J'ai bien sûr été bouleversé par l'attentat qui a décimé la rédaction de Charlie Hebdo ainsi que par le drame de Vincennes et même si je ne m'identifie pas à Charlie, je me suis rendu à la manifestation qui a eu lieu dans ma ville. Je me suis demandé si j'y avais ma place car je pensais avant l'attentat, et pense encore aujourd'hui, que de nombreux dessins de Charlie Hebdo n'ont fait qu'attiser les tensions au sein de la société française et que si je ne pouvais leur contester le droit de les publier, il m'était tout de même permis d'en contester l'opportunité. Il s'agit là en fait du fameux débat sur l'éthique de la responsabilité et l'éthique de la conviction, débat que ne pouvaient que récuser les membres de la rédaction d'un journal qui proclamait son irresponsabilité. J'ai donc manifesté parce que je me suis dit qu'au fond, s'il s'agit de défendre la liberté d'expression, il me semble plus cohérent de le faire sans laisser penser que je ne la défends que pour un journal qui pense comme moi. Je ne pense pas comme Charlie donc, mais je m'en sens solidaire. Par ailleurs, j'ai longtemps lu Charlie, pendant une petite dizaine d'années au moins : j'ai encore chez moi des livres de Bernard Maris, des rébus littéraires d'Honoré et des albums de Charb comme Maurice et Patapon. Je dois à ce dernier de mémorables fous rires partagés avec ma compagne et je crois que le rire a ceci de particulier qu'il force l'affection : on ne peut qu'en éprouver pour quelqu'un qui vous apporte de la joie. Finalement, peut-être avais-je plus ma place dans ce cortège que ces gens exhibant des « Je suis Charlie » sous toutes les formes tout en entonnant une fière Marseillaise.
Comme toujours après un événement politique, l'on assiste à une véritable lutte entre différents entrepreneurs politiques pour en déterminer et en stabiliser le sens. C'est ainsi que l'on a pu lire ou entendre sur les antennes, de Finkielkraut à Zemmour et de Marine Le Pen à Marianne (je n'ai pas osé lire Causeur), qu'au fond, tout ça est un peu de la faute du multiculturalisme, du relativisme culturel, et du laxisme coupable dont l'on aurait fait preuve vis-à-vis des musulmans en France. Même Jacques Sapir s'est fait sociologue pour dénoncer l'anomie des enfants de migrants qu'il explique par la disparition du discours sur la nation1, après quoi, et non sans quelque indécence, il a enfourché son cheval de bataille souverainiste et anti-européen.
La faute au multiculturalisme donc. J'imagine que c'est la légitime émotion qui conduit nos idéologues à oublier de nous définir ou de démontrer en quoi il consistait. Vu de chez moi, c'est-à-dire d'une ville moyenne de l'ouest de la France, le système d'intégration français n'est rien moins que multiculturaliste : pas de statistiques ethniques 2 ; interdiction du voile – et même du bandana3 - à l'école, ce qui fait de nous une exception dans l'ensemble des démocraties libérales ; revendications de l'interdiction pour les femmes voilées d'accompagner les sorties scolaires et bientôt peut-être interdiction pour ces mêmes femmes de travailler dans des crèches (il leur restera les ménages)4. Pas d'acccomodements raisonnables donc et même, peut-être, une crispation quelque peu déraisonnable. Voilà pour le système d'intégration, c'est-à-dire pour ce qui concerne les politiques publiques. Je ne sais pas vous, mais de mon côté, j'ai des difficultés à savoir de quoi parlent ces gens-là lorsqu'ils accusent le multiculturalisme de tous nos maux. Si l'on tient vraiment à incriminer un modèle d'intégration, c'est bien le modèle d'intégration républicain qu'il faudrait convoquer puisque c'est lui qui est en vigueur et qu'il a même été durci en 2004 car jusqu'alors, l'obligation de laïcité ne s'appliquait pas aux usagers mais aux agents de l'Etat. Bien que prévisibles, les rodomontades républicaines sur l'échec du multiculturalisme et l'indispensable réaffirmation d'une laïcité encore plus intransigeante5 ont quelque chose de surréalistes quand on sait qu'elles sont le fait de personnes dont les idées sont au pouvoir depuis au moins dix ans.
