C'est vrai qu'il est pas mal ce blouson. Et le mien est quand même en fin de vie. A ce niveau, le garder, c'est de l'obstination déraisonnable. Couleur passée, des pressions qui ont sauté, et cette usure sur le flan droit, celui où frotte le sac que je porte en bandoulière. Que doivent penser mes élèves ? Je sais trop bien leur tendance à scruter leurs professeurs. En même temps, ce qu'ils pensent de mes fringues, je m'en tape un peu. Mais c'est vrai que j'ai l'air de surjouer la prolétarisation du corps enseignant. Ca me fait penser à cette blague, « Comment reconnait-on un professeur ? ». « En général, c'est un ancien bon élève qui s'habille comme quelqu'un de non imposable. » Hahaha. Bon, je ne vais quand même pas mettre 300 balles dans un blouson ! En même temps, mercredi, c'est les soldes. Mais je ne vais quand même pas faire les soldes ! Déjà, j'aime pas faire du shopping en temps normal, aller m'acheter une fringue est toujours un petit événement qui ne se produit que tous les quatre ans environ, les années bitextiles. Il arrive que la presse locale en rende compte. Alors faire les soldes ! Non seulement je n'aime pas ça, mais en plus, j'en aurai un peu honte. C'est con, mais j'ai beau me dire que plein de gens font ça, que j'ai quand même le droit de me vêtir et de faire de bonnes affaires comme tout un chacun, je n'arrive pas à m'y résoudre. Ca doit être un sentiment de culpabilité judéo-chrétien. Mais c'est vrai que là, j'ai vraiment besoin d'un manteau, et que celui là serait parfait. D'abord, parce qu'il est pas mal, mais surtout parce que je l'ai vu en vitrine, déjà repéré donc, et que je n'aurai qu'à l'essayer, faire semblant de me regarder vaguement dans la glace, payer et me tirer dare-dare. Ca me prendrait quoi ? Dix minutes, à tout casser. Avec un peu de chance, le vendeur ou la vendeuse ne m'adresserait même pas la parole. Ce serait l'idéal. Sinon, je risque encore de bredouiller un truc à peine audible et affligeant de banalité du genre « ah oui, c'est vrai, ça me va bien... » ou plus fréquemment, « oui, oui, ça me grandit... ». En plus, c'est une petite boutique, je ne risque donc pas me retrouver à faire une crise d'angoisse au milieu d'une foule composée d'individus à l'oeil vif et au geste efficace Au bonheur des dames. C'est un peu sexiste d'ailleurs ce titre. Vintage. Bon, les soldes commencent mercredi. Je pourrais aller travailler le matin, non, je dois aller travailler le matin, ensuite je rentre en train, et je peux faire un détour depuis la gare pour voir s'ils le soldent ce blouson. Sur l'heure du midi, il ne devrait pas y avoir grand monde. Mouais, pour l'instant, j'ai qu'à me dire que je ne le ferai pas et on verra bien dans quelles dispositions je serai mercredi...
Farid, ce n'est pas le chemin de chez toi, là. Tu es en train de te diriger tout droit vers ce manteau et tu vas donc, pour la première fois de ta vie, faire les soldes, et les faire dès le premier jour. Je n'ai pas vraiment le temps d'y aller plus tard et je crains que quelqu'un d'autre ne l'achète... mais qu'est-ce que tu es en train de raconter là ? Oui, c'est con de se dire un truc pareil mais j'ai besoin d'un blouson. Ca y est, j'y suis. Toujours en vitrine, 200 balles ! Je fais irruption dans la boutique comme un trader, demande à l'essayer, le passe, trop petit. Pas beaucoup, mais trop petit. Je ne peux pas fermer les pressions au niveau du col. Ca y est, voilà le vendeur, je ne lâcherai rien.
- Ca va ?
- Ben, il est un peu petit.
- Non, ça vous va bien. Ca se porte comme ça vous savez.
Non, je ne le sais pas.
- Peut-être, mais moi, j'aimerais bien pouvoir les fermer ces boutons-là...
- Attendez, faites voir. Oui, mais vous avez un pull très épais, c'est pour ça. Avec quelque chose de plus fin...
- D'accord, je le prends.
J'ai rien lâché.
En même temps, ne pas le prendre impliquait de me rendre dans d'autres magasins.
- Voulez-vous le garder sur vous ?
- Ben non, j'ai un gros pull.
Faudrait pas trop me prendre pour un con quand même. Je le paye et m'esquive. Moins de dix minutes, ça a duré. Mais je ne suis pas fier de moi. Il faut maintenant traverser la ville en manifestant ostensiblement mon intégration à la société de consommation. Pourvu que je ne croise personne. Reste à passer l'épreuve de ma compagne et j'en aurai fini avec cette affaire pour quelques années. Pour ça, elle va être surprise. Je grimpe l'escalier en essayant de me donner une contenance, j'ouvre la porte, traverse le tout petit couloir qui donne sur mon séjour et la voilà, face à moi, les larmes aux yeux :
- T'as vu ce qui s'est passé à Charlie ?