fantomiald1976 (avatar)

fantomiald1976

Essayiste et autodidacte du droit pénal

Abonné·e de Mediapart

12 Billets

0 Édition

Billet de blog 16 octobre 2024

fantomiald1976 (avatar)

fantomiald1976

Essayiste et autodidacte du droit pénal

Abonné·e de Mediapart

Les zones d'ombre de l'affaire Grégory

« Je crois qu’il souffle sur cette affaire un vent de folie ! »

fantomiald1976 (avatar)

fantomiald1976

Essayiste et autodidacte du droit pénal

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Qui est l’auteur de ces propos ? Feu Jean-Michel Lambert, premier magistrat instructeur du dossier Grégory Villemin[1]. Quarante ans après l’assassinat de l’enfant, le constat demeure valable.

Il ne sert à rien de revenir ici sur les vrais ou faux rebondissements qui ont jalonné cet interminable feuilleton, sans même parler des dérapages en tout genre, des témoins miraculeux (à défaut d’être toujours crédibles), etc. Une constante, surtout ces dernières années : tout en disant que pour l’heure le mystère demeure, il nous est également suggéré, voire clairement indiqué que l’identité du ou des coupables est connue depuis belle lurette – c’est un tantinet paradoxal, bien sûr. Et, inévitablement, se poursuit post mortem la chasse au bouc émissaire, le juge Lambert, qui n’est plus là pour répondre[2].

Plutôt que de me perdre dans des polémiques parfaitement oiseuses, je ferai remarquer qu’avec l’affaire Grégory, nous sommes toujours dans une situation d’ « introuvable caution scientifique[3] » – pour reprendre l’expression de Pierre Bois, regretté chroniqueur judiciaire qui avait couvert le procès Villemin (cour d’assises de la Côte-d’Or, Dijon) pour Le Figaro.

Nous savons qu’il y a eu des désaccords entre experts de la médecine légale sur le scénario de la noyade de l’enfant, puisque aucune diatomée – algue siliceuse microscopique se trouvant dans tous les cours et étendues d’eau, douce ou salée – n’a été détectée lors de l’autopsie. Alors, noyade en eau de rivière, ou en eau de ville avant le dépôt du corps dans la Vologne[4] ? « Cerner les circonstances précises dans lesquelles Grégory Villemin a été noyé ne dessert la cause de personne. Cela sert la vérité. » Ainsi parlait feu Roger Le Breton, toxicologue et médecin légiste en septembre 1992[5]. Le rapport des professeurs André Marin et André Gisselmann, daté du 28 novembre 1993 – donc en plein procès de Jean-Marie Villemin –, n’a guère permis de trancher : « Les préparations microscopiques de ces tissus ne contiennent pas de corps étrangers à type de diatomées […] Cette recherche négative, portant sur un très faible niveau de tissu pulmonaire n’implique pas que l’enfant ait été noyé en dehors d’une rivière. » Aujourd’hui encore, chacun s’en tient à son propre jugement sur ce point.

Il est également frustrant de ne pas pouvoir donner un nom au mystérieux automobiliste (féminin ou avec un passager féminin puisqu’on a trouvé une trace de talon de chaussure de femme) qui a brièvement stationné l’après-midi du 16 octobre 1984 à proximité du passage à niveau de Docelles  – donc près de ce qu’on a appelé « le lieu privilégié » –, avec une petite cylindrée (de type 4 L ou Renault 5). Les moulages des traces de pneumatiques XZX de calibre 125 ou 135[6] effectués par les gendarmes n’ont guère permis d’identification :

1/ Christine Villemin[7] a été mise hors de cause par l’arrêt de non-lieu de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Dijon du 3 février 1993 (p. 29-30) :  « une expertise réalisée seulement en décembre 1985 et janvier 1986 [le rapport Haguenoer/Roelandt] alors que la voiture de l'inculpée avait parcouru depuis lors quatre mille kilomètres, n'a pas permis aux techniciens commis d'affirmer que les traces provenaient du véhicule de celle-ci :
- d'une part parce qu'ils ne possédaient pas un moulage de toute la bande de roulement,
- d'autre part parce qu’il existait une légère différence dans la largeur des crampons[8]. »

2/ Lesdites traces de pneus ne correspondaient ni à une voiture de type Peugeot 305  – comme le véhicule du premier inculpé, feu Bernard Laroche –, ni à une voiture de type Renault 9 (comme le véhicule de Marcel Jacob et de son épouse Jacqueline[9], mis en examen lors du rebondissement de juin 2017).

Qui sait ? Peut-être ce mystérieux conducteur de petite cylindrée n'avait-il rien à voir avec la mort de Grégory Villemin ; dès lors on regrettera qu'il ne se soit jamais manifesté au cours de l'information judiciaire à Épinal puis à Dijon, afin de dissiper les doutes. Mais si cet individu était impliqué d'une manière ou d'une autre dans le drame du 16 octobre 1984, il n’est guère évident de le rattacher à l'hypothèse du complot familial soutenue par des magistrats, des avocats et des journalistes – sans parler de certains aficionados « 2.0 » très actifs sur le Web –, les véhicules que j’ai évoqués n'ayant aucune correspondance avec les moulages effectués par les gendarmes  en octobre 1984. 

