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Billet de blog 12 octobre 2025

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Oublier Gaza

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Oublier Gaza

Un an.

Il aura fallu un an pour qu’au sort gazaoui le grotesque gendarme du monde s’intéresse.

Et si vers la paix tous nous tournons nos espoirs, si nous retenons nos souffles, c’est aussi pour, encore, déjà, oublier Gaza.

Une fois Nous croyons […]

que nous ne sommes

qu’une forêt

et que le monde qui nous entoure

n’est que tireurs d’élite

Yahya Achour, « Gaza assiégée »

Gaza brûle. Faut-il le dire ?

Faire de Gaza un objet littéraire, l’emprisonner dans des mots, elle que personne jamais ne soumit?

Gaza a faim, faut-il le rappeler ? Gaza, littéralement, s’évanouit : l’émaciation des corps mime celle des frontières. Les crampes nouent les ventres, et spasmodiquement le pays rétrécit. Et d’avoir vu trop d’enfants amaigris, ventres gonflés, prières tues au bord de lèvres asséchées, nos empathies se délestent. Devant la pauvreté de cette expérience, que nul jamais ne racontera, nos ironies se taisent, et, Français, sans rictus, nous ne savons pas écrire. Qui dira la puissance de ces yeux agrandis par la faim ?

Gaza a peur, et l’effroi des peuples en ruines monte à nos gorges, nous que l’on occupa pourtant, nous que l’on déporta parfois, nous qui avons choisi le legs des Résistants, pour mieux occulter celui des collabos. Nous qui colonisâmes, qui asservîmes, et qui aujourd’hui profitons, toute honte bue.

Gaza noire ploie sous le poids du ciel embrasé, lourd de drones et de missiles ; sous le roulement des robots explosifs, jouets macabres que commandent au loin des soldats presque enfants. Les vieux-corps, trop tôt ridés ou séculaires témoins, seuls demeurent parfois ; et parfois en boucliers se transforment, d’un camp de l’autre, choisissant leur martyr ou subissant l’ultime réification de leur être – jusqu’au dernier instant parant le danger. Quel sens ont les générations quand les enfants tuent les vieux ? Quand le passé comme l’avenir explose en milliers de fragments rouges ?

Gaza se meurt lentement, en une agonie bruyante et inouïe, en un cri silencieux, sec et bâillonné – vert-de-Munch.

Gaza est seule, et comme devant l’inceste nos regards se détournent – depuis un an, depuis combien de temps ? Peut-on dater la destruction d’un peuple ? Remonter le fil blanc de l’histoire, jusqu’au nœud où se tapit notre culpabilité, celle d’une Europe faisant payer à d’autre ses dettes de sang ?

Il le faut : faire Histoire, sortir Gaza du tragique dans lequel on l’enferme, ne plus être les spectateurs terrifiés d’un présent que l’on a fini par voir comme un drame très-antique, comme une tragédie monstrueuse et sans âge, presque légendaire en sa violence. Remonter le fil des conquêtes, des traités et des massacres, pour que dans les esprits paresseux la Palestine ne soit plus un conflit, pour que ses larmes et ses cris ne commencent plus le sept-octobre : cette date voilée de deuil, devenue argument en soi, comme un début absolu, comme une excuse enfin.

Pour que Gaza ne devienne pas un symbole, un de ces lieux devenus signes funéraires, mortuaire onomastique de nos imaginaires oublieux : Oradour-sur-Glane. Srebrenica. Sabra et Chatila. Gaza.

Pour que Gaza vive, et que ses orphelins soient nos juges demain.

Pour cela il faut décentrer Gaza. Voir sa solitude et son blocus, son territoire en bord de mer, et déplacer un peu le regard à l’est. Juste là, tout près, où l’on génocide à bas bruit : la Cisjordanie. Car tandis que Gaza se consume, la Cisjordanie chaque jour s’effrite, s’effondre. Le vol quotidien de ses territoires par des colons affamés de terre est une offense silencieuse et violente – les envahisseurs s’emparant peu à peu de chaque portion de terre, comme on viole son épouse la nuit, dans l’impunité du silence, dans le confort de la force.

Et le Jourdain charrie des exils.

Là-bas, Ils coupe les oliviers à l’abri des checkpoints. Transforment les bergers en conquérants, la pastorale en invasion. Ils ne déplacent pas, ils chassent. Déchirent les tentes, trouent les toits, et derrière eux fleurent les béances.

Et de jour comme de nuit rêvent de grand Israël, emportés par la fièvre de la fable. Tels des enfants qui se convainquent du réel de leurs mythes, ils imposent un cauchemar solitaire à la Palestine piétinée.

Aux États-Unis, bien après la proclamation d’émancipation, autour du 124 Bluestone road1 le spectre de l’esclavage rôdait toujours .

Je ne sais quels fantômes viendront déposer leur lourde brume sur Gaza – ni même si vraiment l’heure est à mesurer le passage du passé. Je crois que la violence qui s’est déployée au long de cette année ne cessera jamais vraiment. La faute à notre oubli – ce qui a été oublié ne s’arrête pas.