Mais je ne crois pas que l'on puisse expliquer de tels phénomènes par une cause univoque. D'ailleurs, l'existence de jeunes français convertis s'en allant décapiter des gens en Syrie devrait nous conduire à reconsidérer la question. De quoi des personnes comme Maxime Hochard, les frères Kouachi ou Amédy Coulibaly sont-elles le produit ? De l'islam ? Mais lequel ? Pourquoi ont-elles choisi précisément celui-là ? A cause de notre système d'intégration ? Pour Maxime Hochard6 aussi ? On voit bien que ça ne colle pas. Ces monstres ne sont pas apparus par génération spontanée mais sont bel et bien le produit endogène de notre société post-moderne7. Poser la question en terme de système d'intégration risque d'être parfaitement stérile pour comprendre ce qui nous arrive et certainement très fécond en invectives, anathèmes et autres mises en accusation personnelles. Cela a d'ailleurs déjà bien commencé.
De mon point de vue, la réponse serait alors plutôt dans l'articulation d'un système éducatif élitiste et trop souvent humiliant8 produisant de l'échec et d' un marché du travail verrouillé pour les jeunes sans qualification. Dans une société marquée par l'importance du statut où l'objectif des jeunes est de se placer9, il faut prendre la mesure des frustrations ressenties par ceux qui n'ont aucune ressource pour le faire. Si l'on y ajoute l'existence d'un système carcéral absurde et criminogène qui fonctionne comme un sas de radicalisation islamiste ainsi que l'absence de perspectives pour de nombreux jeunes de milieux populaires et notamment de nombreux enfants ou petits-enfants de migrants, nous pouvons peut-être saisir quelque chose du cocktail qui nous explose à la figure. C'est dans cette configuration institutionnelle et sociale, agrémentée de discriminations d'autant plus massives qu'elles sont niées que surgissent les crispations religieuses des uns et les discours racistes, xénophobes et islamophobes des autres : les uns et les autres se renforçant alors mutuellement dans un processus de ségrégation réciproque.
Il est vrai que cette étiologie sociale et sans doute incomplète appelle une remise en cause globale et douloureuse de notre modèle social et pas simplement de notre modèle d'intégration dont on voit mal ce qui pourrait encore le durcir10. L'école est un peu le centre de gravité de cette configuration puisqu'elle en condense tout les éléments : les mécanismes de sélection produisent une répartition des élèves qui semble fondée sur leurs origines sociales ou ethniques. Il suffit d'observer le clivage socio-ethnique entre un lycée professionnel et un lycée général pour s'apercevoir que les valeurs d'égalité républicaine ne peuvent apparaître que comme hypocrites aux jeunes ghettoïsés. Ces jeunes, qui n'ont pas plus de formation en sociologie qu'Eric Zemmour, ont tendance à ignorer les mécanismes sociaux qui sont au principe de leur concentration dans des filières aux débouchés parfois plus qu' incertains et l'interprètent à tort et à raison comme la conséquence de pratiques discriminatoires. Ayant le sentiment qu'ils sont réunis en raison de leur identité, notamment musulmane, ils ont curieusement des difficultés à se laisser convaincre que c'est parce qu'elle est aveugle aux identités que la République a jugé bon d'interdire le voile à l'école. Les défenseurs de la laïcité accommodée à la loi de 2004 devraient davantage protester contre cette bien peu républicaine ghéttoïsation pour ne pas prêter le flan aux accusations de racisme ou d'islamophobie. Ou du moins, comme Eric Weil qui soutient cette loi, affirmer la nécessité de l'assortir de la possibilité pour les musulmans qui le souhaitent de substituer un jour férié musulman à l'un des nombreux jours accordés par notre république catholaïque11. Ce geste d'apaisement pourrait constituer quelque chose comme une reconnaissance bienveillante et républicaine de la légitimité de leur présence sur le territoire national.
De la même manière que les républicains fraîchement convertis aux statistiques ethniques qui scrutent l'identité des manifestants pour déplorer l'absence très visible des minorités du même nom dans les cortèges du 11 janvier devraient aussi souligner que ces minorités n'ont pas davantage défilé pour protester contre la dernière une de Charlie qui met pourtant le feu aux poudres dans plusieurs pays musulmans.
