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Farid BENHAMMOU

Géographe, chercheur associé au Laboratoire Ruralités, enseignant en classes préparatoires, Poitiers. Co-fondateur du collectif GATO (Géographie, Animaux non humains et TerritOires).

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Billet de blog 26 août 2024

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De la « bioxenophobie » ? Reconsidérer les espèces exotiques

La présence d’espèces exotiques est souvent qualifiée hâtivement d’envahissante. Ne s’agirait-il pas d’un dogme empêchant de se concentrer sur les véritables causes d’érosion de la biodiversité ? Ce passage est inspiré d’un extrait de La Géographie des animaux, dirigé par Ph. Sierra et F. Benhammou chez A. Colin (août 2024).

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Géographe, chercheur associé au Laboratoire Ruralités, enseignant en classes préparatoires, Poitiers. Co-fondateur du collectif GATO (Géographie, Animaux non humains et TerritOires).

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

1.Présentation du phénomène mondialisé

Invasion biologique, espèces invasives, pollution génétique, espèces exotiques envahissantes... les déplacements des espèces animales hors de leur zone « d’autochtonie », facilités par les échanges mondialisés, questionnent les protecteurs de la nature et les politiques de conservation. Sous une apparence de scientificité, ce phénomène est néanmoins pétri de représentations, exclusivement négatives, comme l’illustre le registre lexical de la guerre. D’ailleurs, ce qui est présentée comme la 3e cause d’érosion de la biodiversité mondiale par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) fait l’objet d’une lutte accompagnée de stratégie et de moyens parfois militaires. S’il ne s’agit pas de nier la perturbation écologique localisée liée à l’arrivée d’une espèce exotique, une mise en perspective territoriale permet de replacer ce phénomène comme un symptôme de perturbations anthropiques bien supérieures et de pointer incohérences, incertitudes, exagérations et jugements de valeurs. Ainsi, les frelons asiatiques, les ragondins originaires d’Amérique connaissent une vindicte généralisée, alors que le lapin de garenne, originaire de la péninsule ibérique, le faisan de Colchide et la carpe, deux espèces asiatiques connaissent une image positive ou l’indifférence. L’abeille mellifère européenne est exotique en Amérique où elle concurrence les pollinisateurs locaux et l’abeille maya, la melipona (Melipona beecheii). Pourtant, elle n’est pas comparée à un péril. L’utilité pour l’humain semble un passeport pour les animaux et la mémoire humaine est sélective.

Si la définition des espèces exotiques envahissantes (abrégées EEE) que nous qualifierons simplement d’exotiques est délicate et complexe, nous pouvons leur trouver quelques caractéristiques. Pour être EEE, elle doit avoir été introduite par l’humain depuis moins de 10 000 ans pour les animaux (1), même si celles qui retiennent l’attention le sont souvent depuis une période très courte, son installation et sa propagation menaceraient les écosystèmes et espèces indigènes, causant ainsi des dégâts écologiques, sanitaires et-ou économiques. Mais ces considérations ne sont pas exemptes de subjectivité, car ce sont surtout les conséquences négatives qui sont mises en avant, souvent avec une argumentation de protection de la nature. Pourtant, au XIXe siècle, période de grand essor des sciences naturelles, les exotiques avaient le vent en poupe au moment où fleurissaient les sociétés d’acclimatation. De nos jours, des représentations géopolitiques voire dans quelques cas xénophobes concentrent les attentions,. Par exemple, à la crainte de l’expansion du frelon asiatique (Vespa velutina) succède celle du frelon oriental (Vespa orientalis), originaire du Moyen-Orient ! Par opposition, le cousin européen est, par acte d’appropriation localiste, appelé frelon européen alors que son nom est frelon d’Europe (Vespa scrabro). La Société d’entomologie d’Amérique (ESA) a justement adopté en 2021 de nouvelles lignes directrices concernant les noms communs des insectes. Comme dans le domaine sanitaire, sont bannis des termes qui font référence à des groupes ethniques ou raciaux ou qui sont susceptibles d’attiser la peur, voire de créer de la discrimination raciale.

