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Billet de blog 1 octobre 2024

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Les merveilles du Livre Vert

Une satire du pamphlet "Oublier Camus"

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Suffit-il à un livre de défendre une « bonne cause » pour déformer les faits qu’il prétend rétablir ? Comment débattre de la question coloniale avec ceux qui expliquent depuis les hauteurs de leurs chaires que, contre vents et marées, les « voix » des ex-colonisés et de leurs descendants doivent se conformer et adopter aveuglément, en dépit de leur expérience du territoire décolonisé, la grammaire d’un curieux anticolonialisme édictée dans certains campus du Nord ? Ce sont des questions que l’auteur des lignes qui suivent – muni de son expérience algérienne où les plus cyniques des despotes se disent « décoloniaux » et gardiens exclusifs du temple de l’« authenticité » nationale et religieuse – s’est posées après un long et étonnant voyage dans les pages du pamphlet signé par l’universitaire Olivier Gloag aux éditions de La Fabrique en septembre 2023, Oublier Camus. On le sait, certains réflexes autoritaires font leur retour au sein de la gauche et une étonnante vision de l’émancipation s’installe dans certaines formations intellectuelles : « restituer » la « voix » du « Grand Autre », en l’occurrence les ex-colonisés, avec la boîte à outils du despotisme soviétique et des droites « indigènes » que certains progressistes (dont il faut saluer l’engagement à gauche) peinent à nommer. Dans ce contexte marqué par le règne du confusionnisme, il ne nous reste que les richesses prodiguées par les facéties et paradoxes d’Abû Firas Le Menteur, l’incontestable maître du café de L’Avenir perdu.

***

Un chercheur émerveillé nous a raconté ce qui suit :

Nulle trace de son ombre au café de L’Avenir perdu, je cherchais Abû Firas Le Menteur les nerfs tendus. Je le savais, mes efforts étaient d’avance perdus. Autour de moi, le temps fut suspendu.

Dans le Café, l’horloge de l’Histoire affichait un nombre inattendu. Des dizaines – « 19 – 62 » – qui inquiétèrent ma vue. Je crus qu’elle voulait me parler, mais, tout compte fait, ce fut une affaire conclue. Outrepasser cette ligne ? Peine perdue. Un fil rouge jusqu’à la fin des temps suspendu.

Tandis que mes yeux se perdaient dans la contemplation de l’horloge de ce temps incompris, je vis soudainement sur la table vide d’Abû Firas Le Menteur un billet de train à mon nom et une lettre rédigée d’un trait de plume merveilleusement accompli.

Je posai les pieds dans la ville dont j’ignorais l’existence. Je ne comprenais plus rien, j’assistais à la défaite de mes sens. Plus tard, je sus que chaque année le même spectacle s’y répétait avec autant de puissance.

Le climat était à la profanation totale. L’ensevelissement s’avérait fatal. La peinture des murs et leur décor de pierre, les trottoirs pavés, les jardins, les arbres, les roses et leurs paupières. Les statues qui embellissaient l’Hôtel de Ville aussi cédèrent et le ciel bleu acquiesça à sa décoloration suicidaire. Dans la confusion, un passant vint me dire : « Le Gouverneur a décidé de repeindre le ciel à l’aide d’un échafaudage roulant. Ce n’est pas un délire ! ».

***

J’arrivai au Théâtre Rouge et sur le fronton je vis une inscription, en lettres d’or saillantes gravée, qui rassurait en avertissant les partisans du soupçon :

Tout écart opposition

J’épure

Des lettres et des arts

Je n’en ai cure

Celles qui marchent contre l’Histoire

Je purge

Ô orthodoxie pensée libre

Seules sauvées sont les armées de Panurge

Je franchis la porte, heureux.

Le public était enthousiaste, en feu ; il ne restait que quelques secondes pour le lancement de la fête du Grand Décentrement (l’invité vedette de l’année était l’auteur du remarquable Livre Vert qui sauva tous les opprimés de la terre !) qui, par pur hasard calculé, coïncidait avec l’ostentatoire célébration annuelle de l’anniversaire du Concile des arts initié par Andreï Jdanov, l’illustre mécène de l’hygiène artistique féconde dans ce qui était autrefois l’Eden soviétique (un illustre philosophe et éminent écrivain dénommé Sartre aimait appeler cet empire et ses colonies – baptisées « Républiques », la Russie. Par un immense et remarquable effort dialectique s’inscrivant dans le sillage de la religion historique du révérend père Hegel, ce grand esprit réussit à prouver que le colonialisme qui guidait l’Histoire vers sa réalisation suprême en URSS n’en était pas un !). L’événement se passait donc au Théâtre Rouge, l’historique fabrique des esprits libres qui eurent l’immense mérite d’inaugurer la glorieuse ère du « socialisme réellement existant ».

