Au cours d’un échange sur le fil de Ben Boukhtache intitulé Sous homme, un abonné que j’avais interpellé sur les représentations quelque peu simplistes qu’il véhiculait sur les ressorts de l’engagement des harkis aux côtés de l’armée française en Algérie m’a rétorqué en substance qu’il ne pouvait qu’avoir raison puisqu’il connaissait plus de harkis que moi. En dépit de mon prénom, il n’a pas envisagé que je puisse être fils de harki et m’a avoué avoir supposé que ma signature n’était qu’un pseudonyme, d’autant que, dans mon commentaire, je m’étais aussi attaché à dédramatiser les propos de Frêche. Le ton, plutôt cinglant, de sa réponse s’est tout de suite apaisé lorsque je lui ai révélé que « j’en étais », même si, il a souhaité coupé court au dialogue en raison de ma réponse un brin railleuse. « Je ne savais pas que vous apparteniez à cette communauté au destin douloureux… » a-t-il tenu à me faire savoir. Tout le problème, c’est que je ne le savais pas non plus. Sans doute ne m’aurait-il pas répondu aussi froidement s’il l’avait su et aurais-je pris une autre position si je m’étais identifié à cette « communauté ». Ben Boukhtache et moi avons ensuite amorcé un débat sur la question mais, ce débat a tourné court. Nos nombreux désaccords peuvent dans une certaine mesure se ramener à une question : y a-t-il une communauté des enfants de harkis et quelqu’un (en l’occurrence Ben Boukhtache) peut-il se prévaloir de parler en leur nom ? Ben Boukhtache répond que oui, et nous propose d’ailleurs un nouveau billet où, par l’intermédiaire d’une vidéo, il nous propose sa définition des harkis et de leurs enfants. Il précise qu’il ne souhaite aucun débat et, comme ses contradicteurs ne sont pas légion sur Mediapart, j’ai supposé que cette interdiction m’était adressée. Son billet était d’ailleurs en Une de la page France, et je ne sais pas trop s’il s’agissait, pour la rédaction de Mediapart de trancher le conflit qui nous oppose et de valider la conception de Ben Boukhtache ou de mettre en exergue une opinion qu’elle sait polémique. Accessoirement, je trouve curieux qu’un journal participatif place en Une un billet dont l’auteur exige le silence de ses lecteurs. M’enfin…
Enfants de harkis, donc. La dénomination est un peu curieuse. Voilà que l’on peut identifier des personnes par le statut administratif et militaire de leurs parents. On doit donc aussi trouver des « enfants de collabo », « enfants de résistants », « enfants de fellagha », « enfants de femmes tondues à la libération »… Mais après tout, pourquoi pas, il y a bien des « parents d’élèves » dans notre société libérale. Moi qui pensais que les parents avaient des enfants et les professeurs, des élèves, j’en apprends tous les jours et ne m’étonne plus de rien.
« Enfant de harkis » laisse entendre que le substrat de cette identité réside dans les choix idéologiques des parents au cours de la guerre d’Algérie : analysons donc les ressorts de cet engagement. Si l’on en croit le rapport publié en 2007 par le Conseil économique et social, ils seraient au nombre de trois :
- « Le majorité des supplétifs s’est engagé pour protéger leur famille et maintenir la paix dans leur village contre les exactions de l’armée de libération nationale (ALN). Transgresser les interdits posés par le FLN (fumer, chiquer, jouer aux cartes…) se soldait le plus souvent par la mort »[1].
- « Pour rallier les villageois à la cause du gouvernement, l’armée française s’emploie à entrer en contact avec la population. Que ce contact soit fortuit ou volontairement provoqué, le simple fait pour un villageois d’être vu en train de discuter avec un militaire par un membre du FLN peut le condamner à mort. Il n’a dès lors, pas d’autres choix que celui de rejoindre l’armée française pour se protéger »[2]
- Seul l’engagement des élites francisées relève d’un choix idéologique, pour les autres, on peut trouver « un attachement historique » à la France, et même, une dimension naturelle à leur enrôlement puisqu’ils s’étaient déjà battus pour l’armée française.