Ces diffusions d’espèces exotiques, plus que de phénomènes véritablement invasifs, suivent les humains depuis leur sortie d’Afrique, puis leurs grandes phases d’expansions ou de brassages planétaires. Ainsi, les Grandes découvertes et l’accélération des phases de la mondialisation occidentalo-européennes ont favorisé les échanges d’espèces végétales mais aussi animales. Des situations emblématiques sont souvent mises en avant, comme le cas de l’Australie qui a vu ses milieux et sa faune perturbés par des espèces introduites ou comme les îles de l’Océan Indien ou du Pacifique qui ont vu les animaux endémiques régresser ou disparaître. Le lapin en Australie et sa croissance spectaculaire est un cas d’école. Si l’espèce est présente depuis la fin du XVIIIe, c’est l’introduction de 24 lapins sauvages en 1859 qui seraient à l’origine des centaines de millions de lapins présents dix ans plus tard. Aux rongeurs, a succédé le renard, le crapaud buffle, le rat surmulot, des animaux particulièrement ravageurs sur une faune locale qui n’avait pas évolué avec de tels prédateurs. C’est justement parce que l’Australie est une île-continent ayant évolué quasiment en isolement du reste du monde que les effets furent tels.

Dans les faits, ces cas de proliférations d’une espèce exotique qui devient envahissante sont rares. Comme l’écrit le biologiste Vincent Albouy (2016), « aucune règle rationnelle, comme un nombre d’individus par unité de surface, ne peut être établie pour déterminer si une espèce est envahissante ou non ». Et qu’est-il pris en compte ? L’impact biologique, complexe à mesurer, ou l’impact économique ? Selon l’Office français de la biodiversité, 10 % des espèces exotiques arrivées en Europe s’établiront durablement et seulement 10 à 15 % de cette part connaîtront une forte croissance et sur 12 000 espèces exotiques recensées en Europe, 11 % ont généré des impacts mesurés. Dans ces études, il est surtout question de plantes et le succès semble moindre pour les animaux, même si des insectes ou des mollusques peuvent rencontrer un succès comme la coccinelle asiatique (Harmonia axyridis) ou la palourde asiatique (Corbicula fluminea).

Notons l’importance médiatisée des espèces asiatiques qui correspondent à l’intégration croissante de l’Asie, et notamment de la Chine, dans la mondialisation, non sans connotation liée à une méfiance géopolitique à l’endroit de l’Empire du milieu. D’ailleurs, le si médiatisé frelon asiatique (Vespa velutina) est appelé frelon à pattes jaunes par les biologistes. Il a tout de l’archétype de l’« espèce invasive » et les tentatives de lutte sont parfois contreproductives : une origine exogène lointaine, une installation non voulue, une naturalisation et une croissance très rapide de l’espèce avec des impacts économiques visiblement importants sur l’apiculture, avec des inquiétudes fortes quant à sa prédation sur l’entomofaune sauvage. Il est le portrait robot parfait de l’envahisseur, il suffit de consulter les publications et articles sur internet afin d’y voir une mise en scène avec tête du prédateur en gros plan et petits films à la musique inquiétante. Seul peut-être le silure (Silurus glanis), exogène d’Europe de l’Ouest, mais plus proche car originaire d’Europe centrale, peut rivaliser en terme de « physique terrifiant ». Une étude scientifique parue dans la revue Biological Invasion permet de retracer l’origine et la géographie de l’expansion du frelon à pattes jaunes en Europe (Arca, Mougel & Guillemaud, 2015).

Les analyses génétiques croisées aux données géographiques font démarrer l’installation pérenne à une seule reine frelon arrivée dans une poterie chinoise chez un horticulteur du Lot-et-Garonne. Le colis serait arrivé par un porte-conteneur ayant transité par le port du Havre, l’insecte serait originaire d’une zone géographique située entre les provinces du Zheijiang et du Jiangsu en Chine. L’étude montre par conséquent une très faible diversité génétique, contrairement aux populations d’origine, ce qui peut être un atout pour éviter la concurrence, ce qui a pu contribuer à l’expansion fulgurante. D’ailleurs, quand les chercheurs (Idem) modélisent des zones d’installation propices à cet insecte, ils arrivent à une région aux conditions proches des territoires d’origine et concluent au Sud-Ouest de la France, montrant ainsi qu’avec les échanges croissants avec l’Asie, l’espèce aurait fini par s’installer. Présent dans toute la France, ce frelon s’est développé en Espagne, au Portugal, au Bénélux, en Allemagne, en Italie et même au Royaume-Uni. Comme c’est le cas après l’arrivée de toute nouvelle espèce dans un territoire, il est possible que cette croissance ralentisse, voire que la population décline, la faible variabilité génétique n’est pas un gage de pérennité en biologie des populations. Mais, la principale raison de la stigmatisation de ce frelon est qu’il s’attaque aux abeilles domestiques qui sont les animaux ayant une des meilleures cote de popularité.

