ces mots sont souvent employés dans la phrase suivante :
« Ils [les gouvernants algériens] nous ont arabaisés et coraniqués ».
Ces mots expriment un réel social, culturel et politique caractérisant surtout l'Algérie mais aussi, mutatis mutandis, les autres pays du Maghreb ; leur densité sémantique, leur contenu de transgression, voire subversif, sont remarquables à plus d'un titre. Ils sont construits à partir de termes du vocabulaire français dont la combinaison est :
arabaisé = le mot “arabe” avec suppression de la lettre (e) + le mot ”baiser”
coraniqué = le mot “coran” avec la suppression de la lettre (n) du mot “niquer”
Signalons d'emblée que ces nouveaux mots français n'ont pas leur équivalent d'interpellation dénonciatrice, aussi bien dans les parlers arabes du Maghreb que dans la langue arabe littéraire.
Ainsi le mot arabaisé dévoile une réaction de révolte contre la violence de l'arabisation-islamisation obscurantiste imposée au peuple algérien alors que le mot coraniqué, transportant la même violence, dénonce davantage la propagande islamique dépersonnalisante inculquée ad nauseam aux enfants d'Algérie durant les dix premières années de scolarisation (cycle de l’école dite “fondamentale”).
Porteurs donc de connotations critiques et d'un humour décapant, tous les citadins algériens comprennent les significations de ces mots et adhèrent aux sens qu'ils véhiculent. Ils expriment en effet crûment une grande colère refoulée au regard de l'état « sinistré » de l'école algérienne, terme utilisé par Mohamed Boudiaf pour qualifier la désastreuse politique d'arabisation au rabais du système éducatif algérien. Rappelons que ce leader historique de la lutte de libération nationale a été assassiné le 29 juin 1992, dans ses fonctions de Président de la République. Il n'est point excessif d'affirmer que Mohamed Boudiaf est la victime la plus emblématique de l'extrême violence ayant endeuillé le peuple algérien, violence qui fut aussi alimentée par l'arabisation et l'islamisation sectaires qui ont profondément dévitalisé la société algérienne.
Je crois que cette analyse s'inscrit dans « la philosophie existentielle » du concept binarité infernale développé dans l'œuvre de Hédi Bouraoui, sous de nombreuses facettes. À mon sens, il constitue un rappel constant des dangers mortels pour toute civilisation qui s'enferme dans une culture binaire, et plus assurément dévastatrice lorsqu’elle est de surcroît ethnocentrique. Ce concept incite donc à la réflexion critique créatrice, que j'ai tentée de pratiquer ici dans le but de déconstruire le choix de la seule langue arabe littéraire, en lui déniant son monopole dans l'éducation des enfants du Maghreb. Il porte également la défense des valeurs de la laïcité, du bilinguisme et d'une identité citoyenne qui rejette la moindre amputation de toute richesse culturelle. On retrouve ainsi dans son récent roman : Le Paris Berbère, une féconde illustration du « Je » de l’auteur qu’il prête à ses personnages, et dans lequel la problématique de « binarité infernale » est bien présente dans ce roman. Ce « Je » Bouraouïen, constitue en effet une interpellation existentielle de forte intensité.
Cette problématique libère donc une réflexion créatrice en incitant par exemple à une comparaison avec le « Je » cartésien ; car le « Je » bouraouïen exprime surtout la quête d’un idéal humaniste dans lequel son « Je » est « Nôtre », c’est-à-dire qu’il ne réfère ni à une prétention prométhéenne individuelle, ni à la cellule familiale, ni à la tribu, ni à la umma musulmane, ni à l’Etat-Nation moderne. Il exprime plutôt une charge de culture et de civilisation où les substrats culturels particuliers se fécondent mutuellement, dans un mouvement constant d’interrogations et d’actions,, qu'inspire un humanisme plaçant le respect de l’Autre, dans l’équité sociale et la non-violence, au sommet des valeurs à partager. En cela, par delà la dimension romanesque, ce « Je » bouraouïen relève à la fois d’une pensée philosophique, sociologique et politique mise au service du bien commun. Autrement dit, face au désenchantement du monde entraîné par la faillite des grandes idéologies religieuses et profanes[29] et face à une modernité techniciste détruisant les liens d’espérance et des solidarités anciennes, le « Je » bouraouïen invite à muscler davantage les réponses à la question essentielle du comment défricher une voie nouvelle favorisant l'émergence d'un ordre social et économique plus juste, et donc plus harmonieux pour un « mieux vivre ensemble ».