Bien sûr, ces motifs bien prosaïques ne satisferont pas une certaine gauche qui a longtemps cru voir dans le harki la figure du collabo et une certaine droite qui préfère y voir la preuve des « apports positifs de la colonisation ». Dans les deux cas, on se regarde un peu le nombril et l’on n’hésite pas à instrumentaliser la dimension tragique de l’histoire de ces populations à des fins politiciennes. Vouloir à toute force rabattre « les opérations de maintien de l’ordre » en Algérie où une Nation a littéralement fait irruption sous occupation sur Vichy relève autant de la bêtise que de l’égocentrisme national. La droite, conformément à sa nature et à ses intérêts, suppose que les élites sont le tout et ne se risque pas plus loin dans l’analyse. A sa décharge, elle s’est montrée plus généreuse financièrement dans l’indemnisation des harkis que la gauche…
Ce constat est confirmé par mon expérience personnelle : alors que mon père me racontait son histoire et évoquait les tortures dont il avait été l’objet, tortures visant à obtenir son enrôlement volontaire auprès des forces françaises, j’ai appris avec stupéfaction que l’un de ses tortionnaires s’appelait X, que je connaissais bien en tant… qu’ami de la famille ! Devant ma stupéfaction, il m’a expliqué qu’étant données les circonstances historiques, il était bien difficile d’en vouloir à qui que ce soit, chacun ayant fait de son mieux pour rester en vie. Sage analyse d’un illettré capable de bien plus de subtilité, de finesse et de réflexivité qu’une majorité d’idéologues qui, armés de gros concepts, s’attachent plus à juger qu’à comprendre.
Si l’on ne peut pas trouver une identité idéologique chez les harkis, peut-être peut-on en trouver une « mêmeté » chez leurs enfants, identité qui se serait développée du fait de conditions de vie similaires ? Le problème, c’est qu’il est difficile de circonscrire une génération d’enfants de harkis : du fait de la guerre et de l’emprisonnement dans les geôles du FLN, les écarts d’âge sont importants. Pour ma famille, la naissance des enfants s’effectue sur 17 ans. C’est souvent bien plus étendu. Certains enfants sont nés en Algérie avant le début du conflit, d’autres, pendant le conflit, d’autres, dans les camps en France, d’autres encore, après le départ des camps par nos parents lorsqu’ils en sont partis. Chez moi, il y a, à l’exception de l’avant guerre, tous les cas de figure…
Un clivage traverse « la communauté » des enfants de harkis : le fait d’avoir ou non grandi dans un camp. Les enfants ayant grandi dans un camp, filles ou garçons, ont des trajectoires scolaires modestes, pour ne pas dire médiocres. Les autres, ont des trajectoires conformes
à celles de leur milieu social, c’est-à-dire, pour l’essentiel, celles des milieux populaires. Les traumatismes de la guerre et de l’expatriation expliquent en partie les trajectoires chaotiques des premiers, à quoi il faut ajouter les conditions d’accueil et de vie déplorables dans les camps. Insalubrité, promiscuité, discipline militaire (couvre feu à 22h dans certains camps) et ghettoïsation produisent inévitablement des handicaps à l’insertion des jeunes longuement socialisés dans ce contexte. Néanmoins, ces jeunes se révoltent à Saint-Maurice L’Ardoise en 1975. Leurs difficultés actuelles trouvent donc leur source dans la conjugaison de plusieurs facteurs, de nature historique, économique, sociale et politique. De manière générale, il me semble que lorsque l’on parle des « enfants de harkis », c’est de ceux-là qu’il s’agit. Les autres, qui ont aussi rencontré des difficultés, y sont assimilés ou, si j’en crois la position que semble avoir Ben Boukhtache, en raison de leur naissance trop tardive, et parfois de leur modeste réussite scolaire, ne peuvent pas vraiment être considérés comme des « enfants de harkis ». Les deux postures tendent donc à leur dénier le droit à la parole : la première parce qu’elle invente et assigne une « histoire douloureuse » à des populations qui parfois, ne connaissent rien du passé de leurs parents. La seconde, parce qu’elle revendique l’exclusivité du statut « d’enfants de harkis », produit les mêmes effets que la première mais s’accompagne de la négation d’une histoire familiale commune : en effet, pour poursuivre mes illustrations autobiographiques, sur une fratrie de cinq, deux ont connu les camps. Si eux seuls sont des « enfants de harkis », que sommes-nous donc, nous ? Et sommes-nous vraiment frères et sœurs ? Et nous voilà revenus sur l’épineuse question de l’identité des « enfants de harkis ». Enfants qui au final, ressemblent beaucoup aux autres enfants de migrants du Maghreb mais ne peuvent se confondre avec eux : la honte de l’origine de la migration de leurs parents persiste et les distingue, ainsi qu’une « occidentalisation » plus rapide. En effet, la question « du retour au pays » pour les harkis et leurs enfants ne s’étant jamais posée, l’adaptation au pays d’accueil a souvent primé sur le maintien des traditions. « Ouais, mais Farid, c’est un français ! » est une phrase, que j’ai entendu plus souvent qu’à mon tour dans la bouche de mes camarades d’origine marocaine ou tunisienne quand ce n’est pas dans celle d’enfants de harkis ayant connu les camps voire, dans celle de leurs enfants…