La salle était pleine, effervescente. Sur la scène, un décor simple, mais intriguant, froid comme les neiges de Sibérie. Deux chaises et une table, avec deux verres et une carafe d’eau, pour les débatteurs de la soirée ; une seconde table en marbre sur laquelle trois livres attendaient leur examen de rééducation : L’Étranger, La Peste et L’Homme révolté.

Le chercheur émerveillé poursuit :

Les deux débatteurs s’installèrent et avant l’ouverture du débat, j’entendis, à ma grande surprise (cette prise de parole soudaine n’était pas prévue !) l’auteur du Livre Vert prononcer l’illustre formule fondatrice de sa science :

La décolonisation est la fin de l’Histoire

Les bons sentiments sont la Vérité de notre Temps, l’espoir…

Les Arabes, quelle Histoire ?

Coloniale, rien que coloniale, point barre !

Ses prières achevées, il déclara le débat ouvert, sans considération aucune pour son interlocuteur.

En dévisageant l’auteur du cultissime Livre Vert, je réalisai, grandement surpris, que c’était Abû Firas Le Menteur, complètement méconnaissable, parce que déguisé en juge, et que son contradicteur était Abû Zarif Le Curieux, un homme dont la lucidité sur nombre de sujets politiques, sociaux et philosophiques était souvent taxée de « collaboration avec l’ennemi » et de « renforcement du pouvoir de nuisance des Mains Étrangères ».

Et c’est ainsi que le débat commença.

Brandissant non sans colère son Livre Vert, Le Menteur s’adressa à son contradicteur en disant : « Des Verdures de ma pensée, je ne vais parler qu’au nom du ‘‘socialisme réellement existant’’ ! dans le dessein de tout bouleverser ».

Faisant mine de le croire, Abû Zarif le Curieux dit :

- Ô toi, l’homme du passage éphémère à l’anniversaire du Concile des arts, à la fête du Grand Décentrement demeurant au Centre du monde, ta science éclaire de son aveuglement, ensevelit la vérité sous les sables de ses démonstrations. Annonce donc les principes de la non-direction de ton esprit !

- Eh ben, c’est très simple, voyons ! Est vrai ce que je tiens pour vrai, contre l’évidence et l’entêtement des faits ; est faux, mais surtout répréhensible, tout ce qui s’oppose à ce que je tiens pour vrai, tout ce qui réfute avec des preuves solidement établies les fantasmes avec lesquels je m’évertue à changer la couleur du ciel et de la mer, à tronquer et faire grincer le contenu des livres et leur esprit. Je prêche juste : savoir, c’est vouloir des croyances rassurantes, c’est-à-dire des vérités. La volonté de croire est le cœur de ma pratique scientifique. Elle est universelle.  Retiens bien cette formule : la vérité d’une proposition repose sur les raisons extérieures qui nous poussent à la considérer comme vraie, et non sur sa validité intrinsèque, son adéquation avec le réel. Je crois, donc c’est vrai. À toute critique fondée, irréfutable, qu’on m’oppose, je brandis mon arme : ce n’est qu’érudition et mille misères.

- Donne-moi donc une illustration éclair, ce feu de la pensée, et que mes oreilles s’ouvrent enfin sur la magie des signes du Livre Vert !

- Dans Alger républicain (« La spéculation contre les lois sociales »), le 12 octobre 1938, Camus écrit :

« Adversaires et partisans du Front populaire s’extasient également sur la hausse de salaires enregistrée depuis mai 1936. Sans vouloir nier cet accroissement du salaire, on peut cependant se demander s’il correspond à une augmentation réelle du bien-être de l’ouvrier moyen.

 À cet égard, rien n’est plus suggestif qu’une comparaison entre les indices du coût de la vie et les pourcentages d’augmentation du salaire.

En mai 1932, dans les entreprises algéroises de travaux publics, un ouvrier européen était payé 6 F de l’heure et un manœuvre indigène (non marocain), 1,40 F de l’heure.

D’après une convention collective de mai 1937, modifiée par arbitrage du mois de décembre de la même année, le salaire de l’ouvrier est porté à 7,20 F, celui du manœuvre à 2,30 F. L’augmentation dans le premier cas atteint donc 20 % et dans le second près de 60 %.