2. Est-ce toujours un problème ?

Les espèces exotiques sont-elles toujours envahissantes et posent-elles toujours des problèmes écologiques et économiques graves ? Rien n’est moins sûr et on ne peut apporter de réponses catégoriques tant sur les impacts écologiques et économiques. A l’exception des îles, et notamment des plus éloignées des grandes terres, les milieux continentaux subissent des arrivées de nouvelles espèces, certes à des rythmes variés, régulièrement. Ainsi, la plupart des espèces animales aujourd’hui présentes sont le fruit d’une évolution susceptible de prendre en compte ce phénomène. Ce sont les perturbations anthropiques les plus brutales qui sont les plus difficiles à supporter pour les êtres vivants (déforestation, chasse intensive, pollution…).

Le problème écologique causé par une espèce exotique sera d’autant plus important que le ou les espèces potentiellement victimes dans le milieu naturel seront déjà affaiblies. Par exemple, en France et en Europe, le vison d’Europe (Mustela lutreola), un mustélidé semi-aquatique, est une espèce menacée en danger critique d’extinction pour l’UICN. Certes, il doit subir la concurrence du vison d’Amérique (Neovison vison), plus lourd et plus adaptable, relâché ou échappé de fermes d’élevage. Mais si le vison d’Europe a été victime historiquement des campagnes de piégeables contre les « nuisibles »(2), son statut de protection ne lui garantit rien et il est régulièrement pris dans les cages des piégeurs qui ne le distinguent quasiment pas des espèces à détruire. Par ailleurs, la dégradation des milieux de rivière lui porte un coup de grâce.

L’espèce dont on a probablement le plus communiqué l’impact économique est probablement le frelon asiatique, car il s’attaque aux abeilles domestiques qui, comme dirait l’entomologiste François Lasserre, ont un syndicat humain, les apiculteurs(3). L’UNAF, Union nationale de l’apiculture en France, diffuse régulièrement informations et plaquettes auprès des élus et du grand public (UNAF, 2021). En agrégeant diverses études et en extrapolant, cet organisme estime l’impact du frelon à pattes jaunes à 5,4 millions d’euros par an. Il est vrai que ce frelon, plus agile que son cousin européen et capable de vol stationnaire, est un chasseur efficace d’abeilles en les capturant en plein vol une à une. Le frelon d’Europe (Vespa cabro), plus lourd, amateur ponctuel de miel et d’abeilles, aura tendance à se poser, s’exposant davantage aux piqûres des gardiennes. La pression du frelon à pattes jaunes sera d’autant plus forte que ses densités peuvent être fortes et que les ruches sont affaiblies. Or, justement, l’activité apicole subit déjà tellement de préjudices entre des pesticides de plus en plus destructeurs, des parasites comme le varoa et des croisements faisant ressortir des souches d’abeilles plus productives, moins agressives et moins rustiques. Le frelon asiatique, qui n’est pas sans griefs légitimes du point de vue des apiculteurs, est devenu un ennemi à abattre à qui l’on fait porter beaucoup de choses. Ainsi, l’UNAF met en avant dans sa communication que ces frelons représenteraient une perte de 80 millions d’euros pour l’agriculture en termes de baisse de pollinisation, auxquels devraient s’ajouter les dégâts sur les productions fruitières, le frelon asiatique appréciant le sucre des fruits. Mais ces estimations n’ont rien de scientifiques et relèvent d’extrapolations discutables. Il est probable que la diminution de la pollinisation par les abeilles domestiques soit en partie attribuable à ce frelon. Mais la pollinisation, y compris celle de l’agriculture, ne relève pas que de ces abeilles, mais des 10 000 espèces d’insectes pollinisateurs rien qu’en France, dont 2000 espèces d’abeilles en Europe autre que l’abeille mellifère, d’espèces de papillons, de mouches, de guêpes et de frelons dont le frelon à pattes jaunes. De même, comment distinguer la déprédation sur les fruits de celles du frelon d’Europe, des guêpes et des oiseaux dont les coups de bec ouvrent souvent la voie à ces insectes. Il en est de même des problèmes de sécurité aux personnes mis en avant. Quand il n’est pas à proximité du nid, le frelon asiatique est inoffensif pour les humains, il y a davantage d’accidents avec les guêpes et même les abeilles domestiques tant appréciés du grand public. Encore une fois, la subjectivité à l’égard des espèces exotiques dont les aspects négatifs sont soulignés est illustré.