Ce « Je » bouraouïen contient donc une puissance conceptuelle qui ouvre à une plus grande liberté d’expression et d’agir, puisque le « Je » individuel[30] prend toute sa plénitude dans un « Nôtre » collectif en devenir. Il conjoint également, par une dialectique exposée par Georg Simmel[31], la relation, mémoire et histoire, dans laquelle les thématiques linguistiques et d’identité culturelle, chez Hédi Bouraoui, tiennent une place de premier ordre[32]. Par conséquent, tous ces sujets soulèvent la question cruciale de « l’identité », dans la mesure même où elle est au cœur de nombreux problèmes sociaux et politiques qui continuent à cristalliser le rejet de l’altérité ou, pour le moins, le renforcement de réflexes d’enfermement culturel ethnocentrique. Une autre illustration de la pédagogie bouraouïenne valorisant toutes les richesses culturelles du monde, sans aucune haine de soi, s’exprime notamment dans un de ses poèmes emblématiques, reproduit en annexe.
Rachid Aous,
Éditeur à Paris et Chercheur en ethnomusicologie maghrébine
Paris, le 07 avril 2013.
Le « Non » À voiles toutes[33]
Non, je ne tiens pas à saborder Non, je ne veux pas balancer
Le Nif de mes ancêtres Ma langue française
Même dans l'art de tourner de l'œil Par-dessus bord de son navire croulant
Non, je ne peux pas virer de bord Non, je ne tiens pas à bourqua-vêtir
De ma Canaduitude chérie Ma foi en laïcité ardue
Même pour le prix d'un poisson d'or Juste pour plaire aux Bondieusards têtus !
Non, je ne veux pas tourner la veste Non, je ne peux pas larguer
Aux vérités célestes Les sédiments de mes parcours
De tout mortel au bord de la mort Dans un monde éclaté sans contour !
Non, je ne tiens pas à fourvoyer Non, je ne veux pas brader
Mon identité millefeuille L'apport de mes tableaux de bord
Dans la tanière d'un seul label Même pour les diamants de la reine d'Angleterre !
Non, je veux pas vendre mon âme Non, je ne lézarderai jamais
Au Diable Vauvert Mes « Non » en toutes leurs couleurs
Même pour un continent de Camembert Puisqu'ils me corrigent quelques travers !
Je laisserai voguer mes « Non » Et si jamais ils en doutent
À voiles toutes Je les prendrai à bras le corps
Pour me frayer les routes de la candeur Pour étouffer torts et déroutes !
[1] Publié chez : Mémoire d’Encrier, Montréal, Québec, 2005.
[2] Publié aux Presses Universitaires du Nouveau Monde, Canada, 2009.
[3] En particulier, sa trilogie romanesque : Cap Nord ; Les Aléas d'une Odyssée ; Méditerranée à voiles toutes, publiés aux Éditions du Vermillon, Ottawa, Canada ; Retour à Thyna, éd. l'Or du Temps, Tunis, 1996 ; Illuminations Autistes. éd. Pensées-Éclairs, Sfax/Tunisie, 2003 ; Roses des Sables, éd. Vermillon, Ottawa/Canada, 1998 et Poésies, éd. Sfax/Tunisie, 1993.
[4] L'on sait combien l'expression « valeurs universelles » est galvaudée et instrumentalisée à des fins tendancieuses. C'est pourquoi, le contenu et la portée pratique de cette expression sont explicités dans mon essai : Aux origines du déclin de la Civilisation arabo-musulmane ou les sources du sous-développement en Terres d'Islam, cf. notamment pp. 206-207, alinéa : Qu'est-ce qu'une valeur universelle ?, Éd. Les Patriarches – Dâr al-'Uns, Paris, décembre 2009.