[…]. La hausse des salaires a donc un peu amélioré la situation du travailleur indigène. Mais lorsqu’il s’agit d’un homme qui gagnait 11,20 F par jour, on sent bien qu’une amélioration de cet ordre n’est encore qu’un pis-aller.  

Par contre, et en ce qui concerne l’ouvrier européen, les variations inégales des salaires et du coût de la vie ont réduit à néant le mieux-être qui semblait si chèrement acquis en mai 1936 ».

Déçu de ce passage invalidant complètement ma méthode de démonstration anti-démonstrative, ma propre conception de la vérité, je décide de le faire grincer. En voici le résultat. Je démontre par 1 – 1 que l’auteur de L’Étranger est un colonialiste cynique, affreux et impitoyable scélérat, un romancier affabulateur, serpentaire et vénéneux. Les chemins de ma pensée libre sont pavés de procès. C’est ainsi ! Nul ne peut échapper aux lumières de ma vérité. Accueille donc ma magie et… sois sage : « Camus relève que le salaire des pieds-noirs a augmenté de 20 %, alors que celui des Algériens a augmenté de 60 %. Notons ce qui ne choque pas Camus : le détail du salaire horaire des uns et des autres – les Algériens gagnant, après les grèves, 2,30 F de l’heure et les pieds-noirs 7,20 F. Camus ne remet pas cette injustice criante en cause, au contraire il la prend comme donnée absolue dans ses calculs – c’est l’acceptation de l’axiome impérial : les Européens gagnent plus que les Algériens, à travail égal ». C’est d’une clarté éblouissante, d’une rigueur scientifique implacable, éternellement irréfutable. Des graines de l’aveuglement fleurit la vérité !

- Certes, l’article n’est pas un brûlot révolutionnaire. Évidemment, il n’appelle pas à la chute du système colonial, parle froidement de ses injustices criantes. Et toute critique de cette tiédeur est légitime, nécessaire.  Mais, quand même, il dit clairement que les « manouvres indigènes » ne gagnent rien du tout et ne s’indigne aucunement de la misérable augmentation de leurs salaires. Les éclairs de ton analyse obscurcissent plus qu’elles n’éclairent d’après ce que je vois ! Il y a falsification là, tu l’admets bien, non ?

- Aucunement. C’est une technique, une arme de combat contre cette épouvantable ruse de l’Histoire : l’érudition. Et en cas de difficulté, je pourrais toujours brandir mon joker, mon sabre argumentatif : « Il n’était pas suffisamment anticolonialiste à mon goût ». Il faut que tu me comprennes : je suis en train de fournir des efforts colossaux pour sauver mes amis colonisés. Le fait même d’essayer d’argumenter à ce propos est un scandale, une offense impardonnable.

[Un silence glacial conquit la salle…]

***

Agitant ses mains dans tous les sens, l’orateur parlait avec aisance. Satisfait de cette première performance, il dit : « Je n’ai pas encore ouvert ma séance ». Et avec sa naturelle nonchalance, il lança ensuite un regard défiant au Curieux, suivi d’un sourire narquois pour l’instruire contre son gré de sa science.

Au milieu du grand étonnement de la salle, des applaudissements et des cris de joie sortirent des murs du Théâtre Rouge et une voix mystérieuse s’écria :

Gloire aux purges fécondes

Que la séance du « Qu’est-ce que ? »

Du savoir de son fleuve révolté

Inonde nos cœurs et le monde !

***

Le Curieux reprit :

- Ô juge des reins et des cœurs, démolisseur du réel et de la fiction, dis-nous : qu’est-ce que L’Étranger ?

- Avant tout, la maxime du Livre Vert, mon livre vraiment vert : la morale d’une œuvre est celle de son auteur, en fonction de l’acquiescement aux vents qui mènent les caravelles de l’Histoire. Après quoi ? L’Étranger est une fiction qui a participé à l’entreprise coloniale en tuant des milliers d’amis arabes. Meursault, que j’ai décidé de confondre avec Camus, a privé tout un peuple de son nom. C’est un crime contre l’humanité que de nier l’humanité de plusieurs millions d’Arabes. Retiens-le très bien : RATIFICATION FICTIONNELLE DE L’ORDRE COLONIAL. En somme, est écrit exterminateur chaque roman qui n’est pas un tract anticolonial. Ce n’est pas de fiction qu’il faut parler, mais de programme colonial. Il faut ouvrir les yeux, enfin ! Je vais te révéler une vérité, et tu seras forcément d’accord avec moi, malgré toi : L’Étranger, cette fiction de 1942, dépasse par la cruauté de ses tactiques militaires, mises en œuvre dès la prise d’Alger en 1832, l’ensemble des manuels de guerre et de colonisation, d’Assurbanipal jusqu’à Georges W. Bush. C’est très simple, voyons ! L’Étranger, c’est ma propre falsification-vraie du sens de L’Étranger !