En Amérique du Nord, en raison de l’histoire coloniale, dans beaucoup de milieux, les espèces exotiques, principalement européennes cette fois, sont soit bien implantées soit majoritaires. Dans les forêts du Canada, les trois-quarts des espèces de vers de terre sont européennes. L’Australie, encore pour des raisons historiques, est dotée des organismes et services aux énormes moyens de lutte contre les espèces exotiques (The Centre for Invasive Species Solutions et The Invasive Species Council), la lutte pouvant aller de certaines espèces de fourmis, comme la fourmi de feu sud-américaine aux cerfs élaphes européens. En Europe, il existe le Centre de Ressources Espèces Exotiques Envahissantes qui propose mode de gestion, de lutte et tente d’élaborer des méthodes d’évaluation des impacts de ces espèces. Mais, même cette organisme en arrive à la conclusion qu’il est difficile d’évaluer les impacts économiques, écologiques et sanitaires. Même la lutte contre ces espèces peut avoir des effets sur la faune locale et les milieux. Par exemple, les pièges contre les frelons asiatiques, dont des messages viraux vantent les mérites sur internet, sont rarement sélectifs. Depuis plusieurs années, le Museum National d’Histoire Naturelle alerte via communiqué de presse contre les dérives du piégeage de printemps hors cadre scientifique, car de nombreuses espèces comme des mouches, des guêpes, des abeilles sauvages, le frelon d’Europe sont davantage tués que l’espèce ciblée ! Une synthèse d’une étude pilotée par le MNHN conclut : « Ces résultats suggèrent que Vespa velutina est un prédateur généraliste et opportuniste qui cible surtout les proies localement abondantes, regroupées, et a donc un impact limité sur la plupart des espèces sauvages. Aussi, les tentatives de gestion des populations de frelons à pattes jaunes, qui se font souvent à l’aide de pièges peu sélectifs car capturant une grande quantité et diversité d’insectes, pourraient finalement avoir un impact beaucoup plus important sur l’entomofaune (4) que le frelon asiatique lui-même. » (Rome et al., 2021).

Voir le communiqué du Museum national d’histoire naturel et le contenu d’un piège à «frelon asiatique » courant :

https://frelonasiatique.mnhn.fr/piegeage-de-printemps-2023/)

De même, les abattages d’ibis sacrés (Threskiornis aethiopicus) dans des espaces de réserves ont perturbé voire affecté la reproduction d’autres espèces d’oiseaux, dont certaines dites patrimoniales comme la spatule blanche (Platalea leucorodia) (Marion et Benhammou, 2017). Les espèces exotiques servent aussi de défouloir géopolitique face à l’impuissance des pouvoirs publics contre les dégradations environnementales. Alors que des méga-incendies sévissaient en Australie début 2020 en raison de fortes températures mais aussi d’un milieu asséché par une politique de gestion de l’eau la réservant à l’agro-industrie, les autorités décident l’abattage de plusieurs milliers de dromadaires, issus d’introductions au XIXe et réensauvagés, accusés de convoiter les réserves en eau dans un contexte où les estimations parlent de près d’un milliard d’animaux tués dans ces incendies géants.

