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Billet de blog 3 novembre 2025

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Gaza, les racines historiques d’une guerre coloniale

« Gaza, une guerre coloniale » est un ouvrage pluridisciplinaire qui démontre de façon quasi irréfutable que l’événement du 7-octobre n’est pas « Le Jour zéro » du surgissement d’une violence démesurée, mais le résultat d’une oppression séculaire impunie, encouragée, épaulée et financée par nombre d’États aussi bien arabes qu’occidentaux.

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Dans la pluralité et la complexité des situations coloniales, celles qui se construisent sur de massives entreprises d’expropriation terrienne et de transfert / remplacement des peuples autochtones au premier chef, le recours à la violence par les colonisés se fonde, en majeure partie, sur l’asymétrie des forces entre les dominants et les dominés, mais également sur le sentiment d’une injustice déniée, voire soutenue par de puissants gouvernements et d’importantes institutions internationales, laquelle ne cesse de se prolonger dans le temps.

En ce sens, l’écrivain libanais Élias Khoury, auteur de La Porte du soleil (Sindbad / Actes Sud, 2002) – l’un des illustres classiques de la littérature arabe et mondiale sur l’expulsion massive des Palestiniens de leur pays, la Palestine historique, en 1948 (voir à ce sujet l’ouvrage de l’historien israélien Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine [2006], La Fabrique éditions, 2024) –, parlait, dans le dernier livre publié de son vivant à Beyrouth, d’une Nakba perpétuelle [Al-Nakba al-mustamirra] (Dar al-Adab, 2023) : un processus historique continue, et non un événement achevé.

Publié sous la direction de l’historienne Stéphanie Latte Abdallah et de l’anthropologue Véronique Bontemps, Gaza, une guerre coloniale (Sindbad/Actes Sud, 2025) vient replacer l’histoire dans la sphère des dépossédés du droit à la narration de leur propre vécu. Adoptant la notion de « colonial » comme prisme pertinent pour aborder les réalités historique et anthropologique en Palestine/Israël, le livre éclaire pertinemment le présent en déflagration de ces territoires imbriqués et disputés. Précises factuellement et novatrices épistémiquement, les contributions réunies ici restituent dans un style clair et accessible le contexte des attaques palestiniennes du 7 octobre 2023 (l’opération « Déluge d’Al-Aqsa ») et leur conséquence prévisible : le consentement international à l’anéantissement de Gaza et de son peuple.

Riche d’une pluridisciplinarité alliant efficacement l’analyse juridico-politique, l’étude économique d’un néolibéralisme d’occupation, l’exploration socio-anthropologique des récits de la Nakba et l’élucidation existentielle de diverses temporalités de la dépossession en colonie demeurant, regrettablement, largement méconnues du grand public, Gaza, une guerre coloniale démontre de façon quasi irréfutable que l’événement du 7-octobre n’est pas « Le Jour zéro » du surgissement d’une violence démesurée, mais le résultat d’une oppression séculaire impunie, encouragée, épaulée et financée par nombre d’États aussi bien arabes qu’occidentaux. Entretien avec Véronique Bontemps et Stéphanie Latte Abdallah.

***

Pour commencer, une précision de vocabulaire s’impose. Pourquoi parle-t-on de « la bande de Gaza », et non du « district de Gaza », comme c’était le cas avant la Nakba de 1948 ?

En effet, avant 1948, le district de Gaza appartenait à la Palestine sous mandat britannique et constituait environ 40% de sa superficie, comme le rappelle le chapitre d’Abaher El Sakka. Au cours de la guerre de 1947-49, qui a vu l’expulsion de plus de 900 000 Palestinien·nes de leurs villes et villages en Palestine historique, une partie du district s’est retrouvé sous administration militaire égyptienne et ce jusqu’en 1967, date de l’occupation israélienne. C’est alors que le nom de « bande de Gaza » (qita’ Ghazza) s’est imposé pour exprimer la réalité de la coupure de cette petite « bande » de territoire du reste de son environnement géographique et social. La bande de Gaza est ainsi beaucoup plus restreinte que le territoire de l’ancien district de Gaza, qui s’est trouvé largement amputé de son environnement social et rural par la Nakba de 1948. Un grand nombre de villages se sont retrouvés sur ce qui a été nommé l’enveloppe de Gaza où ils ont été remplacés par des kibboutz, dont certains de ceux qui ont été violemment attaqués le 7 octobre, et des postes militaires.