S’ils ressemblent aux autres enfants de migrants sans se confondre totalement avec eux, « les enfants de harkis » se distinguent peu des autres enfants de milieux populaires : ils ont souvent partagé leurs difficultés, leur insouciance et ont fait « les mêmes conneries » pour utiliser le vocabulaire que notre bande de préadolescents multicolores employait lorsqu’il s’agissait de fixer le programme d’une après-midi de vacances au Val Fourré. Les mêmes difficultés car ne pas avoir grandi dans un camp ne signifie pas non plus avoir grandi dans un palace et n’avoir manqué de rien. Lorsque votre mère vous enfile des sacs en plastique aux pieds afin d’éviter que la neige qui pénètre par vos chaussures béantes ne vous les refroidissent trop…il me semble difficile de faire de vous un privilégié, doublé d’un « intellectuel » né[3]. Mais la même insouciance aussi car enfant, vous n’avez aucunement conscience du problème ou du scandale. Ce n’est qu’à l’adolescence qu’il se trouve toujours quelqu’un pour vous le rappeler et tenter de vous humilier. Le tout est alors de répondre que vous avez ou pourrez changer de chaussures mais que votre interlocuteur aura plus de difficultés à s’acheter un cerveau.
Cette similitude avec les enfants de milieux populaires se constate aussi, comme je l’écrivais plus haut, dans les trajectoires scolaires. En France, cela signifie que ces enfants ont un parcours chaotique. Néanmoins, le critère de l’âge joue un rôle important. Les plus jeunes des enfants de harkis ont pu bénéficier de la démocratisation de l’accès au lycée et à l’enseignement supérieur. Professeur du secondaire dans un lycée d’enseignement général, je ne peux vraiment pas me targuer d’une scolarité linéaire : des redoublements, de l’ennui, de l’inconscience, de l’inadaptation, un peu de discrimination aussi, des exclusions, bref, il a fallu un réel volontarisme politique, quelques enseignants missionnaires et beaucoup de chance pour me permettre d’accéder à l’université où j’ai pu enfin développer une appétence pour ces choses si étranges que sont les livres, la culture et le savoir. Stéphane Beaud[4] montre bien la trajectoire de ces jeunes, les réussites de cette politique et surtout les échecs et frustrations qu’elle a aussi générés. Ces parcours n’ont rien de spécifique aux enfants de harkis, ils sont le lot de tous les jeunes de milieux populaires. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les élèves d’un lycée général et d’un lycée professionnel et même d’un lycée technologique pour constater l’étendue de la détermination sociale des parcours scolaires : en l’absence de jeunes issus de l’immigration, on peut aisément deviner les cursus des uns et des autres par leur registre de langage, leurs vêtements et même leurs caractéristiques physiques. Certains sont bien plus abîmés.
Mais la réussite même relative, l’émancipation qui l’accompagne et l’indépendance qu’elle permet, pour les enfants de migrants peut-être un peu plus que pour les autres, ne vont pas sans tiraillements : le transfuge de classe et ici, de culture, paie le prix de son émancipation par une distance culturelle toujours plus grande avec sa propre famille. L’ironie de l’histoire vient du fait que s’il peut avoir un sentiment d’étrangeté vis-à-vis des siens, sentiment qui n’empêche pas l’attachement, il est aussi, trop souvent, perçu comme une anomalie dans son milieu professionnel. « Comme tu as du mérite… » « Tu as dû avoir le concours en interne ? », « Tu es musulman[5] ? », « Tiens, Rachid… à pardon, c’est Farid, je ne m’en souviens jamais »… Bref, alors qu’il n’a ni plus, ni moins de « mérite »[6] ou de légitimité que ses collègues à être là où il est, il est fréquemment l’objet de condescendance et d’une forme de stigmatisation puisque contrairement à ses collègues, lui, « sent la sueur ». Le misérabilisme fait alors office d’ouverture d’esprit et de générosité. Pour ma part, je résiste en prétendant que « je n’ai même pas travaillé ce concours… », « Et toi, Michel, tu es musulman ? « Non, non, je m’appelle bien Rachid… ». En conséquence de quoi, je perds en sociabilité ce que je gagne en dignité.
