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Billet de blog 30 avril 2014

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Les procès de l'art : Petite histoire de l'art et grandes affaires de droit

En 1926, L'Oiseau dans l'espace, de Constantin Brancusi, entre dans le port de New York et dans l'histoire de l'art et du droit. « Qu'est-ce que c'est que ce truc ? » s'est sans doute demandé le douanier en inspectant l'oeuvre. Cette question est d'importance puisque de la réponse apportée dépendra le montant de la taxe que le propriétaire devra acquitter pour faire entrer l'objet sur le territoire des Etats-Unis.

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En 1926, L'Oiseau dans l'espace, de Constantin Brancusi, entre dans le port de New York et dans l'histoire de l'art et du droit. « Qu'est-ce que c'est que ce truc ? » s'est sans doute demandé le douanier en inspectant l'oeuvre. Cette question est d'importance puisque de la réponse apportée dépendra le montant de la taxe que le propriétaire devra acquitter pour faire entrer l'objet sur le territoire des Etats-Unis. « Ca ne ressemble à rien, ça ne représente rien, c'est en bronze... la taxe est donc de 240 dollars, soit 40% de son prix d'achat ! ». On peut imaginer la réaction de Marcel Duchamp qui était dans les parages et qui savait que les scupltures sont exonérées de toutes taxes.

Mais est-ce une scuplture ou plus généralement est-ce une oeuvre d'art ? Il ne s'agit pas dans cette affaire de trancher un débat purement philosophique et spéculatif mais juridique, c'est-à-dire de produire un discours performatif en ce sens que la réponse produira des effets bien concrets. Dans L'adieu aux arts, rapport sur l'affaire Brancusi, Bernard Edelman nous relate ce procès et les dialogues parfois cocasses qu'il a généré. Et de conclure que « par son retentissement international sur les lois en vigueur à l'époque, [ce procès] fonde alors de manière définitive, la notion d'art moderne telle que nous la concevons aujourd'hui ».

De l'histoire ancienne ? Voire ! En 2010, la commission européenne a considéré des oeuvres d'art contemporain comme de simples objets utilitaires. Une oeuvre de Dan Flavin, celle représentée en couverture de l'ouvrage ci-dessous, s'est vue refuser le statut de sculpture au motif qu'il s'agit « d'une installation lumineuse composée de six tubes d'éclairage fluorescents et de six supports en plastique [...] que le produit est présenté démonté [...] l'oeuvre d'art n'est donc pas l'installation mais le résustat de l'opération » c'est-à-dire les effets de lumière qu'elle produit ! En fait, pour la Commission, il s'agit d'un appareil d'éclairage à fixer au mur qui doit, à ce titre, faire l'objet d'une taxe à 20% au lieu de 5 ! Mais 20% de quoi ? De la valeur des luminaires ou de l'oeuvre ? De l'oeuvre ! Où l'on voit que la Commission ne s'embarrasse pas toujours de cohérence.

A la question qu'est-ce qu'une oeuvre ?, Céline Delaveaux et Marie-Hélène Vignes nous exposent donc les réponses qu'y apporte le droit, en nous relatant en quelques pages des affaires et les décisions de justice, souvent inventives et à la cohérence parfois fragile. L'emballage du Pont-Neuf par Christo et Jeanne-Claude ou le procès ayant opposé la photographe Bettina Rheims à l'artiste Jakob Gautel concernant la protection d'une oeuvre in situ réalisée dans un asile psychiatrique contraignent les juges à faire preuve d'une virtuosité casuistique que les auteures nous restituent de manière très abordable.

La définition juridique d'une oeuvre désormais à peu près circonscrite, on pourra aussi se demander, après Michel Foucault et dans un registre un peu différent, « Qu'est-ce qu'un auteur ? ». Auguste Renoir peut-il être considéré comme l'auteur exclusif de scupltures dès lors qu'il ne les a pas exécutées et qu'il s'est borné à donner des conseils et à les approuver ? Richard Guino le contestera 45 ans après la mort du maître et fera la preuve que les oeuvres porte la marque de sa personnalité et qu'il peut donc en être aussi considéré comme l'auteur.

Mais alors, l'acquéreur d'un tableau-piège de Spoerri peut-il demander l'annulation de la vente au motif que le tableau a été réalisé par un enfant de 11 ans et que l'artiste s'est borné à remettre un « brevet de garantie » collé au dos du tableau ? Oui répondra la cour de cassation après une longue procédure.

Daniel Spoerri (1930), Repas hongrois, tableau-piège, 1963 Assemblage ,Métal, verre, porcelaine, tissu sur aggloméré peint, 103 x 205 x 33 cm

Et ce diable de Pinoncelli ! A-t-il souillé et abimé un simple objet industriel ou une oeuvre d'art en urinant puis assénant deux coups de marteau sur la Fontaine de Duchamp ? De la réponse à cette question dépendra le montant de la réparation qui se situe donc dans une fourchette d'une centaine d'euros à environ 200 000. Se réclamant de Duchamp lui-même, l'artiste de comportement contestera la légitimité de la restauration qui porterait atteinte à son propre droit moral sur l'oeuvre !

L'urinoir Duchamp - Pinoncelli 1917/1993

De Véronèse devant le tribunal de l'Inquisition à l'exposition Our body lors de laquelle des cadavres ont été exposés, de la célèbre affaire des colonnes de Buren à la validation de la censure des tableaux de Josef Felix Müller par la cour européenne des droits de l'homme, Céline Delaveaux et Marie-Hélène Vignes nous montrent que des juges se voient très régulièrement confrontés à des questions philosophiques et esthétiques sur la nature de l'oeuvre, de l'auteur, sur celle de l'authenticité etc, et qu'ils sont tenus de trancher. A travers plusieurs dizaines de procès, cet ouvrage à la fois érudit et accessible nous expose le dialogue pluri-séculaire qui s'apparente bien souvent  à une joute entre la technique des artistes et l'art des juristes. A moins que ce ne soit le contraire.

Céline Delaveaux et Marie-Hélène Vignes, Les procès de l'art, Petites histoires de l'art et grandes affaires du droit, Palette..., 2013, 29,90€.

Bernard Edelman, L'adieu aux arts, rapport sur l'affaire Brancusi, L'Herne, 2011, 12€

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