[5] Edward Said, intellectuel engagé Palestinien-Américain, souligne : « Ce qui m'importe, c'est l'humanisme en tant que praxis utile aux intellectuels et aux universitaires qui veulent comprendre ce qu'ils font, à quoi rime leur engagement en tant que chercheur, et qui veulent également relier ces principes au monde dans lequel ils vivent comme citoyen », cf, Humanisme et démocratie, Fayard, Paris, 2004, p. 24.
[6] Cf. La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n'est pas une invention de l'Occident, Payot & Rivages Poche, Paris 2006. Armatya Sen, né au Bengale (Inde) en 1933, a reçu le Prix Nobel d'économie en 1998.
[7] Cf. À la recherche du vrai et du juste. À propos rompus avec le siècle, Le Seuil, Paris, 2001.
[8] La plupart des penseurs cités sont des intellectuels européens décédés. Seules les œuvres publiées en français courant des XIXe et XXe siècles ont été privilégiées. Ce choix est justifié par le fait que je ne maîtrise que deux langues : le français et l'arabe, et par l'argument exposé aux deux derniers paragraphes de l'alinéa « Définitions de mots-concepts bouraouïens ». S'agissant des intellectuels critiques musulmans écrivant en langue arabe ou en français aux XIXe et XXe siècles, je n’ai pas mentionné des penseurs, par ailleurs respectables, tels Djamal Eddine al-Afghanî, Mohammad Abdou, Taha Hussein, etc, car leurs écrits ne répondent pas aux critères retenus pour définir ma conception de « l'intellectuel engagé ». En effet, la pensée d'une rupture radicale avec les ordres politiques de domination endogène et, surtout, avec les fondamentaux de l'islam régentant les sociétés musulmanes n'est point lisible didactiquement. Il apparaît évident à tout esprit rigoureusement éclairé que ce qui est exprimé dans ces écrits ne contiennent pas des idées et analyses capables d'aider à forger une conscience critique créatrice en Terres d'Islam. Autrement dit, la production littéraire en langue arabe, pour l'essentiel, ne favorise pas une accumulation de savoirs ouvrant à des diagnostics fiables sur les maux structurels qui frappent les sociétés musulmanes depuis près d'un millénaire. Cette affirmation ne peut être approfondie dans cette étude pour en démontrer sa pertinence.
[9] Cf. Jean de Bricmont, The responsability of the intellectual, (en) James McGilvray (dir), The Cambridge Companion to Chomsky, Cambridge University, 2005, pp. 282-283 et, pour d'autres lectures sur la portée de l'engagement intellectuel, cf. La doctrine des bonnes intentions, L. Arthème, Fayard, 10/18, Paris, 2006.
[10] Sur ses mots-concepts, H. Bouraoui souligne : « Ce ne sont pas des néologismes fabriqués en toute hâte, mais plutôt des concepts opératoires présupposant une philosophie existentielle, une vision de vie, dans la plus grande liberté de passage d'une culture à l'autre, d'une identité à l'autre... Cet élan vital sans frontières s'inscrit dans la logique de compréhension et de tolérance d'autrui, et de la différence », cf. Transpoétique. Éloge du nomadisme,op; cit, p. 10.
[11] Cf. Ibidem, note 1, p. 10.
[12] Cf. Ibidem, note 2, p. 11.
[13] Cf. Georges Gurvitch, Dialectique et Sociologie, pp. 233 et ss., Champs Flammarion, Paris, 1962.
[14] Face à l'extrême complexité de tout phénomène lié aux sociétés humaines, si diverses dans le substrat culturel de chacune comme dans leur histoire particulière, l'expression « éclairage politique » repose sur l'idée centrale selon laquelle chaque problème sociétal, culturel et économique est à diagnostiquer par le biais d'une dialectique privilégiant l'analyse des modes d'organisation et de gouvernance politiques de chaque nation. Cette dialectique inclut un rigoureux procédé de comparatisme historique.
