De quoi Krivine est-il le nom ?
Les fins n’en finissent pas de finir.
L’histoire se rebiffe.
Son cadavre reprend des couleurs. Les fantômes s’agitent. Les revenants s’obstinent à troubler la quiétude de l’ordre ordinaire.
Daniel Bensaïd, Le sourire du spectre.
Je ne sais pas si mes vingt ans furent le plus bel âge de ma vie.
Pour les révolutionnaires de vingt ans, la question du bonheur personnel est secondaire. Pas inexistante, ça travaille bien un peu, mais franchement pas essentielle. Un peu méprisable. Limitée. Peu ambitieuse. C’est pourquoi il peut sembler opportun, à une révolutionnaire de vingt ans, d’aller vivre à Moscou. Parce que tout y est immense, intense. Malheureux, aussi, mais la démesure et la vodka font oublier le reste.
Respirer l’air du berceau de nos inspirations politiques. Marcher dans les pas des proscrits magnifiques, suivre le chemin tortueux et étroit de ces perdants pleins de panaches – les trotskystes.
Si je repense aujourd’hui à mon séjour moscovite, c’est en partie parce que mes amis d’alors sont, je le sais, menacés par le régime actuel car fidèles toujours à nos engagements d’hier. D’une guerre à l’autre, écrasant hier la Tchétchénie et aujourd’hui l’Ukraine, la mascarade victimaire poutinienne emploie d’autres tortueuses arguties pour justifier un même écrasement impérialiste. Et les révolutionnaires russes sont bien seuls face au pouvoir que nul Puissant n’ose affronter.
Si revient à ma mémoire le goût froid et salé de mes vingt ans à Moscou, et le nom des militants que j’y côtoyai, c’est aussi parce que nous partageâmes ensemble un de ces hiatus temporels qui marquent les consciences : je nous revois sur la place Rouge avec Alain Krivine. Ambassadeur de la IVème Internationale, il venait rencontrer les jeunes communistes critiques qui bataillaient, déjà, contre Poutine (et sa marionnette Medvedev). Pas d’internationalisme sans un chouia de tourisme ; ainsi nous voilà, conscients de l’ironie de la situation, palabrant sur la place Rouge, avec Alain Krivine. Fidèles à notre tradition politique, nous débattons sans fin avant chaque décision. La dernière question qui nous tracasse : est-ce que ça vaut le coup d’aller visiter le tombeau de Lénine ? Ou bien est-ce que c’est un attrape-touristes fétichiste ? Nous n’allâmes pas, et le tombeau de Lénine rejoignit la chapelle Sixtine dans la liste des monuments à faire devant lesquels je suis passée, et que j’ai dédaigneusement ignorés.
Krivine, c’était aussi ça : des déplacements à travers le monde, un rôle actif dans ce lent et laborieux travail de taupe, la (re) construction d’un réseau international de révolutionnaires, dans le respect de leur diversité. C’était aussi cette décision un peu absurde de ne pas aller faire cette visite obligée : le goût du débat contradictoire, même quand il est un peu gratuit, et le respect des décisions collectives, même quand elles sont prises par des snobs de vingt ans.
Alain était arrivé en retard à Moscou. Nous l’avions attendu à l’aéroport, voyant débarquer tout son avion. Mais lui, non. Les derniers passagers s’en allaient, et on commençait à s’inquiéter. Il finit par arriver, très longtemps après tout le monde. A sa sortie de l’avion, à peine un pied posé sur le territoire russe, il avait eu droit à un interrogatoire en règle. Lui seul. Une soixantaine d’années après l’assassinat de Léon Trotsky, la venue d’Alain Krivine à Moscou n’était toujours pas anodine. Nous, on a flippé. Lui, ça l’a fait marrer. Cet humour sans peur, ce rapport ironique à la répression et aux intimidations, on le retrouve autant chez le peuple juif que chez les trotskystes – double raison, pour Alain, de prendre tout ça à la rigolade. Nous on était jeunes, on prenait tout au sérieux, alors on était déjà passablement impressionnés. La capacité d’Alain à dédramatiser, à rire de presque tout, s’était confirmée au fil des jours. Et de débats politiques en dégustation de vodka, de réunions inconfortables en négociations en plusieurs langues, on s’est, pendant cette semaine à Moscou, bien marrés. Krivine, c’était aussi ça : cette simplicité et cette fraternité spontanée, ce sens de la bravade sans arrogance.