Français, encore un effort

Je pourrais comme d’habitude conspuer Macron.

Par lui, la Cinquième est à terre, le nez dans le ruisseau. Nous le savons.

Sa lâcheté nous entraîne aujourd’hui, encore une fois, vers les abysses de l’Histoire – avec tous ceux qui purent mais ne firent pas. Il y a du monde tapi là, attendant que passe la tempête, que s’achève la tuerie, et les résistants de la cent-cinquante-troisième heure seront comme les autres moqués – c’est bien le moins. Il est vrai qu’au champ d’honneur la barre est basse.

Et tandis que pour l’Urkraine battent les cœurs tricolores – bien doucement, bien faiblement, certes – aux Palestiniens sont refusées les compassions élémentaires, le droit des larmes, celui des armes.

J’imagine Macron au bord d’une fontaine. Il y en a plein à l’Élysée, mais moi je le rêve aux Tuileries (lui aussi d’ailleurs). Il est assis sur le marbre, il a le regard triste et le front plissé, il regarde sur l’eau un petit bateau de papier, qui tangue.

Et sur la Méditerranée quelques navires vont, matelots solidaires, derniers pirates d’un monde aplati. Quand l’armée israélienne attaque la flottille, l’Italie débraye, Macron remanie, et nous, on va bosser.

Macron trempe son index dans la fontaine, elle est fraîche. Il tend l’oreille : un murmure persiste.

Il pense à ses fragiles alliés, forts de notre faiblesse seulement – par le pouvoir titanesque de nos servitudes volontaires. Le coin droit de sa bouche se relève, il est fier des tactiques par eux tous mises en œuvre :

Faire de nos solidarités des crimes.

Dissoudre, interdire, mentir, arracher les drapeaux palestiniens de nos fenêtres et de nos stades, mettre en sourdine nos huées et taire nos révoltes. Nous traiter d’antisémites, après avoir dîné avec Marine Le Pen.

Son rictus s’élargit. Décidément ce tour a marché au-delà de ses espérances. Appuyer ses doigts fins d’aristocrate sur la plaie toujours ouverte de la Shoah, s’approprier le sang juif et nous en éclabousser, nous interdire l’accès à la mémoire résistante, aux chants des marais et aux maquis d’aujourd’hui – et voir nos yeux s’ébahir de l’insulte, s’embuer de la peur, se clore sous l’autocensure.

Il fallut aussi inculquer à nos corps la bonne manière de manifester – la plus inefficace possible. Déambulation bimensuelle et bien rangée, d’un point à un autre, routine rassurante – pour qui ? Quelques heures après, les rassemblements de soutien à la Palestine : parquer, interdire, gazer.

Tracer une ligne entre les manifestants du matin et ceux du soir, entre les revendications salariales et les révoltes internationales. Effacer la complexité du réel militant, nier l’ambivalente évidence : nous sommes les mêmes, le président le sait bien. Qu’en nos cœurs ambigus se côtoie le confort rituel de la manif à papa, et la rage du pavé, la folie des flammes. Il faut nous opposer, mais la manœuvre est si grossière, le marionnettiste si gauche, le fil si gourd : des mains tomberont, c’est écrit – cinq peut-être. Alors il faut diffuser la peur, annoncer le nombre de policiers, arrêter pour l’exemple, charger dans le tas, sanctionner au hasard, frapper vite et fort. Mater la meute.

Oui Macron est tranquille, vaguement tracassé peut-être par les dernières adhésions à son boy’s club, pas bien fiables, mais que faire d’un navire qui sombre, sinon raccrocher les pleutres lieutenants pas encore grimpés sur les canots de sauvetage ?

Mais n’en déplaise à l’usurpateur : notre abandon de Gaza n’est pas de son fait.

Pas seulement. Ses manœuvres minuscules, infimes intelligences et gesticulations grossières, ne peuvent seules expliquer, ma honte, notre silence. Laissons là le piètre tyran, et regardons notre miroir.

D’un racisme l’autre

Nos capacités amnésiques, déjà éprouvées, ont trouvé, pour oublier Gaza, de savants alliés. Ceux qui écrivent et parfois enseignent l’Histoire, de leur mélancolie cynique. Ceux qui savent. Ceux qui contestent, ceux qui comparent, ceux qui comptabilisent. Formels ils étaient : de génocide il n’y a point. L’usage même du mot devint un signe d’engagement partisan, le marqueur des idéalistes absurdes, toujours prompts à dramatiser le réel. Nous sommes devenus les drama des débats : pauvres enfants d’un siècle inculte, criant au loup si vite, qu’il nous aurait croqués sans la protection des intellectuels modérateurs. Et les voilà qui chaussent leurs monocles et leur jactance conteste, en vertu de l’alinéa 49 du paragraphe 3 de la résolution établissant les données-objectives-chiffrées-défintionnelles-irrécusables-classificatoires de ce qu’est un génocide, un pur, un vrai. Et doctes ils éructent : circulez, rien à voir en Palestine.

Tiens à bien y réfléchir, un massacre, un seul, émeut leur froideur scientifique.

Tiens à bien y réfléchir, celui-ci justifie celui-là.