Cependant, ces espèces exotiques peuvent aussi être vu comme une ressource, tant pour les milieux que pour les humains. C’est le cas des écrevisses. En France, il existe trois espèces autochtones et six allochtones (exotiques) (Lasserre et Ruoso, 2020). Les espèces européennes sont toutes menacées, dont la plus emblématique est l’écrevisse à pattes blanches que l’on trouve dans les milieux d’eaux claires et qui est une indicatrice de la qualité écologique du milieu. C’est justement la sensibilité des espèces autochtones à un pathogène, la peste des écrevisses, et à la dégradation des cours et plans d’eau en France, entraînant leur déclin, que des espèces, principalement américaines ont été introduites au cours des XIXe et XXe siècle. L’écrevisse américaine (Orconectes limosus), l’écrevisse de Californie (Pacifastacus leniusculus) et l’écrevisse de Louisiane (Procambarus clarkii) ont été lâchées délibérément ou se sont échappées de bassins où elles étaient élevées en raison de leur qualité gustative et de leur prolificité. Elles se sont progressivement diffusées dans les surfaces en eau de France et d’Europe, en se naturalisant, avec des pics de proliférations dans certains endroits. Les naturalistes ont vu cela d’un mauvais œil, qualifiant l’écrevisse de Louisiane de « Terminator (5) » et de menace existentielle pour toute la faune aquatique, à commencer par l’écrevisse à pattes blanches menacées. Certes, ces écrevisses exotiques sont omnivores, carnivores au stade juvénile se nourrissant de larves d’insectes, de vers, de têtards, de mollusques et davantage végétarien à l’âge adulte. Elles arrivent à vivre dans des milieux très dégradés, au contraire des espèces autochtones qui n’ont pas besoin de ces cousines pour être menacées. En revanche, ces écrevisses exotiques représentent une manne alimentaire pour bons nombres d’espèces locales : oiseaux d’eau, poissons, loutres et même les renards ! L’ibis sacré, accusé à tort d’être un invasif prédateur d’espèces protégées, se nourrissait exclusivement d’écrevisse de Louisiane. Par ailleurs, c’est une source de revenu pour les pêcheurs professionnels qui les apprécient et les pêcheurs amateurs auraient tort de s’en priver, alors que les écrevisses autochtones sont protégées.

2.3. Une réalité complexe et un symptôme

Les éléments ne sont pas si manichéens que la plupart des naturalistes, gestionnaires de l’environnement ou professionnels le prétendent en matière d’espèces exotiques. Elles peuvent présenter des désagréments économiques ou encore écologiques, mais ces derniers ne sont en réalité que les symptômes de milieux dégradés et les espèces animales exotiques ayant réussies leur installation se caractérisent par une plasticité et une adaptabilité écologique. C’est plus un succès adaptatif qu’une concurrence fatale pour les espèces autochtones qui accusent le coup face à des agressions liées aux activités humaines pouvant dégrader leur milieu de vie (pollution par les pesticides, disparitions de proies comme les insectes, destruction des haies, drainage des zones humides, uniformisation des couverts forestiers, gestion aléatoire des cours d’eau…).

La médiatisation et la subjectivité sont à prendre en compte. Beaucoup d’espèces exotiques ou exogènes (6) sont totalement intégrées écologiquement et culturellement (carpe, lapin). D’autres poursuivent une naturalisaton discrète, voire accompagnée régulièrement par les humains. C’est le cas de plusieurs poissons d’eau douce : la perche soleil (Lepomis gibbosus) originaire d’Amérique du nord et la truite arc-en-ciel (Oncorhynchus mykiss) d’Amérique du sud se sont diffusés en Europe, voire sur tous les continents pour la deuxième. L’omble de fontaine ou saumon de fontaine (Salvelinus fontinalis), originaire du Canada se retrouve maintenant dans la plupart des cours d’eau des montagnes françaises. Il faut noter l’indifférence, voire l’inconséquence, de ces introductions dans les milieux aquatiques. Plusieurs espèces d’insectes exotiques font également leur expansion dans l’indifférence générale, sauf quand elles s’attaquent à des biens humains. Si l’expansion des doryphores (Leptinotarsa decemlineata) hors de sa zone d’origine (le Mexique) a tant marqué les esprits à partir du XIXe siècle, c’est qu’il s’attaquait aux solanacées (tomates, aubergines) dont la plus cultivée si importante pour l’alimentation humaine, la pomme de terre, est elle-même exotique ! Qui a entendu parler de la punaise occidentale des cônes  (Leptoglossus occidentalis)? Eventuellement les désinsectiseurs alertés par des personnes craignant l’intrusion automnale dans les maisons de cet insecte totalement inoffensif, mais au physique étonnant. Originaire de la côte ouest de l’Amérique du nord, cette punaise colonise la façade orientale à la fin du XXe siècle à l’occasion du transport de cargaison de bois lui permettant de franchir les Rocheuses, barrière climatique naturelle à son expansion. Une fois sur la côte est-américaine, elle embarque sur des cargaisons de bois de résineux à destination de l’Europe. Repérée dans les environs de Nantes et du Havre au début des années 2000, elle est arrivée par ces zones portuaires. Se nourrissant exclusivement de cônes de pins, l’espèce a profité des plantations de résineux à visée commerciale ou ornementale un peu partout en France. Aujourd’hui, cette punaise est présente dans quasiment toute l’Europe et ne semble pas causer de dégâts particuliers. Comme elle craint le froid, elle se rapproche des habitations humaines aux premiers frimas afin d’hiverner.

