19h, ce 24 novembre.
Après une après-midi studieuse passée à corriger des copies, je cherche un prétexte pour m'adjuger une pause cigarette car j'ai misérablement replongé après un sevrage héroïque de 18 mois. J'avise la poubelle et je me dis que je pourrais allier l'utile à l'agréable en profitant de cette corvée très virile pour me l'acccorder, cette pause. Deux étages à descendre, je débouche dans la cour, passe sous le porche de mon immeuble, et me débarrasse de mon colis, dans le conteneur à déchet qui stationne en permanence à droite du porche, tout contre mon immeuble. Je reviens sur mes pas et allume cette clope si méritée. J'ai à peine le temps de savourer la première taf qu'un agent de police qui semble surgir de la poubelle municipale que je viens de lester se dirige vers moi. Il baragouine ce qui ressemble à un bonjour, puis me demande :
- Vous habitez ici ?
Je suis un peu surpris de sa présence car je ne l'avais pas vu sur le trottoir au moment de jeter mon sac. Le temps que je réponde, le voilà rivé, à un mètre de moi, pas agressif ni rien, mais là, dans ma cour, au pied de mon immeuble.
- Euh... oui, en esquissant un geste vers l'immeuble qui m'héberge.
- Ici ? insiste-t-il en désignant la cour.
Alors là, évidemment, je me demande s'il se fout de ma gueule.
- Non, pas dans la cour, dans l'immeuble, là, au-dessus de nos têtes.
- Ah, c'est bien.
- ???
Et le voilà qui repart. Depuis le porche, je le vois traverser la rue et se diriger vers une voiture dont je n'entrevois que le capot. Elle est garée à l'arrache, juste avant un feu. Elle gêne un peu la circulation, mais sans susciter trop de protestations. On se demande bien pourquoi. J'en suis encore à essayer de comprendre d'où a bien pu sortir cet agent de la paix, me l'imaginant par ce froid, planqué, accroupi derrière le conteneur à déchet et attendant que je daigne prendre ma pause clope, quand la voiture assermentée effectue un démarrage en faisant crisser ses pneus, braque et traverse la rue pour me faire face sous mon porche, tous phares allumés. J'observe qu'un véhicule a pilé pour éviter de les percuter. A cet instant, je ne peux m'empêcher de m'imaginer que les choses vont mal tourner. Je pense à cet article du Monde, qui faisait état des premiers abus commis par nos forces de l'ordre sur les dents avec en guest-star, Ibrahim Maalouf lui-même, au prise avec tout ce que nous comptons d'agents régaliens. Et je me demande surtout ce qu'ils me veulent. Le type surgit de nulle part, fais irruption dans ma cour, me demande où j'habite, se contente d'une réponse purement verbale et s'en va sans même contrôler mon identité. Et le revoilà, dans sa voiture, sous mon porche, moteur ronflant et phares braqués sur moi. D'une certaine manière, je devrais me sentir en sécurité, je suis dans ma cour, avec une voiture de police qui m'éclaire pendant que je fume ma clope. Mais en fait, non. Heureusement, la voilà qui repart en marche arrière, et s'en va le diable sait où.
Alors, c'est ça l'état d'urgence ? La force de l'ordre peut venir nous gendarmer alors que l'on sort nos poubelles ou que l'on fume une cigarette dans notre propre cour ? Je suis évidemment au courant pour les perquisitions, les assignations à résidence, etc. Ces prérogatives exorbitantes n'étaient pas sans m'inquiéter mais j'avais vaguement dans l'idée - ou peut-être l'espérais-je seulement - qu'elles cibleraient un public déjà repéré pour des activités plus ou moins criminelles ou liées au terrorisme. Je m'imaginais aussi que les - toujours désagréables - contrôles de police allaient s'intensifier dans les lieux publics les plus fréquentés et qu'ils seraient plus ou moins fondés sur un comportement suspect ou interprété comme tel. Il s'agit visiblement de tout autre chose puisque la cour de mon immeuble, un peu excentré, est plutôt calme et que je considère que fumer une cigarette ou sortir ses poubelles constituent des comportements assez inoffenssifs. A moins de dévoyer le syllogisme au point de lui faire dire qu'un terroriste s'est débarrassé d'une ceinture d'explosifs dans une poubelle, qu'un homme vient de sortir les siennes, donc, cet homme est un terroriste qui vient de se débarasser d'une ceinture d'explosifs. Tordu quand même... Non, vraiment, je ne vois pas en quoi l'intervention de cet agent dans ma cour pourrait avoir un lien quelconque avec la lutte contre le terrorisme. J'y vois plutôt la simple volonté de me signifier que dans le climat actuel, il pouvait se l'autoriser.
Sur ces considérations, , je suis remonté chez moi, un peu préoccupé, et j'ai raconté l'anecdote à ma compagne.
- Tu avais ta capuche sur la tête ?
- Non je t'assure ! J'étais dans la cour, sous le porche. Et puis quand bien même...
- Alors tu devrais peut-être te raser. J'te l'avais dit.
- Je vais plutôt arrêter de sortir les poubelles, c'est plus prudent.