- Quel émerveillement pour les yeux, ces paroles ! Je n’ai rien compris, mais je te crois. Tu es éminemment convaincant.

- Tu dois me croire !

- Peux-tu me soulager les narines avec le parfum envoûtant d’un autre morceau du Livre Vert ?

- Immédiatement ! Tu peux sentir cette merveille : L’Étranger exprime « un rejet radical […], le déni de l’Arabe en tant qu’être humain. […]. Ce déni – qui est simultanément une acceptation de la réalité coloniale – prend la forme d’une indifférence qui n’est pas expliquée mais plutôt offerte comme un fait presque neutre, comme une évidence indubitable. […]. Dans L’Étranger, le colonialisme va de soi ».

- Quelle argumentation implacable, excellement postmoderne. J’en ai même le vertige ! Donc, si j’ai bien compris, selon toi, il n’y a aucune différence entre représentation et apologie, entre la fiction et le tract ?

- Non, aucune. Pour Camus en tout cas. Pour Sartre et son naufrage critique en URSS, c’est une autre paire de manches. La colonisation est un phénomène exclusivement français. Par conséquent, Sartre est blanc, immaculé de toute compromission, comme la neige sibérienne…

- Mais, juste un instant, toi, monsieur Décentrement, si sensible aux causes des damnés de la terre, les contemporains de Camus, les écrivains colonisés, ils disaient totalement autre chose de ses fictions et du sujet qui t’obsède, ton fonds de commerce universitaire et pamphlétaire, le fameux et inénarrable « déni de l’Arabe en tant qu’être humain » : Mohammed Dib parlait d’ « un écrivain algérien » fraternel malgré les clivages ethniques, sociaux et politiques de la colonie ; Kateb Yacine évoquait l’« un des visages de l’Algérie » avec qui il avait des désaccords politiques et littéraires ; Mouloud Feraoun saluait l’homme qui, refusant l’attitude missionnaire et le paternalisme, ne cessait d’inviter les colonisés à parler d’eux-mêmes et de témoigner de leur expérience à la première personne ; et Mouloud Mammeri disait que ses représentations romanesques étaient fidèles à la réalité sociale de l’Algérie coloniale, cette société où le colonisé était une vague silhouette sans contours, avant d’ajouter : « Notre réalité lui était presque entièrement étrangère. Mais sa démarche littéraire était sincère, d’un profond respect à notre égard ».

- Je déclare ces positions comme honte nationale, haine de soi et nostalgie coloniale. Je dirais même que je suis en train d’assister à une intervention agressive de « Mains Étrangères », si je reste fidèle aux catégories d’analyse d’amis très authentiques, fiers de leurs origines et de leur glorieuse Histoire nationale. Je n’arrive pas à comprendre ces incessantes tentatives de les décourager, cette haineuse volonté d’affaiblir la force de leur fierté nationale. Mes amis colonisés que je veux sauver ne peuvent être forts que dans le culte de la souffrance, ne peuvent libérer leur vitalité créative que dans et par cette assignation qui est leur seul avenir. Ainsi, en humble homme décentré, j’ai tracé leurs chemins de liberté.

[Le public commençait à perdre sa concentration. L’oxygène se faisait rare dans la salle…]

***

- Ô philologue scrupuleux de l’omission déformante, falsificateur éclairant de l’Esprit de la Lettre, dis-nous : qu’est-ce que La Peste ?

- Il faut dire d’abord que c’est le livre de la SOLUTION FINALE ARTISTIQUE. C’est bien pire que L’Étranger. On est passé de la colonisation à l’extermination de tout un peuple. Mon école d’interprétation dit ceci : c’est une grave erreur dans l’Histoire que de penser qu’il est question de nazisme dans ce livre. Le virus, c’est le nationalisme algérien ; les rats sont sa manifestation à Oran. Par conséquent, les Algériens sont des rats. C’est à la fois très beau et anticolonial ce que je j’avance…il faut le reconnaître ! Et je vais te donner l’argument fatal : lors d’un de mes nombreux prêches, et ça m’a fait énormément plaisir, un descendant de ces rats m’a remercié en m’avouant qu’en tant que rat, je lui ai restitué son humanité spoliée depuis les âges obscurs du colonialisme camusien. Que les bons sentiments repeignent révolutionnairement des idées coloniales ! La Peste est une histoire simple : l’interprétation réellement irréaliste que j’ai imposée à La Peste. De ce fait, elle ne peut être que vraie.