Avant d’aborder le caractère « colonial » de la guerre de destruction totale en cours à Gaza, pouvez-vous nous dire quelle était la configuration du champ politique palestinien à la veille du 7 octobre 2023 ?

Cette question fait l’objet du chapitre de Maher Charif. De notre côté, disons brièvement que le champ politique se trouvait dans une forme de blocage avec d’une part une Autorité palestinienne, dirigée par des représentants et une mouvance du Fatah fortement contestés par une opposition politique intra-Fatah mais aussi de la gauche et du Hamas et du Jihad islamique, et par la population pour son échec sur le terrain de la libération, alors que la colonisation n’a cessé de gagner du terrain en Cisjordanie jusqu’à arriver à une annexion de facto, et ce, en dépit de son maintien de la coopération, notamment sécuritaire, avec les autorités israéliennes. Une Autorité palestinienne qui était et est de surcroît décriée pour sa dérive autoritaire, sa répression des oppositions de tous bords, son évitement des élections générales, tel que l’on a pu le voir en 2021. Par ailleurs Mahmoud Abbas a placé ceux et celles appartenant à sa mouvance dans des postes clefs au sein du Fatah et de l’OLP, et en tant que président de l’OLP, il ne répond pas non plus à la demande des partis d’opposition mais aussi de la société civile et de la population d’une refonte démocratique de l’OLP, qui n’est aujourd’hui plus représentative, avec notamment l’inclusion à la fois de partis tels que le Hamas et le Djihad islamique mais aussi de mouvements et groupes de la société civile.

D’autre part, ce champ politique faisait face à une division majeure et ancienne entre une bande de Gaza gérée par un Hamas, également autoritaire et ayant même refusé les élections locales tenues en 2022, et l’Autorité palestinienne, ne parvenant pas à s’unir en dépit des volontés de l’ensemble de la population palestinienne. Une bande de Gaza soumis à un siège renforcé depuis 2007 et la prise de pouvoir du Hamas. Et enfin, une question palestinienne que les manœuvres diplomatiques américano-israélienne entendaient contourner, niant le droit à l’autodétermination des Palestinien.nes, alors qu’à l’annexion rampante de la Cisjordanie, se sont superposés les accords d’Abraham signés en 2020 par Israël avec plusieurs pays arabes, les Émirats arabes unis,  le Bahrein, le Maroc, et dans une moindre mesure le Soudan, et qui étaient en passe de s’élargir notamment à un acteur majeur, l’Arabie Saoudite, alors que les coopérations commerciales et sécuritaires du Royaume dirigé par le prince héritier et premier ministre Mohamed Ben Salman n’ont cessé de se développer.

Dans son tract intitulé « La dernière guerre ? ». Palestine, 7 octobre 2023 – 2 avril 2024 (Gallimard, 2024), l’historien Élias Sanbar parle d’« une guerre contre la Palestine, toute la Palestine », « d’une entreprise d’annihilation » de l’entièreté de son peuple dont la finalité est le « règlement définitif non de la guerre avec le Hamas mais de la Question de Palestine en tant que telle ». La thèse de votre livre converge avec le constat du célèbre traducteur de l’œuvre poétique de Mahmoud Darwich. D’un point de vue historique et anthropologique, pourquoi cette guerre contre Gaza est « une guerre coloniale » ?