Il ne s’agit donc pas de raisonner en termes de diabolisation hâtive ou d’idéalisation des espèces exotiques potentiellement envahissantes. En matière d’impacts écologiques et économiques, la non dramatisation devrait s’imposer, tout comme la capacité à faire la part des choses et d’éviter tout dogmatisme. Les phénomènes de déplacements d’espèces animales sont anciens, antérieurs à l’humanité, que d’aucun peuvent considérer comme celle qui répond le mieux à la définition d’espèce exotique envahissante (Paccalet, 2006 ; Lasserre et Ruoso, 2020). Il est vrai qu’en matière de limitations des dégradations environnementales, les défis sont tels, qu’agir sur telle ou telle espèce stigmatisée peut donner l’impression d’action face à l’impuissance dominante. Ainsi, des protecteurs de la nature n’hésitent pas à faire passer au second plan des principes éthiques de souffrances animales ou de non violence pour justifier la protection de certaines espèces, non sans paradoxes. L’érismature rousse (Oxyura jamaicensis) est un anatidé (oiseau de la famille des canards) originaire d’Amérique du nord qui s’est bien développé en Europe à la suite de lâchés volontaires ou d’échappés à partir des années 1970. Afin d’éviter toute « pollution génétique » et concurrence avec la très menacée érismature à tête blanche (Oxyura leucocephala), des campagnes massives d’abattages ont été menées en Europe. Dans la réserve du Lac de Grand Lieu en Loire-Atlantique, une des rares réserves où le droit de chasse ne s’applique pas en France, des miradors sont visibles pour tirer les érismatures rousses. Mais l’érismature à tête blanche, victime passée d’une chasse, d’une collecte des oeufs intensives et de la dégradation de ses milieux était déjà gravement menacée indépendamment de sa cousine américaine. L’hybridation, tant décriée par des naturalistes, n’est-elle pas aussi un facteur évolutif puissant permettant de s’adapter à une modification des conditions de vie, puisqu’en l’occurrence l’érismature rousse et les érismatures hybrides (ou métis?) semblent plus prolifiques ? Se pose alors la question de quelle nature voulons-nous ou pouvons-nous avoir et surtout qu’est-ce qui est légitime pour accorder droit de vie et de mort à telle ou telle espèce ? Derrière l’argument entendable de « réparation d’une erreur écologique » commise par les humains, d’autres humains peuvent exterminer des espèces animales, pour une cause présentée comme juste.

Sans faire la promotion de diffusion tout azimut des espèces animales, choses que les humains pratiquent depuis leur déplacement et la diffusion de l’agriculture, rappelons que les exotiques sont principalement des symptômes. Les quelques implantations d’espèces allochtones s’expliquent par leur plasticité écologique, leur capacité généraliste et la modification des milieux par simplification, artificialisation, dégradation de plus en plus marqués par le changement climatique.

D’ailleurs, des espèces non exotiques peuvent être considérées envahissantes pour ces mêmes raisons. Ainsi, le grand cormoran (Phalacrocorax carbo), qui avait considérablement régressé en XXe siècle, s’est étendu à toute l’Eurasie et, à l’occasion du changement climatique arrive même dans les zones arctiques. La majorité des agriculteurs français se plaignent de l’« explosion » des populations des choucas des tours (Coloeus monedula), pourtant jugés localement en régression jusque dans les années 2000. Dans ces deux cas, le côté invasif de ces espèces est liées à leur impact sur des activités humaines, la pisciculture pour le cormoran et l’agriculture pour le choucas. Ce dernier n’est qu’un des symptômes de l’uniformisation des pratiques et paysages agricoles lui offrant de meilleures conditions de reproduction. Et bien que protégées, ces deux espèces subissent des dérogations pour leur élimination par des tirs, qui comme bien souvent, ne règlent pas le problème dans la durée. Concernant le sanglier (Sus Scrofa), le géographe Raphaël Mathevet (2022) montre parfaitement les complexités entourant le caractère envahissant en France de cet animal emblématique des forêts européennes.