À ceux qui répètent d'un air entendu que la vérité est simple, puisque « les coupables, on les connaît[10]», faudrait t-il répliquer en reprenant l'opinion exprimée par un personnage récurrent de l’écrivain Harlan Coben : « La réalité est confuse et bourrée de contradictions[11]. » ? Sans aller jusque là, et au vu des éléments relevés plus haut, il faut bien reconnaître qu'il existe encore des angles morts dans cette affaire judiciaire hors norme.

[1] Cité par Éric Clemenceau, « Ils attendent dans l’angoisse la décision du juge », Le Nouveau Détective, n° 189, 1er mai 1986, p. 2.

[2] Exemple récent, l’article de Béatrice Gurrey dans Le Monde : « Les Villemin au-delà du malheur » (édition du 4 octobre 2024, p. 22). C’est tellement commode de fustiger une « enquête bâclée », la « versatilité » et « incompétence » du magistrat, en oubliant d’écrire que son dossier bouclé en septembre 1986 faisait 1,50 m de haut pour 40 kg, et que les Villemin ont été déboutés de leur plainte contre Jean-Michel Lambert par un jugement du TGI de Paris (20 novembre 2002). Pour en savoir plus sur les principales décisions judiciaires rendues en faveur des protagonistes du dossier, c’est ici :

https://blogs.mediapart.fr/fantomiald1976/blog/110723/affaire-gregory-pour-memoire

[3] C’était le titre d’un compte rendu d’audience consacré aux experts médico-légaux venus témoigner sur les causes et les circonstances du décès de Grégory  (« L’introuvable caution scientifique », Le Figaro, 19 novembre 1993). Soit dit en passant, la remarque est valable pour bien d’autres dossiers criminels.

[4] Parmi les ouvrages récents, consulter le livre des journalistes Catherine Mallaval et Matthieu Nocent Scènes de crime Dans le labo de la gendarmerie scientifique, Paris, Flammarion, 2022, p. 80 (schéma explicatif sur les diatomées), 179 et 209 (glossaire).

[5] Propos recueillis par  Serge Garde, « Affaire Grégory, l’épilogue ? », L’Humanité Dimanche, n° 132, 24/30 septembre 1992, p. 29.  Consulter également sur le sujet le livre présenté (en fait rédigé) par le même journaliste : Interdit de se tromper Boulin, Jaccoud, Marie Besnard, etc., des docteurs Roger Le Breton et Juliette Garat (Paris, Plon, 1993, p. 87-91). Se reporter également au livre de Serge Garde Affaire Grégory Autopsie d’une enquête (Paris, Messidor, 1990), chapitre « Contre-autopsie » (p. 265-268).

[6] Références issues du  PV de transport des constatations et des mesures prises, rédigé par le capitaine Sesmat à Bruyères (17 octobre 1984, pièce n° 1137/ 2, cote D2) + photos d’identité judiciaire n° 10 et n° 11. Concernant la « trace de talon de chaussure de femme » (PV du capitaine Sesmat, feuillet 3), trois photos d’identité judiciaire : n° 13, 14 et 18.

[7] La mère de Grégory possédait une R5 de couleur noire à cette époque.

[8] Début 1986, un journaliste écrivait déjà : « En effet, l’usure de 5.000 [en fait 4 000] kilomètres, que les pneumatiques de Christine ont subie, rend toute observation aléatoire. » (Michel Mary, « Après 16 mois d’enquête M. le juge il faut trancher », Le Nouveau Détective, n° 180, 27 février 1986, p. 5). Le non-lieu en faveur de Mme Villemin a également exclu que la trace de chaussure aurait pu provenir d’un soulier porté par l’intéressée le 16 octobre 1984 (arrêt de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Dijon, 3 février 1993, p. 28-29). Les moulages de pneus étaient restés plus d’un an dans la cave ou le garage de la gendarmerie de Bruyères. Sur les gendarmes ayant effectué ces relevés de traces de pneus, le général Jacques-Charles Fombonne, chef du laboratoire de police scientifique de l’Institut de Recherche Criminelle de la Gendarmerie Nationale de 1991 à 1994, dira plus tard : « Ils savaient mouler les traces de pneus ou de pas. Mais pas forcément bien. » (Cité par Catherine Mallaval et Matthieu Nocent, Scènes de crime…, op.cit, p. 177).

[9] Procès-verbal d’analyse criminelle : les véhicules Affaire Grégory Villemin, 22 avril 2017, PV n° 65104/00018/2016 – Pièce n° 5-4, p. 2 et 4. Document extrait du dossier AnaCrim constitué par les gendarmes du Département Science de l’Analyse Criminelle établi à Pontoise.

[10] Avec cette idée complémentaire : « Ils y a des gens qui savent et qui se taisent… »

[11] Windsor Horne Lockwood III, dit Win ; propos extraits d’un dialogue avec son ami (et héros de plusieurs romans du même auteur) Myron Bolitar, Mauvaise base, Paris, Pocket, 2018, p. 115. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.