[15] Le concept « colonisabilité » a été forgé par Malek Bennabi, intellectuel algérien réformiste, cf. Vocation de l'Islam, Le Seuil, Paris 1954, p. 31.
[16] Cf. Méditations pascaliennes, Seuil, Paris, 1997, pp. 165-169.
[17] Cette capacité est ainsi résumée par Théodor Adorno : « La plus vraie et la meilleure part d'un peuple est sans doute ce qui ne se laisse pas intégrer au sujet collectif, et si possible lui résister ».
[18] Yirmiyahu Yovel : Professeur de philosophie à l'université hébraïque de Jérusalem, fondateur et président de l'Institut international Spinoza.
[19] Cf. Version française publiée au Seuil, Paris, octobre 1991. Titre original en anglais : Spinoza and other Heretics. I. The Marrane of Reason. II. The Adventures of Immanence, Éditeur original : Princeton University Press (en anglais).
[20] Cette sentence d'excommunication était ainsi rédigée : « Par décret des Anges, par les mots des Saints, nous bannissons, écartons, maudissons et déclarons anathème Baruch de Spinoza avec les malédictions écrites dans la Loi. Maudit soit-il le jour et maudit soit-il la nuit, maudit soit-il à son coucher et maudit soit-il à son lever, maudit soit-il en sortant et maudit soit-il en entrant », citée en 4e de couverture, op. cit.
[21] Cf. Hédi Bouraoui, Emigressence, Ed. Vermillon, Ottawa, 1992.
[22] Cf. L'Épreuve de la Béance, op. cit., pp. 80-81.
[23] Pionnier dans la promotion des auteurs africains et antillais d’expression française et amis des plus prestigieux auteur(e)s de littérature maghrébine francophone, notamment d’Albert Memmi, père fondateur de cette littérature francophone tunisienne, comme l'a été Kateb Yacine pour l’Algérie et Driss Chraïbi pour le Maroc, Hédi Bouraoui a introduit en Amérique du Nord la littérature maghrébine francophone et ses auteurs, dès les premières années de son enseignement et en qualité de Directeur du Département d'Études Françaises.
[24] Les Chapitres VI, VII et VIII de mon essai, Aux origines du déclin de la Civilisation arabo-musulmane..., op. cit., sont consacrés à décrire les actes à poser pour entreprendre une réelle valorisation du patrimoine littéraire et musical spécifique du Maghreb.
[25] Dans une fameuse boutade, Archimède prétendait soulever la Terre pourvu qu'on lui fournisse un point d'appui : la citation précise est : « Donnez-moi un point d'appui et je soulèverai la Terre », cf. L'histoire des Sciences, de l'Antiquité à nos jours, éd. Tallandier, Paris 2004, p. 114. Le concept bouraouïen « binarité infernale » est un des points d'appui à partir duquel il est possible de bâtir un diagnostic fiable sans lequel les problèmes sociétaux soumis à l'examen n'ont aucune chance d'être résolus. Le bon diagnostic est donc le premier élément d'analyse à ancrer dans les esprits si l'on veut se donner des capacités durables d'accumuler un savoir libérant l'imagination créatrice.
[26] Cf., Le drame linguistique marocain, éd. Zellige, Léchelle -France, 2011. Sur la négation de la spécificité linguistique maghrébine par les idéologues sectaires panarabes et panislamistes, signalons aussi deux autres essais : 1- celui de Abou Elimam, Le maghribi langue trois fois millénaire. Explorations en linguistique maghrébine, éd. ANEP, Rouiba (Algérie), 1997 ; un des points forts de sa thèse est l'exploration de la langue punique comme un élément du système linguistique constitutif des langues arabes parlées au Maghreb. 2- celui de Abdellah Bounfour, Le Nœud de la langue. Langue, littérature et société au Maghreb, Institut National des Langues et Civilisations Orientales, Paris, Centre de Recherche Berbère, Edisud, Aix-en-Provance, 1994.