Les définitions d’espèces exotiques, indigènes, allochtones, autochtones, exogènes, endogènes… sont complexes et souvent à la frontière du géopolitique et du biogéographique. Ces notions questionnent aussi les conceptions figées de la nature, celle-ci étant d’autant plus dynamique qu’elle réagit à tout changement et perturbation. Ainsi des espèces présentes jadis mais disparues, ou même jamais présentes étendent leur aire de présence. Devrait-on les en empêcher ? Ainsi la mante religieuse (Mantis religiosa), grand insecte prédateur, ne cesse d’étendre sa présence vers le nord depuis le début du XXe siècle (Prenant, 1933) et plusieurs espèces d’échassiers comme l’aigrette garzette (Egretta garzetta), la grande aigrette (Ardea alba) et le héron garde-boeuf (Bubulcus ibis). Pourquoi se féliciter de la réintroduction de l’ibis chauve (Geronticus eremita) dans le sud de l’Espagne comme le fait la Société nationale de protection de la nature (SNPN) (7) et persécuter l’apparition de son cousin l’ibis sacré (Threskiornis aethiopicus) que cette même SNPN a contribué à éradiquer? Dans les deux cas, le rôle des humains est indéniable puisque les pionniers sont nés en parc zoologique, mais les animaux ont vocation à échapper à leur contrôle.

Bibliographie :

Albouy, V. 2016. Étonnants envahisseursCes espèces venues d’ailleurs, QUAE Editions, Paris.

Arca, M., Mougel, F., Guillemaud,T. et al. 2015. Reconstructing the invasion and the demographic history of the yellow-legged hornet, Vespa velutina, in Europe. Biol Invasions 17, 2357–2371 . https://doi.org/10.1007/s10530-015-0880-9

Lasserre, F. et Ruoso, C. 2020. Beaux d’ailleurs. Ces espèces exotiques qui nous entourent. Belin. Paris.

Mathevet R. et Bondon R. 2022. Sangliers. Géographies d’un animal politique. Coll. Mondes Sauvages. Actes Sud. Arles.

Rome Q., A. Perrard, F. Muller, C.Fontaine, A. Quilès, D. Zuccon & C. Villemant. 2021. Not just honeybees: predatory habits of Vespa velutina (Hymenoptera: Vespidae) in France. Annales de la Société entomologique de France cité in https://frelonasiatique.mnhn.fr

Paccalet Y. 2006. L’humanité disparaîtra, bon débarras ! Artaud. Paris.

Prenant M., 1933. Géographie des animaux. A. Colin, Paris.

UNAF - Union Nationale de l’Apiculture Française. 2021.Frelon asiatique. Comment agir au niveau des collectivités ?

Notes :

1. Après l’an 1500 pour les végétaux.

2. Rebaptisé pudiquement ESOD, espèce susceptible d’occasionner des dégâts. Si le nom a changé, le traitement de destruction est le même.

3. Fabienne Loiseau, « Frelons asiatiques, un essaim de préjugés », Reporterre.net, 22 août 2023.

https://reporterre.net/Frelns-asiatiques-un-essaim-de-prejuges.

4. Entomofaune : les insectes et les arachnides (araignées, acariens). Les pièges à frelons asiatiques prennent principalement des papillons, mouches, abeilles, guêpes, moucherons, frelons d’Europe et très marginalement l’insecte cible.

5. Justin Lainé, « L'écrevisse de Louisiane, la "Terminator" des eaux de Gironde », Actubordeaux.fr, 24 juillet 2022.

6. Exogène signifie que l’espèce n’est pas dans son aire d’origine, même si celle-ci peut-être proche mais historiquement restreinte. Exotique suppose une origine géographique plus lointaine encore, avec une provenance d’un autre continent.

7. La Société nationale de protection de la nature (SNPN) qui a participé à l’éradication de l’ibis sacré dans la réserve du Lac du Grand Lieu qu’elle gère publie un article des promoteurs de la réintroduction de l’ibis chauve en Espagne. Miguel A. Quevedo Muñoz, et Pierre Gay, « Le retour de l’ibis chauve, réintroduction dans le sud de l’Espagne », in Le Courrier de la nature, n°328, mai-juin 2018.

Extrait de P. Sierra et F. Benhammou. 2024. La géographie des animaux : de la zoogéographie à la géopolitique. Armand Colin.

https://www.dunod.com/histoire-geographie-et-sciences-politiques/geographie-animaux-zoogeographie-geopolitique

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