Cinquante ans après, Giovan se souvient
On avait rejoué la messe d’enterrement : je faisais le cadavre, allongé par terre, bouche ouverte, il était le curé, debout sur une caisse. On avait fabriqué une croix sommaire et il baragouinait des formules obscures.
Cinquante ans plus tard, Giovan se souvient de la messe de son ami Paul devant le fossé. A l’école primaire, Giovan occupait le rang de cancre, le rôle de rameur galérien. Il appartenait à la tribu des petits cas cinquante, à la catégorie des cartons noirâtres, prix de déshonneurs assignés aux fils d’immigrés, qu’il partageait avec Hocine, son compère en hésitation.
Giovan narre une violente amitié avec l’un de ses meilleurs adversaires en certitude.
Paul « ne me jette pas un coup d’œil, il va tête basse, lasse, il se dandine, se pousse avec gêne entre les rangs compacts... »
Paul a honte que son ami fasse partie de la masse des martyrs scolaires.
Oui, c’est ça : peiné de moi. De mes fautes, de mes silences, de ce que je ne sais pas. T’aurais voulu que je sois fort en tout, en animalerie, bêtes sauvages. C’est drôle : leurs noms me reviennent tous seuls, maintenant que ça sert à rien ! Un défilé : sangliers, laies, biches, cerfs, faons, lièvres…
Giovan se souvient de sa maîtresse qui flûte les mots précieux. Il se souvient de l’étable scolaire et des fantasmes de Paul de voir la déesse aux mots flûté, nue. Paul a gardé l’attrait des poutres et des pierres du dernier siècle. Cinq années à St-Cloud, normalien, il vénère les maîtres disparus.
Morteparole fait le bilan de deux existences liées par une singulière amitié de cinquante ans. Celle d’une carrière passée dans des amphi-théâtres toussoteux, dans une chaire en bois usé, d’une soupe à soumission entrée dans le grand labyrinthe à hiérarchiser en rabotant et broyant du latin, convertie aux cendres du verbe, et celle d’une carrière de faucheur de puissants. Morteparole traite de l’aliénation et de deux trajectoires qui ne cheminent pas dans le même univers social, pourtant, quelque chose lie ces voies. Au-delà de leur vocation, ces hommes sont liés par une étrange raison. Giovan, voleur et vagabond, croit à la révolution, au balbutiement d’un autre verbe que celui de cette vieille école qui enseigne les langues mortes. Paul croit, en revanche, aux grands maîtres et au style des antiques penseurs. Et Giovan se moque de la trajectoire de son ami :
Partout il était le premier, partout il tenait le crachoir.
(…) le fessier écrasé au mauvais bois, à la planche aussi grossière que celles qu’on clouera au dernier jour pour le dernier sommeil, toujours voûté ou rompu là-dessus, même à l’estrade, même perché sur son siège cathédral, toujours riveté à sa poutre, tenu par des fers invisibles
Pour lui, dieu et la révolution sont décédés. Il idéalise encore moins les œuvres littéraires. Antifasciste comme son père, un rouge des Pouilles qui a combattu aux Abruzzes, Giovan est fier d’être le fils d’un prolétaire italien et sa vision est loin d’être irréaliste :
Matho dans Salambô est esclave comme le père disait qu’il était, lui, ainsi que tous les ouvriers, les prolétaires, ses frères. En plus, c’était un étranger et un révolté : nous autres, en sommes, les immigrés rouges italiens. D’ailleurs Salambô est un fille d’un puissant, d’un patron d’aujourd’hui, et elle danse nue devant un gueux, un pauvre, la preuve que la lutte des classes, ça exige qu’on vole des baisers aux filles riches, qu’on les séduise à mort, les pucelles, surtout, qu’on leur donne la fièvre de nous, la secousse, le grand cri, qu’elles en deviennent dingues, dansent Salambô, qu’elles nous oublient jamais, ensuite, quand elles marieront des types de leur caste, des richards proprets, de la semence fine à cinq, six héritiers. Pour ça sans doute que j’ai toujours désiré au-dessus de ma condition : des filles d’en haut, tout en haut, ou déjà promises, vendues, mariées, des reines réputées impossible à ravir.
Mais malgré son désaccord sur la trajectoire choisie par Paul, Giovan est toujours là quand son ami l’appelle. Il est là pour lui rappeler la Commune, Vallès, et le combat contre les injustices. Paul a besoin d’appeler cette ancienne honte d’école, sans doute parce que Giovan est l’ami que Paul a abandonné au combat. Sans doute aussi parce que Paul a besoin de se souvenir.
Paul devenu maître curé laïc, professant des messes républicaines dans les hauteurs en bois, et Giovan mort, crucifié par les institutions scolaires françaises. On comprend bien les appels à l’aide de Paul, quand le poids de sa chaire devient totalitaire, irrespirable, lorsqu’il prend conscience que cette même instance dans laquelle il enseigne, a eu la peau de Giovan.
Le dieu unique rouge est venu pour ça, le salut, le rachat, quand le drapeau écarlate des révoltés et de la prise du palais d’Hiver, un humble et très lointain souvenir du Christ rouge, a des visées bien plus modestes : le pain, un toit, la dignité des pauvres.
Mais comme un beau pied de nez à la vie, c’est à Giovan que Jean Védrines concède une vivanteparole, claire et profonde.
Jean Védrines, Morteparole, Editions Fayard 2014