Pour autant, je ne vanterai pas le côté bonhomme ou débonnaire d’Alain, car ce serait rendre inoffensive une figure qui effraya la bourgeoisie. Pour de vrai. Il fut de toutes les canonnades et s’il y sourit, ce fut du sourire canaille de la classe ouvrière devant la peur des puissants – le sourire du spectre, déjà. Krivine, c’était surtout ça : le visage tantôt rigide tantôt rigolard d’une organisation politique qui a survécu à tout, aux fractions et aux tentations bureaucratiques, aux dissolutions et aux auto-dissolutions.
Quand j’apprends le décès d’Alain, je vais fouiller ma bibliothèque, et j’y retrouve son livre très cité ces derniers jours, Ça te passera avec l’âge. Et je suis émue de relire la dédicace : « Pour toi comme pour moi, ce titre est un faux »… Et je trouve bien optimiste la communauté ainsi affirmée : comment savait-il déjà que je ne trahirais pas ? Son intégrité, tant vantée à l’heure de sa mort, était déjà une certitude pour lui, une évidence toute simple. Mais la mienne ? Nous nous connaissions peu. Je n’ai qu’une hypothèse : sa confiance, réelle et sans ambage, en la sincérité d’engagement de ses camarades. De tous ses camarades. Contrairement à ce que pourraient laisser supposer certaines hagiographies, le parcours d’Alain Krivine, son attachement indéfectible aux valeurs communistes, sa participation à tous les combats et l’actualité de ses engagements, ne sont pas extra-ordinaires.
Faire de son intégrité une exception, c’est offenser l’esprit de notre camp. C’est oublier que cette sincérité et cette droite ligne sont une des caractéristiques de notre courant politique ; un courant qui défie l’autorité, fût-elle soviétique; qui prône l’auto-organisation des luttes, la parole des subalternes, et refuse de hiérarchiser les combats.
Oui Alain fut un homme à part, non Krivine n’était pas le dernier des militants incorruptibles. Il était un parmi d’autres, et c’est bien ainsi qu’il s’est toujours considéré.
Élire une figure pour invisibiliser les autres, la tactique est connue, elle a fait long feu.
Nous ne devons donc pas oublier la simple équation : pour un traître à son camp, combien de fidèles combattants ? Pour un transfuge brillant sous les projecteurs médiatiques, combien d’anonymes militants ? Pour un Cohn-Bendit ou un Jospin, combien de révolutionnaires qui jamais ne trahissent, jamais ne se vendent, et jamais ne renoncent ? Combien de camarades morts sur scène, dont la lutte ne cesse qu’avec le souffle ? Combien de Krivine, mais aussi combien de Cathy, de Daniel, de Jourdan, d’Agnès, partant les uns après les autres mais passant le flambeau (la flamme, pas les cendres) à une nouvelle génération farouchement radicale, féministe, anti-raciste, écologiste ?
C’est aussi ça, Krivine, cette passation, cette attention portée à la jeunesse, sans jamais aucune condescendance pour l’inexpérience des jeunes gardes sans cesse renouvelées.
Alain Krivine fut, il est et il sera. Faire de lui une figure du passé, c’est le faire mourir encore une fois. Je me souviens de son intervention au congrès moscovite de Vpiriod : il évoqua l’essor du syndicat alternatif russe Zachita, le départ des camarades brésiliens du PT critiques de Lula, la création du PSOL, le dilemme des Italiens de Rifondazione et le processus « bolivarien » au Venezuela… Il incarnait et portait l’option internationaliste dans le bastion du « Socialisme dans un seul pays » (et puis bon finalement dans zéro pays). Permanence des révolutions, contre réification stalinienne des idéaux.
Puis confronté à nos questions curieuses il avait rechigné à parler de mai 68, de l’UEC et de la JCR historique. Il avait balayé nos nostalgies d’un revers de main : vous n’avez qu’à lire le bouquin, tout ça c’est du passé. Causez-moi plutôt de votre lutte contre le CPE.
Cette réticence était un refus courageux de l’idéalisation des combats – et des combattants – d’hier. Elle oppose la permanence des luttes collectives à la fragilité cristalline (et cristallisée) des leaders d’antan.
Il faut une grande force pour se refuser à l’admiration.
Mais il s’agissait aussi, je crois, d’une démarche plus profonde encore, à la fois plus existentielle et plus politique : contre la paresse de cœur et la mélancolie, se détourner des cortèges triomphaux du passé – de leurs vainqueurs mais aussi de leurs martyrs. Sans fatalisme ni historicisme, ne pas figer le passé, ne pas écraser aujourd’hui sous le poids de l’héritage d’hier. Pour léguer à demain le droit précieux de recommencer.
Alain est mort, vive Krivine !
Das Vidania, tavaritch