Il y a les gendarmes des génocides, et ceux des apartheid. Qui refusent de voir la discrimination légale à l’œuvre jusqu’en Israël, la fabrique des apatrides et la logique ségrégationniste. Que ces doxosophes qui voient en Israël un état religieux, et non un état racial, se souviennent simplement de tout ce qui y est interdit aux Palestiniens, à cause de ce qu’ils sont. Et que les Républicains d’aujourd’hui, avares administrateurs du mot race, accrochés à leurs guillemets et à leur universalisme blanc, cessent de voiler leurs anathèmes à double détente : Israël, que sa loi constitutionnelle définit comme étant exclusivement « l’état-nation du peuple juif » depuis 2018 , est un état où la citoyenneté, la liberté de circuler, de parler sa langue, de se loger, de travailler, repose sur le sang.

Alors qu’ont-ils, ceux qui pourtant savent, qui empêche de dessiller leurs pupilles – et les nôtres? Pourquoi tergiverser, pourquoi ces arguties honteuses, ces reculades devant l’évidence de la barbarie ? Mon hypothèse est simple : un racisme épouse l’autre. L’empathie française est pour le colon blanc, petit-fils de nos holocaustes, et non pour le Palestinien, dont la peau évoque en nos coupables mémoires les colonies d’hier – et les endocolonies d’aujourd’hui. La compassion n’est pas kilométrique, mais raciale. Le racisme d’Israël, qui a retourné comme un gant celui qui lui donna naissance, ne peut être dit en France : ce serait admettre, admettre que peut-être, parfois, les replis de l’Histoire écrasent les victimes, pour en tirer le suc des bourreaux.

Dans Paradise2, Toni Morrison narre les errements des 8-Rocks, ces anciens esclaves à la peau si sombre qu’elle en est presque bleue. Volant une terre aux Indiens, ils y instaurent une ville solitaire, arc-boutée sur l’ancien trauma des êtres asservis, sur la violence subie et sur la valorisation de l’ancien stigmate : ce bleu-nuit, bleu-roi, que l’autrice décrit avec les mots amoureux de la négritude. Les 8R entendent préserver pur le sang qui leur valut l’esclavage, faire briller l’histoire de leur souffrance, sans jamais à d’autres la mêler – la race doit demeurer « sans adultération et sans adultère ». Les rites qui guérissaient de jour en jour écrasent, les limites qui protégeaient peu à peu excluent, enserrent, encagent. Les corps des femmes 8R, outils de gestion démographique et eugéniques, deviennent des territoires où sourdent de petites guerres. Et le roman magnifique, cyclique, commence et se termine sur le massacre par les braves citoyens des « sorcières », femmes libres et métissées, sœurs marginales qui avaient trouvé refuge à la lisière de la ville, de sa pureté victimaire et raciale.

"Il n’y a qu’un seul vainqueur en Syrie : la mort."

Samar Yazbek3

Et puis il y a la dissonance cognitive : reconnaître le génocide et l’apartheid à l’œuvre en Palestine, eût contraint notre honneur. Souvenez-vous de la petite musique grinçante, qui d’Obama à Macron, traçait une « ligne rouge » en Syrie : il y a la guerre propre, et puis il y a les limites à ne pas franchir. Massacrer un peuple, torturer, bombarder, passe encore. Mais les armes chimiques, c’en est trop. Alors que faire quand la ligne est franchie, éhontément? Que faire face aux cadavres d’enfants détruits par le gaz sarin, par le chlore ?

Nier.

Puis oublier.

Nous qui avons enseveli la Syrie sous notre silence, glorifiant distraitement les combattants kurdes tant qu’ils protégeaient nos terrasses, les oubliant promptement quand la tempête les emporta. Nous qui avons effacé de nos imaginaires épiques les héroïsmes syriens, les médecins aux hôpitaux troués, les journalistes aux posts supprimés, les combattantes et combattants aux armes surannées, tous assassinés sous nos yeux ensommeillés. Déjà nos dénis se dressaient. Et le pays de brûler en de modernes flammes, tandis que nous somnolions, hypnotisés par la flamboyance du brasier.

Qui, de nous, partit, et à quel prix : le Rojava nous appelait pourtant, et nous y aurions pu apprendre la langue millénaire de l’amitié internationale, d’autres chants – en catalan ou en kurde, les mélodies sont proches. Qui donc écrira L’hommage à Homs ?

Nous avons oublié la Ghouta, oublié Gaza. D’un oubli vaniteux de coton, d’un oubli blanc de dentelle : élégance trouée, tissu fragile, qui orne des nudités monstrueuses. D’un oubli qui cache mal, et qui laisse en nos rides les traces fatiguées de l’horreur qu’on n’a pas voulu dire. D’un oubli coupable, qui salit les drapeaux, et interdit à jamais les grandiloquences.

Mon appel, ma modeste prière, pour les lâches dont je suis, comme une première et dernière injonction, à nous tous je la jette : se souvenir de notre oubli.

1Toni Morrison, Beloved, 1987.

2Toni Morrison, Paradise, 1998.

3Samar Yazbek, Les portes du néant, 2015.

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