- Scuse-moi, scuse-moi, tu pourrais me rendre un service ?
L'interpellation provenait d'un homme, avachi sur le trottoir. Un clodo qui a pris pour habitude de venir boire du mauvais vin avec quelques autres à proximité du domicile du bon père de famille que je suis. Comme par reflexe, je mettais déjà la main dans la poche de mon manteau pour y saisir une pièce, pas trop grosse quand même hein, et la lui donner. Mais ce n'est pas ce qu'il voulait.
- Tu vois là, j'ai mal à la jambe, parce que j'ai eu un accident et j'arrive pas à marcher. Faut que je rentre au foyer, sinon je vais dormir dehors...Tu pourrais pas m'aider à y aller, il est là-haut, à côté de la piscine...
Et merde... C'est énorme ce qu'il me demande... Il me rend bien 20 ou 30kg et autant de centimètres et il veut que je lui serve de béquille sur plusieurs centaines de mètres ! En plus ça monte... et les cadavres de bouteilles alentours sont comme la preuve que son mal de jambe a bon dos... Après tout, je pourrais le laisser là et simplement partir, ce n'est pas lui qui me rattraperait... Ouais, puis après tu dirais que tu es de gauche, que tu es pour plus de solidarité, etc... Finalement, filer une pièce, ne pas pratiquer l'optimisation fiscale, c'est très abstrait et c'est quand même la moindre des choses...
- Bon, d'accord...
- J'savais que t'étais un mec bien...
- Ouais, c'est ça...
Bon, maintenant il faut que j'entre en contact physique avec cet homme qui néglige de manière scandaleusement ostensible son hygiène corporelle. Je l'aide à s'arracher du sol et me glisse presque naturellement sous son épaule. Pour lui, j'ai la taille d'une béquille idéale.
- On va y arriver me dit-il, en me soufflant une haleine fétide au visage.
- Ouais, c'est ça...
- Pis je vais pas te mentir, j'arrive pas à marcher parce que j'ai un peu trop bu aussi...
- Ah bon ?
- Mais tu sais, mon accident de moto, c'était à cause d'un trottoir, alors maintenant je veux plus marcher sur les trottoirs... alors on va marcher sur la route.
- Non, on ne va pas faire ça.
- J'avais une moto, une maison, une femme, là-bas, dans la Manche. J'avais un boulot, aussi. Et puis... Putain de trottoir ! C'est pas facile mais je vais me refaire...
Le croit-il vraiment ? En attendant, nous n'avions fait qu'une vingtaine de mètres ponctués de deux pauses. A ce rythme, il nous sera impossible de traverser le boulevard pendant le temps imparti aux piétons valides...
- On va y arriver, ne t'inquiète pas. J'espère seulement que les gars du foyer vont pas t'emmerder en arrivant. C'est des salopards...
- Pardon ?
- Ouais, ils arrêtent pas d'agresser mes potes... Ils m'insultent aussi.
Oh putain... T'es trop con... Pourquoi t'as accepté ? En plus, je commence à fatiguer. Qu'est-ce que je fais si je suis pris à partie par une bande de clodos ? Je pourrais toujours les semer... On verra. Nous voilà enfin au boulevard. Finalement, on le traverse sans problème. Pendant que je psychotais, nous avons, lui et moi, trouvé notre rythme de croisière.
- Tiens, c'est mes copines ! On va s'arrêter leur dire bonjour...
Oh merde...
- Salut les copines !
- Tiens te voilà toi ? Tu as encore trop bu ? Tu es encore bon à rien ce soir ! Etc...
Elles sont trois et parlent avec un accent hispanisant. Mini-mini-jupes, bas résilles, décolletés vertigineux, très fardées... des putes ! Non pas que j'aie quoi que ce soit contre ces femmes, loin de là. Mais si l'un de mes élèves du lycée venait à passer sur le boulevard... Je reste figé avec un sourire de crétin scotché sur le visage et je scrute les environs avec fébrilité. Après un temps qui m'a paru extrêmement long, nous repartons et nous approchons du foyer.
- Y sont tous là... Tu vas voir, ils vont t'emmerder...
- Bôf...
Au point où j'en étais...
- Alors Dédé, tu t'es encore pris une caisse ! Pas foutu de rentrer tout seul ! Merci monsieur de nous l'avoir ramené...
- J'avais trop mal à la jambe, alors j'ai demandé à mon pote de me ramener... Lui et moi on est comme les doigts de la main et on ira boire un coup ensemble...
- Ouais, c'est ça Dédé... Si tu le laissais rentrer chez lui maintenant ? C'est bon monsieur, on le prend en main et on va le coucher.
J' arbore toujours mon sourire de crétin, les remercie et m'en vais en priant pour qu'aucun élève du lycée ne soit passé en voiture sur le boulevard au moment j'étais en si bonne compagnie.
Dans ma cour, c'est ma jeune voisine qui m'interpelle :
- Bonjour ! Vous allez bien ? Je vous ai vu sur le boulevard tout à l'heure...
- Ah oui... Ben, euh, j'aidais un SDF à rentrer chez lui, enfin, à son foyer parce qu'il n'arrivait plus à marcher à cause d'un accident et il avait trop bu et on s'est arrêtés...
- Vous n'auriez pas dû l'aider !
- Je pouvais pas le laisser dormir dehors...
- C'est un pédophile ! Il a montré son sexe à mon fils de trois ans l'autre jour ! Ces gens-là, faudrait les laisser crever...
- Je savais pas...
Oh merde... En même temps, soutenir les délinquants sexuels, c'est bien un truc de gauchiste ça... Je pénètre enfin chez moi et j'embrasse mon fils et ma compagne en bon petit-bourgeois républicain.
- Tu rentres vachement tard ! Qu'est-ce t'as foutu ?