Islamogauchistes ! Je m'attends évidemment à cette caractérisation même si je ne sais laquelle de ces deux épithètes est la plus infamante dans les représentations de ceux, forts en anathèmes, qui l'emploient. Et même si je ne suis pas plus musulman que je ne suis gauchiste, je m'y attends comme je m'attendais au déferlement de bêtise qui se déverse à jet continu depuis les tragédies qui ont à la fois marqué notre entrée en 2015 et sans doute la fin de quelque chose de précieux. Des journalistes, des artistes, des juifs, des policiers, sont morts tués par trois jeunes français se réclamant de l'islam ayant longuement fréquenté, de l'école à la prison, en passant par l'Aide sociale à l'enfance, toutes nos institutions républicaines. Depuis, les actes de vandalisme se multiplient contre des mosquées un peu partout en France et même si je crois qu'il faut saluer le pacifisme et le légalisme des victimes de ces agressions, je crains qu'il ne suffise de pas grand-chose pour, comme en 2005, embraser quelques quartiers populaires avec cette fois peut-être des dégâts humains qui excéderont les dommages matériels. La dimension émotionnelle de la manifestation de dimanche a largement été soulignée, par certains pour la ridiculiser et par d'autres pour glorifier ce grand moment d'union nationale. Pour ma part, je ne raillerai pas les citoyens ayant cédé à leurs émotions pour communier dans cet élan de solidarité fraternelle, je le ferai d'autant moins que j'étais parmi eux, mais je dois avouer que je ne m'y suis pas senti très à l'aise et que j'étais tenaillé par d'autres émotions que l'écriture de ces lignes me permet de nommer : au-delà de la tristesse, ce que je ressentais alors que je me trouvais dans cette foule pacifique relevait de la colère, mais aussi et surtout, de la peur.
1 Mais où se trouvait-il donc au cours de ces 10 dernières années ? Nous avons pourtant eu droit à un débat sur l'identité nationale et à un ministère du même nom ! On peut le lire ici : http://www.les-crises.fr/les-lecons-dun-massacre-par-jacques-sapir/
2 Didier Fassin, L'ombre du monde, une anthropologie de la condition carcérale, Seuil, 2014, montre que les taux d'incarcération des personnes d'origine étrangère en France sont équivalents à ceux que l'on trouve pour les afro-américains aux Etats-Unis).
3 CE, 5 décembre 2007, M et Mme A
Considérant qu'après avoir relevé, par une appréciation souveraine des faits, que le carré de tissu de type bandana couvrant la chevelure de Mlle A était porté par celle-ci en permanence et qu'elle-même et sa famille avaient persisté avec intransigeance dans leur refus d'y renoncer, la cour administrative d'appel de Nancy a pu, sans faire une inexacte application des dispositions de l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation, déduire de ces constatations que Mlle A avait manifesté ostensiblement son appartenance religieuse par le port de ce couvre-chef, qui ne saurait être qualifié de discret, et, dès lors, avait méconnu l'interdiction posée par la loi ;
4 Des travaux de juristes sur une théorie féministe du droit se développent en France, notamment à l'université de Nanterre. Stéphanie Hennette-Vauchez, Mathias Möschel, Diane Roman, Ce que le genre fait au droit, Dalloz, 2013
5 J'avais écrit un billet voilà deux ans où je me demandais s'il était possible d'être musulman en France sans susciter une forme quelconque de rejet : http://blogs.mediapart.fr/blog/farid/071112/comment-peut-etre-musulman-e
6 http://www.francebleu.fr/infos/otages-decapites-un-des-bourreaux-serait-un-jeune-originaire-de-normandie-1931422
7 De même que les nombreuses femmes « converties » affublées d'un voile intégral. Lire à ce sujet, Maryam Borghée, Voile intégral en France, sociologie d'un paradoxe, Michalon, 2012
8 Pierre Merle, L'élève humilié, L'école un espace de non droit ?, PUF, 2005 et 2012
9 Cécile Van de Velde, Devenir adulte, sociologie comparée de la jeunesse en Europe, PUF, 2008
10 Je suis quand même curieux de savoir ce que les tenants de cette position pourraient nous proposer.
11 On peut l'écouter ici : http://www.franceculture.fr/emission-une-fois-pour-toutes-1