[27] En sociolinguistique, la diglossie désigne l'état dans lequel se trouvent deux langues coexistant sur un territoire donné et ayant, pour des motifs historiques, culturels et politiques, des statuts et des fonctions sociales distinctes : l'une étant présentée comme supérieure et l'autre inférieure. En langue arabe, le mot « diglossie » - qui n'existe pas dans les dictionnaires arabes de référence – peut être rendu par : infisam al-lughati fî al-mujtam‘i al-madaniyyi wa-s-siyâsiyyi (Conflit linguistique dans la société civile et le politique) par analogie à l'expression aujourd'hui couramment usitée désignant la schizophrénie et s'énonçant comme suit : infisam achchakhsiya (le dédoublement de la personnalité).
[28] Cf. Les Grands Maîtres algériens du Cha‘bi et du Hawzi, éd. El-Ouns - Les Patriarches, Paris, 1996, œuvre collective sous la direction de Rachid Aous ; Nadir Marouf – Souheil Dib : Anthologie du chant Hawzi et ‘Arûbi, éd. El-Ouns - Les Patriarches, Paris, 2003.
[29] En pays où la culture arabo-musulmane est dominante, les pouvoirs établis, religieux comme ceux d'apparence profane, puisque tous subissent et instrumentalisent l'influence aliénante de la dogmatique religieuse obscurantiste profondément intériorisée dans les consciences, ont échoué à améliorer les conditions de vie de la majorité des citoyen-nes. Ces classes dirigeantes, élues et non élues, liées aux forces nationales et internationales de l’argent prédateur, ont systématiquement opté pour des valeurs conservatrices et réactionnaires de la religion, renforcées et imposées politiquement à leurs concitoyen-nes. Leur échec est désormais patent depuis des siècles, y compris pour la période postérieure aux indépendances. Leur gestion sociétale désastreuse signe leur incapacité à ré-enchanter l’avenir et, pour citer Albert Einstein, concluons avec lui par cette phrase d'une vérité criante : Comment voulez-vous résoudre un problème en utilisant les moyens qui l'ont engendré.
[30] Par exemple dans « Retour à Thyna », le personnage flamboyant de ce roman de Bouraoui est Zitouna, jeune fille violée, se forgeant une conscience battante pour que son « Je » se mue en un « Nous » à partir duquel doit émerger un avenir plus égalitaire et donc plus heureux, à bâtir sur les ruines d’un ordre moral et social inégalitaire, passéiste et machiste.
[31] Cf., Les problèmes de la philosophie de l'histoire. Une étude d'épistémologie1, PUF, Paris, 1984. Dans cet essai, Georg Simmel souligne : « Les processus observables, qu'ils soient politiques ou sociaux, économiques ou religieux, juridiques ou techniques, ne nous paraissent intéressants et compréhensibles que parce qu'ils sont les effets et les causes de processus psychiques ». Autrement dit, cette analyse pose la question du « Comment reconstituer de façon valide, scientifiquement contrôlable des états de conscience, des contenus de conscience par définition inobservables et pourtant indispensables à l'explication de l'observable », Ces deux citations sont de Raymond Bourdon, auteur d’une dense introduction à l'essai de Georg Simmel, ibidem, cf. p. 10. Cela donne à mieux comprendre combien il faut se méfier des analyses théologiques de l'histoire et combien le regard sur l’Histoire et la Mémoire exige toujours le scalpel de la raison critique fondée sur de sérieuses connaissances historiques et scientifiques, car toute mémoire est forcément parcellaire et, en conséquence, peu fidèle aux réalités complexes qui l’ont construite.
[32] Cf. Abderrahman Beggar consacre les pages 149 à 165 de son essai, Éthique et ruptures bouraouïennes, Université York, Toronto, 2012, à analyser en quoi les questions linguistiques et identitaires sont centrales dans l’œuvre de Hédi Bouraoui.
[33] Publié in Arts le Sabord N° 85, p. 30.