- Quelle santé pour la raison, ces arguments ! Je n’ai rien compris, mais je te crois. Tu es éminemment convaincant.

- Tu dois me croire !

- Peux-tu me trouer les oreilles avec un énième passage de ton Catéchisme Vert ?

- Immédiatement ! Écoute cette merveille : en raison du fait que j’ai décidé, contre les faits qui ne rentrent pas dans ma logique argumentative, que Camus n’a pas résisté sous l’Occupation, et pour infirmer les écrits bien argumentés d’une certaine gauche que je juge moins prestigieuse que la mienne, j’ai théorisé dans mon Livre vraiment Vert ce qui suit : « Je propose une lecture différente : la peste ce n’est pas l’Allemagne ou les Allemands, c’est la résistance du peuple algérien à l’occupation française – phénomène intermittent mais inéluctable, qui s’assimile à une maladie mortelle du point de vue des colons ». Et par magie herméneutique, je rajoute : « Cette foule heureuse censée faire référence à celle de la Libération pourrait tout aussi bien être celle d’Européens d’Algérie qui célébra à Alger, en grande pompe, l’anniversaire du centenaire de l’invasion de 1930 ».

- Ce n’est pas une refondation du campisme, ce que tu viens d’avancer ?

- Oui, évidemment. La rétrospection, cher ami ! Prenons des auteurs de gauche, tièdes et moins prestigieux selon mes enseignements, pas du tout radicaux, et leurs écrits élogieux sur La Peste, comme André Julien (Le Libertaire, 12 juillet 1947), Maurice Nadeau (Combat, 13 juin 1947) et Marcel Péju (Franc-Tireur, 22 juin 1947). C’est bien gentil tout ce cirque, mais leur problème, selon les données de mon atelier de fabrication de preuves qui n’ont jamais existé, c’est qu’ils voyaient le nazisme et la Résistance partout ! Moi, mon école, c’est que si tu ne luttes pas contre la colonisation (qui n’est que française) comme les staliniens, considère ton engagement comme vain, pis encore, considère-le comme relevant d’un soutien actif apporté au colonialisme. La clef de l’émancipation, c’est nous. L’autre gauche, la fade tiédeur des raisonnés, complice du colonialisme, doit disparaître politiquement et artistiquement. Je réinvente la critique sur la base de la distorsion de ce qui réduit à néant mes obsessions pour la vérité.

[Le public commençait à étouffer. Les maux de tête et le vertige étaient insupportables…]

***

- Ô regard clairvoyant sur l’obscurité des horreurs de l’Histoire, arbitre partial des bons et mauvais impérialismes, dis-nous : qu’est-ce que L’Homme révolté ?

- La critique du totalitarisme et des crimes par millions du communisme soviétique n’est que le visage prétendument progressiste d’un attachement viscéral à l’Algérie française. Tu peux me dire la Grande Famine en Chine entre 1958 et 1961, avec ses 36 millions de morts, tu peux me dire aussi les 236 fosses du charnier de Sandormokh, les milliers de fusillés durant la Grande Terreur entre 1937 et 1938, et après quoi ? C’est de l’érudition, toutes ces antiennes. Ce qui ne rentre pas dans le cadre de la démonstration de mes croyances non avérées n’existe pas. Et cette érudition annule ma volonté de croire au Bien. Mais, et il ne faut surtout pas perdre cela de vue, ce n’est qu’une mise en scène serpentaire du dernier grand écrivain colonial français : Camus. Il a tout planifié pour occulter son racisme et les crimes coloniaux. Le Parti a toujours été colonialiste, c’est-à-dire anticolonialiste, et c’est pour cette raison que Meursault lui vouait une haine viscérale. C’est vrai que Meursault-Camus doit son exclusion au soutien public des nationalistes algériens contre lesquels s’acharnaient les autorités coloniales et la direction du Parti. Mais ces faits historiques relèvent de l’érudition. Ils vont à l’encontre de ce que je veux croire et faire croire. L’Homme révolté est un livre simple : mon rejet radical de toute critique de l’autoritarisme soviétique en ma qualité d’homme révolté contre L’Homme révolté.

- Quelle belle correction de l’Histoire, cette démonstration ! Je n’ai rien compris, mais je te crois. Tu es éminemment convaincant.