Avoir vécu ou pas dans un camp, avoir bénéficié ou pas de la démocratisation scolaire, ces clivages déterminent donc largement l’insertion sociale des « enfants de harkis ». Mais peut-on encore parler d’une catégorie homogène quand les trajectoires divergent à ce point ? D’autant qu’à ces critères centrifuges, il faut ajouter l’explosion de la structure familiale maghrébine au contact de l’universalisme français. On trouve, au sein d’une même fratrie, des parcours absolument divergents : un délinquant, un ingénieur, une enseignante émancipée mariée ou pas avec un « français », une mère au foyer pratiquante s’étant mariée selon la tradition… Difficile dans ce cadre d’extraire une identité familiale, quant à la « communauté des enfants de harkis », elle ne peut qu’être fantasmatique. Les gouvernements successifs ne s’y trompent d’ailleurs pas : les multiples mesures de discriminations positives visant à favoriser l’insertion, par l’emploi ou le logement « des enfants de harkis » sont soumises à la conditionnalité des ressources. Depuis la fin de mes études pendant lesquelles j’ai bénéficié d’une bourse (modeste) spécifique, je ne suis plus éligible aux prestations et aides destinées aux rapatriés. Contrairement par exemple, à l’une de mes sœurs qui a pu faire miroiter une exonération de charges sociales à son futur employeur…
Enfant de harki, donc oui, c’est un fait. Mais, si je n’en ai pas honte, je ne le porte pas non plus comme un drapeau et je ne vois pas pourquoi un autre enfant de harkis, en aurait-il plus souffert, pourrait s’ériger en porte-parole. Je ne tiens pas particulièrement au statut de victime, d’autant que je considère qu’il serait largement usurpé. Je ne me plains ni de mon passé, je n’ai pas eu « une enfance malheureuse » et n’ai pris conscience qu’à posteriori des difficultés de mes parents, donc des miennes, ni de mon présent. Je mesure la chance que j’ai eue, et considère que, si je me suis arraché d’une communauté, il s’agit de celle « des pauvres », pas de celle des enfants d’immigrés ou des « harkis » puisque je ne m’y suis jamais identifié et ne sais pas trop ce que cela peut signifier. J’ai d’ailleurs été frappé de stupéfaction la première fois, alors que j’avais 11 ans, qu’une mère de famille bien française, dans un lotissement à la campagne ou nous avions emménagé, m’a déclaré « retourne dans ton pays, sale arabe !» parce que je m’étais disputé avec sa fille. Alors, le Val Fourré, c’est mon pays me suis-je dit et « sale arabe », qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire…? 25 ans plus tard, je suis pris de la même stupéfaction lorsque j’apprends que je fais « partie de la communauté harkie » ou de la « communauté musulmane » et que quelqu’un peut, sans aucun mandat électif, parler en mon nom. La vidéo de Ben Boukhtache s’achève par un commentaire où il est fait mention de la « volonté des enfants de harkis d’occuper une place particulière parmi les migrants en France », ce souhait, s’il existe, ne peut émaner de l’introuvable « communauté des enfants de harkis », est largement incompatible avec l’universalisme républicain et s’il devait être exaucé, ne ferait qu’actualiser une hiérarchie coloniale[7]. Il est déjà pénible de déconstruire l’inconscient colonial dont sont porteurs de trop nombreux citoyens, notamment de gauche, il ne me semble pas souhaitable de graver ces représentations dans le marbre de la loi.
Le débat est ouvert.
[1] http://www.conseil-economique-et-social.fr/rapport/doclon/07012202.pdf p 13
[2] Ibid, p 14
[3] Ce qui est très, très mal. Curieux d’ailleurs comme ce qualificatif m’est souvent renvoyé avec un peu de mépris depuis mon billet intitulé « Pourquoi je respecte les intellectuels », cela témoigne à mon sens de deux choses : la première, c’est bien l’utilité du billet puisque l’anti-intellectualisme est bien présent sur Mediapart, la seconde, c’est le nombrilisme et l’égocentrisme de ceux qui me l’accolent, postulant que je me prends pour un chercheur, ce que je n’ai jamais dit ou écrit, et considérant donc que l’on ne peut respecter que ce que l’on est, c’est-à-dire soi-même.
[4] 80% au bac et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire La Découverte
[5] Qui demanderait à un professeur s’il est catholique ?
[6] Les professeurs sont très attachés à cette valeur, ce qui n’est pas mon cas.
[7] Pour ma part, je ne souhaite pas occuper une place particulière, je n’aspire qu’à être un citoyen, rien qu’un citoyen, au même titre que les autres. Etre respecté quand je suis respectable, insulté quand je suis insultant, corrigé lorsque je me trompe, et trouve particulièrement offensant que mon statut de « fils de harki » puisse apaiser un interlocuteur.