Le cabinet du spécialiste se trouve au 2ème étage d'un immeuble haussmannien : l'escalier est large et cossu et les résidents que je croise semblent habitués à ignorer les allées et venues claudiquantes des patients du spécialiste. Je le gravis d'un pas aussi alerte que se peut et débouche sur un long couloir. Devant une porte, patiente une jeune femme qui pianote sur son téléphone portable. Je me dirige vers elle en m'imaginant qu'il s'agit de la porte du cabinet médical mais je m'aperçois, au moment où je parviens à sa hauteur, que ce n'est pas le cas. Un peu gêné, je la salue, elle lève les yeux et les replonge sur son écran en m'ignorant. Je pars donc du côté opposé et trouve la plaque de mon spécialiste. « Sonnez et entrez » ordonne-t-elle, ce que je fais machinalement. La porte s'ouvre sur une pièce assez spacieuse à l'aménagement minimaliste : des murs blancs, quelques chaises vides sur ma droite et en face, le guichet de la secrétaire médicale. Je lui souris :
- Bonjour, j'ai rendez-vous à 17h avec le docteur Guillaume.
- C'est la première fois que vous venez ?
- Oui.
- Alors il faut remplir un dossier.
- D'accord.
- C'est rapide : nom, prénom, profession et adresse.
- Auriez-vous un stylo s'il vous plaît ?
- Oui, en voilà un.
- Merci.
Je remplis rapidement le formulaire : Farid X, professeur, 31, rue... et le lui tends pour vérification.
Elle jette un rapide coup d'oeil, à peine quelques secondes, lève la tête et prend un air revêche :
- Vous êtes à la CMU ?
- Pardon ?
- Vous êtes à la CMU ?
- Ah euh.... non, je suis professeur et... je suis à la MGEN comme tout le monde.
- On ne sait jamais !
- Les professeurs ne sont pas encore à la CMU...
- ...
En lui tendant son stylo, je lui demande :
- La salle d'attente est par là ?
- Oui, mais il faudrait que vous me rendiez mon stylo !
- Je vous le tends depuis un petit moment déjà.
Elle le récupère et me fait un signe de tête pour m'indiquer les quelques chaises vides qui parsèment la salle d'attente. Je m'installe et, avisant les exemplaires du Point et de Paris-Match disposés sur la table basse, je me décerne un satisfecit pour avoir pensé à glisser un bouquin dans la poche intérieure de ma parka avant de partir. Je le sors et essaie de m'y plonger : Les grands cimetières sur la lune de Bernanos. Je remarque que la secrétaire m'observe du coin de l'oeil. J'avais à peine entamé le livre la veille et assez vite compris que je n'irai pas au bout : la prose de Bernanos fait plus que m'ennuyer, elle m'agace. Finalement, Le Point... Mais est-ce bien Bernanos qui m'agace ? Les regards en biais de cette accorte secrétaire commencent aussi à me gonfler. « Vous êtes à la CMU ? » Elle n'a pu déduire cela que de mon prénom car je pousse la duplicité jusqu'à arborer une face de craie. En même temps, il n'y a rien de honteux à être titulaire de la CMU, c'est même plutôt tendance. Mouais, mais quand même, qu'elle déduise cela de mon prénom... Et si j'étais vraiment à la CMU ? J'imagine l'humiliation... Moi ça va, je suis un prof bien nourri et je lis Bernanos. Enfin j'essaie. Sûr qu'elle ne sait même pas la chance qu'elle a d'ignorer l'existence de cet auteur. Il faudrait une espèce de Couverture Culturelle Universelle... Voilà que je donne dans l'arrogance et la cuistrerie maintenant. Faut se surveiller. N'empêche, elle aurait fait un truc comme ça à Karim, j'imagine même pas le scandale dans le bordel ! Elle aurait pris cher comme le disent mes élèves. Sa carte vitale aurait sans doute chauffé. L'en aurait même oublié son stylo. Je sais, c'est pas bien la violence mais il est comme ça Karim. A vif. Et à la CMU aussi. Il y a 20 ans, il avait renversé le comptoir d'une boîte d'intérim parce qu'elle ne lui proposait pas d'emploi. Je m'en souviens parce que je bossais pour elle. Les pauvres salariées plus accoutumées à la violence sociale étaient longtemps restées éberluées devant cet accès de violence physique. Elles m'en avaient parlé parce qu'elles savaient que je le connaissais. Et déjà à l'époque, sans excuser, je comprenais. Je m'étais déjà fait malmener par un gendarme alors que je souhaitais déposer une plainte. Il prétendait m'avoir régulièrement contrôlé au volant de mon véhicule. Je venais pourtant d'avoir dix-huit ans (ah Dalida !) et n'avais même pas commencé de passer le permis de conduire. En martelant le mur de coups de poing, il m'annonçait qu'un jour viendrait où il « nous pisserait dessus, à moi et mes copains ». Mais il n'a jamais réalisé son rêve. J 'ai toujours plutôt eu de la chance. Par exemple, je vis dans le péché avec une femme au nom gaulois et c'est toujours elle qui se charge de prendre contact pour nos locations ou nos locations de vacances. Il y a au moins une fois où la proprio a exprimé sa prévisible surprise. Mais c'est des problèmes de petits-bourgeois tout ça. Du temps où je ne fréquentais pas les cabinets de phlébologie, alors que j'étais encore un étudiant fringuant, j'avais présenté ma candidature pour travailler à temps partiel sur une plate-forme d'appels. La dame était désolée mais aucun emploi n'était à pourvoir. J'ai raccroché et demandé à ma copine de présenter sa candidature dans la foulée et elle a obtenu un rendez-vous illico. Depuis, j'envoie mes copines en éclaireuses. Elle m'observe toujours la dame. Y fait quoi le médecin ? Ca me fait penser à ce proviseur qui s'était inquiété de cette barbe que je laissais négligemment pousser.
- C'est pour des raisons spirituelles ?
- Ben oui, je trouve que notre société est trop matérialiste, alors...
- Ah bon ?
- Non, je plaisante, j'ai juste la flemme de me raser mais je ne crois pas être le seul s'y j'en crois les colliers de barbe qui fréquentent assidûment la salle des profs.
Deux jours après, il m'appelait Ben Laden... Ca y est, le doctor ouvre. L'est plutôt sympa même s'il ne m'annonce pas de très bonnes nouvelles. Il prend le temps d'expliquer tout ça. J'ai un peu envie de lui parler de sa secrétaire. Mais à quoi bon ? En me voyant sortir mon chéquier, il me signale que je devrais procéder au règlement avec elle. Oh merde... Je retourne donc au guichet.
- C'est combien ?
La question me fait sourire.
- Euh, ben je sais pas, c'est pas vous qui...
- C'est écrit sur votre feuille de soin.
- Ah. 75 euros.
Je lui fais un chèque qu'elle vérifie scrupuleusement. Soixante-quinze euros...
- Au revoir madame et merci.
Elle ne me répond pas. Ca me fait une belle jambe. ! Mouhaha.
N'empêche, qu'est-ce qu'elle aurait pris avec Karim.