- Tu dois me croire !

- Une citation alors, plus de foudre, pour l’odorat et pour l’ouïe, célébrons, partageons le nectar des caractères Verts ! 

- Immédiatement ! En partant de la maxime, « Le campisme est la philosophie indépassable de notre temps », j’écris dans mon Livre Vert la merveille qui suit : « Camus est un agent anti-Sartre. […]. Son invocation permet de marier l’aura de l’engagement avec la défense du néocolonialisme. […]. Derrière la façade du moraliste, Camus écrit surtout contre. Sa conviction que le communisme est inséparable de l’émancipation des peuples colonisés est source d’une angoisse croissante qui devient le moteur de ses efforts de pensée ». Retiens cette flamme philosophique : Camus est « le porte-drapeau de l’intelligentsia anticommuniste française, sinon mondiale ». C’est ma vérité !

- D’aveuglement et d’éblouissement ! Mais un peu de sérieux, voyons ! Les crimes par milliers du colonialisme soviétique en Asie centrale, le soutien indéfectible, financier et militaire, de l’URSS aux milices sionistes d’extrême droite ayant expulsé 750 000 Palestiniens de leur terre et rasé plus de cinq-cents villages en 1948, la ligne nationaliste et pro-coloniale en Algérie du Parti (jusqu’à la fin des années 1950) et dans le reste des colonies, que représente pour toi tout cela ?

- Sartre ne m’a pas parlé de ces histoires et nos Historiens officiels n’ont rien écrit là-dessus. Je pense sincèrement que tu m’inventes ces choses-là. Tout ce que je peux te dire, en me basant sur mon Livre Vert, c’est que « les communistes et les sympathisants communistes » ont toujours été anticolonialistes, même dans les goulags.

[Avant qu’il ne s’évanouît, le public s’écria : « On n’y voit rien » …]

***

En dépit de l’évanouissement du public, Abû Zarif continuait :

- En plus, tu parles de l’identité de tes amis damnés de la terre avec le vocabulaire et les notions des réactionnaires orientaux et cela m’exaspère grandement…ces balivernes me révoltent. Tu avances les fâcheuses antiennes de l’authenticité et de la pureté nationale, avec les airs d’un révolutionnaire internationaliste, pour essayer de me faire croire que tu es un bon Décentré, un dévot impeccablement pénitent et…

Brutalement, Abû Firas coupa la parole à son contradicteur :

- Non, non !!! Tu lis mal. Je m’explique. Moi, ma volonté, c’est de sauver mes camarades de lutte, le glorieux peuple algérien, la patrie du Un Million et demi de Martyrs, la nation de la Révolution, les illustres citoyens de la République démocratique et populaire algérienne. Voici ma vérité. Ce que j’ai écrit est très clair : « Notons que nous appellerons ‘‘Algériens’’ ou ‘‘peuple algérien’’ les peuples arabo-berbères qui vivaient en Algérie avant et pendant l’occupation française, nommés ‘‘indigènes’’ ou ‘‘musulmans’’ par les colons. Nous appellerons ces derniers ‘‘pieds-noirs’’ ou ‘‘Européens d’Algérie’’, selon le contexte. […]. Désigner les colons comme des ‘‘Algériens’’ constituerait donc une forme de spoliation. Aujourd’hui, il existe encore des commentateurs pour décrire Camus comme ‘‘écrivain algérien’’ : ces termes trahissent une nostalgie pour une époque où la colonisation allait de soi ».

Avant qu’Abû Zarif Le Curieux ne reprît la parole, un nonagénaire explosa de fureur au fond de la salle, seul au milieu d’un monde évanoui :

- Toutes ces années de lutte pour ça ! J’ai fait plus de vingt ans de taule justifiées par de telles bêtises mortelles. De quelle science tu nous parles, pasteur ? D’un alignement sur les politiques conservatrices et rétrogrades de la droite orientale et tu veux me faire avaler cette couleuvre en brandissant la bannière de l’anti-impérialisme. Dans quel monde on vit, putain de merde ! Ces bons sentiments m’ont coûté vingt ans de taule, tu m’entends, et des années de persécutions et de misère, putain de merde !

- Non, mais non, très glorieux camarade ! Il me semble qu’il y a un problème de compréhension. Mes alliés très bons colonisés ne peuvent emprisonner personne. La répression, le racisme, l’intégrisme politique, la corruption, ce sont des catégories blanches. Crois-moi, tu n’as jamais été en prison. Tes histoires de prions sont un piège des « Mains Étrangères », tes véritables persécuteurs. Je vais te dire la vérité de mes…

- La ferme ! De quelle compréhension tu me parles, hein ! Tu me cites comme Algériens de référence les scribes officiels de la dictature, les sentinelles de la dénonciation des mouvements populaires et de la contestation sociale, tout en donnant une légitimité à leurs immondes bêtises confusionnistes et conspirationnistes. Ces gens justifient la matraque au nom de la pureté et l’authenticité dont tu fais l’éloge. Et après, tu vas me dire que ce n’est qu’un « problème de compréhension ». Non, non ! Jamais, jamais ! Le temps de l’évangélisation est fini. J’ai vraiment envie de lancer un truc énorme là, mais vraiment…

- Mais tu dois me croire. Je suis là pour te sauver. Je ne veux que renforcer ton esprit en déroute de mes bons sentiments…

- Na‘ddin rebbak ! Qu’ils maudissent la Loi de ton Dieu ! Crétin ! Un siècle et trente-deux ans de lutte contre le colonialisme pour que toi, pasteur te‘ lekh’ra ! pasteur de merde ! tu viennes me dire ça, me convertir à ton Catéchisme Vert.  On ne s’appelle pas les « Algériens », nous. Dans notre langue, et je n’ai pas besoin de tes restitutions de merde, on s’appelle (et il lâche des mots en arabe) :

!!! الجزائريُّون يا سِّي محمد  

Al-Jazâiriyyûn, bon sang !!!

!!! الدْزِرِيِّين يا دين رَبْ رَبِّي

Ed-Dziriyyîn, nom de Dieu !!! 

Il criait comme un fou et l’écho de sa voix faillit briser les murs du Sanctuaire rouge : « Rien à foutre de cette inénarrable ‘‘voix’’. La concubine de tous les despotismes. L’arbre stérile des bons ressentiments ! ».

Le Menteur répondit :

- Cher camarade de lutte contre l’hégémonie blanche, je te prie de méditer cette berceuse : « Je veux me décentrer tout en restant le centre du monde ». Si j’intégrais les sources indigènes, la belle langue arabe, le tamazight, le guarani, etc., ce serait une grande déception pour moi. La magie de mes concepts (épistémicide, phalo-blancho-centrisme, dissidence épistémique, Sud global inexorablement anticapitaliste, nocivité-universelle-blanche, narco-capitalisme-hégémonique, insurrection épistémique, etc.) perdrait son efficacité, son éclat, je dirais même, son agentivité. Comprends-moi donc et crois à mon narratif, tu n’as pas le choix : Camus est l’oppresseur transhistorique de la Nation algérienne. Ne pense surtout pas au pauvre État militarisé, au népotisme et à l’autoritarisme. Ce n’est que la légitime défense de ceux qui seront éternellement, pour moi, les damnés de la terre. N’écoute pas ceux qui critiquent le cumul des mandats, la répression des militants, des journalistes et du pluralisme politique. Ces histoires sont des affaires de blancs, des catégories exogènes à votre culture dont j’admire l’authenticité. Cette violence n’est pas en soi, mais seulement un innocent moyen servant la Marche de l’Histoire. Si mes lunettes ne voient que le colonialisme français, tout est colonial. C’est une histoire finie.

[La foudre du prêche d’Abû Firas Le Menteur emporta le nonagénaire, cet ancien membre fondateur de la Ligue des droits humains. Avant de rendre l’âme, il se creva les yeux !]

***

Abû Zarif Le Curieux reprit :

- Gloire à tes absurdités raisonnables ! Une dernière précision si ta clairvoyance dogmatique me le permet. Camus n’a jamais été un anticolonialiste acharné, un abolitionniste radical de l’entreprise inhumaine qu’étaient les conquêtes coloniales françaises. S’il y a incontestablement du colonialisme dans son œuvre, serait-il juste de dire qu’il est totalement colonial, cet auteur ?

- Sans le moindre doute, il est totus colonialicus ! Les zones grises, les ambivalences, c’est du colonialisme, toutes ces histoires… L’unanimisme révolutionnaire est mon unique boussole.

Déstabilisé, le Curieux voulut s’assurer que ce qu’il venait d’écouter n’était pas une hallucination :

- Ô belle âme antiquaire, père-courage des bibliothèques roses, dis-nous : qu’est-ce que la critique ?

- Une critique réellement existante. La culture massive des bons sentiments par les très bons ressentiments. Ma critique enseigne ceci : la volonté honnête de dire d’une œuvre ce qu’elle n’est pas au nom d’une certaine conception de la vérité. La mienne, en somme. Et ma méthode dit ceci : il faut s’obstiner à éradiquer du champ de la pensée la véritable bibliothèque coloniale de l’Algérie française, c’est-à-dire celle des Algérianistes Louis Bertrand, Robert Randau et toutes les merveilles civilisationnelles du colonialisme. Le critique doit veiller à l’hygiène rétrospective des idées et de la culture. Son rôle historique est de rassurer. Stimuler la positivité émancipatrice des bons ressentiments.

- Tu veux être le critique vraiment critique que tu n’es pas, c’est ça ?

- Je suis l’auteur indépassable du manuel de développement personnel à l’usage des Arabes. Qu’ils se sentent bien, qu’ils vivent heureux !  Je suis celui après qui il serait impossible de ne pas psalmodier dans tous les lieux du savoir et de la pensée :

« Et récite dans le Livre Vert que celui qui a tué un Arabe dans un roman, c’est comme s’il avait tué l’humanité tout entière ».

" وأذكر في الكتاب الأخضرِ أنَّ من قتل عربيا في روايةٍ فإنه كما قد قتل النّاس جميعًا

***

Le chercheur émerveillé conclut :

Je sortis de la Maison presqu’ivre, la vision dédoublée. Le discernement et les nuances du Livre réellement Vert m’émerveillèrent les yeux et les comblèrent du fruit décharné des jardins de la déraison !

La ville m’était méconnaissable et en avançant vers le marché des Écrivains à vendre, tout près de la gare, je vis une énorme fresque vandalisée, complètement méconnaissable, au-dessus de laquelle trônait une inscription éclairée d’une lanterne rieuse sous un soleil qui tombait d’aplomb : « Ne crains-tu pas le sort réservé aux mal-pensants. Damnatio memoriae. Les berges du fleuve sont un feu insatiable. L’oubli fécond, des montagnes de livres et les brasiers réchauffent nos cœurs d’une année, l’autre. De leurs cendres le désert s’habillera de fleurs. Oublier Orwell. Il faut l'oublier ! Oublier Camus. Il faut l’oublier ! Oubliez-les tous, cimentez vos esprits des cendres de nos flammes… oubliez-les tous…tous !!! ».

J’avais le vertige et je cultivais un attachement repoussant pour ce lieu de l’étonnement…

À l’arrivée du train et avant que je monte dans le wagon, Abû l-Hadhayân, l’homme aux balivernes, vint m’apprendre : « Aux véritables déformations d’Abû Firas le Menteur, j’ajoute ceci : Messali Hadj, père du nationalisme algérien et de la lutte anticoloniale, n’a jamais lutté contre le colonialisme, n’a jamais combattu pour l’Indépendance de Notre pays. Pour Nous, il restera toujours un traître ».

J’acquiesçai incrédulement à son dire-vrai, les larmes aux yeux. Tout était à vendre. Les écrivains sont à vendre. La raison au poteau. La vérité au tribunal. Pourquoi attendre ?

Quand le train démarra, un homme vint s’asseoir derrière moi. Il parlait tout seul et son monologue qui me paraissait ridicule m’interpella. En me tournant vers lui, je vis que c’était Abû Firas Le Menteur. Il me salua et se mit à rire. D’un rire follement jaune. Intrigué par sa posture, je lui dis :

- Par hasard, tu ne serais pas un proche du procureur impérial Ernest Pinard ?

- C’est un lointain parent, ce tendre procureur ! Ses méthodes m’inspirent. De ma langue sort la Vérité que je ne pense pas, à laquelle je ne crois pas, parce que j’œuvre pour le règne du Bien…le Bien le plus absolu des Biens.  Mon enseignement est simple, ma bonne conscience pénitente. Tu veux savoir ma fatalité ? Attribuer les vices d’une œuvre à son auteur, même s’il me sortait la main verte du Paradis[1], comme l’enseigne l’un de nos plus illustres dictons.

J’aimerais croire que les merveilles vertes n’étaient pas un rêve…

***

Faris LOUNIS

Écrivain

Source : https://comptoir.org/2024/10/01/les-merveilles-du-livre-vert/

Le Comptoir, le 01 octobre 2024.

[1] Adaptation française d’un dicton algérien en darija signifiant le refus absolu d’accorder créance à la parole d’une personne réputée pour sa tartufferie ostentatoire et son usage systématique du mensonge :

واللَّه مَا آمَنْتَكْ يَا لُوكَانْ تْخَرَّجْ يَدَّكْ خَضْرَة مَنْ الجَنَّة

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