La guerre génocidaire que mène actuellement l’État d’Israël contre le peuple palestinien à Gaza constitue en réalité l’aboutissement de logiques coloniales poussées à leur extrême, qui prennent leurs racines avec la naissance des mouvements sionistes à la fin du 19e siècle, à une époque où le monde était encore largement colonisé par les empires européens. La Nakba de 1948, qui a vu la création de l’État d’Israël sur les ¾ de la Palestine mandataire a été caractérisée très rapidement par une première génération de chercheuses et de chercheurs palestinien·nes comme un fait ou une situation coloniale – c’est le cas de tout un champ de recherche développé dans les années 1960 au Centre de Recherches palestiniennes de Beyrouth, par exemple. Outre le fait que des chercheurs et chercheuses palestinien·nes utilisent cette qualification depuis des décennies sans être vraiment entendus, il est aussi d’autres occurrences : un exemple dans le contexte français des années 1960 est celui de l’article de Maxime Rodinson intitulé ‘‘Israël, fait colonial’’ paru dans la revue « Les Temps modernes » en 1967.  Cette manière d’envisager les choses a été silenciée pendant la période Oslo, qui présente la situation comme un processus de paix entre deux parties égales, un conflit à régler : cette rhétorique de symétrisation efface la dimension coloniale, quand bien même elle s'est perpétuée pendant tout le processus d'Oslo.

Cette perspective a été réactivée vers la fin des années 1990 et le début des années 2000 lors de l’inscription, notamment dans le monde anglo-saxon, de la question palestino-israélienne dans le champ des travaux sur le « colonialisme de peuplement » (settler colonialism en anglais). D’après ses théoriciens, le settler colonialism (qu’on pourrait aussi traduire par colonialisme d’expropriation ou d’expulsion) se distingue du colonialisme dit « classique » ou du néocolonialisme par une volonté de transfert d’autochtonie : l’objectif des colons, tout en exerçant une souveraineté et un contrôle juridique sur la terre, est de transférer et de remplacer les populations autochtones. L’idée est que les autochtones deviennent des étrangers, tandis que les colons sont présentés comme des indigènes – là où le colonialisme « classique » est davantage axé sur des dynamiques d’exploitation notamment économiques.  C’est ce que Patrick Wolfe, historien britannique résumait de la manière suivante dans un célèbre article de 2006 intitulé “Settler colonialism and the elimination of the native” : « L’invasion est une structure, pas un événement ». Ce paradigme met la situation palestino-israélienne en comparaison directe avec les États colons blancs du Nouveau Monde : Australie, Fidji, États-Unis, Nouvelle-Zélande, Canada... où des populations autochtones ont été victimes de génocide et enfermées dans des réserves pour permettre la naissance de nouveaux États. 

D’un point de vue vernaculaire en Palestine, cette situation coloniale est bien restituée part l’expression de Nakba continue (nakba mustamirra), exprimant ainsi l’idée que la Nakba est un processus continuellement à l’œuvre dans tous les territoires de la Palestine aujourd’hui occupés par Israël, à travers des logiques de contrôle, de privation de droits, d’expropriation, de colonisation ou d’exploitation. Cette situation coloniale se caractérise par une violence d’intensité variable mais continuellement à l’œuvre contre les populations palestiniennes, une violence qui explose régulièrement comme on a pu le voir lors des Intifadas et des précédentes guerres contre Gaza et qui culmine avec cette guerre génocidaire et une annexion quasi réalisée en Cisjordanie.

En partant de la notion de « colonial » comme prisme pertinent pour aborder la réalité historique en Palestine/Israël, pouvez-vous nous restituer le contexte et la logique de l’opération Déluge d’Al-Aqsa ?

Cette opération s’est inscrit dans cette période où la volonté de ne plus prendre en compte la question palestinienne en la contournant s’était fortement affirmée, et il apparaît certain qu’il s’agissait pour le Hamas et les Brigades al-Qassam de même que pour les partis et groupes qui se sont associés à cette attaque par leurs groupes armés (les Brigades al-Quds du Jihad islamique et d’autres) de s’opposer à cet effacement de la question palestinienne : d’empêcher l’extension des Accords d’Abraham, de briser le siège, de s’opposer à l’annexion de la Cisjordanie, mais aussi aux incursions de colons sur l’esplanade des mosquées et à la remise en cause du statu quo sur les lieux saints, et de libérer les prisonniers politiques, une des causes très fortement portée par le Hamas, notamment depuis l’échange de 1027 détenu.es contre le soldat Gilad Shalit en 2011, alors que l’Autorité palestinienne n’est plus parvenue à des accords conséquents de libérations depuis la Seconde Intifada. Cette opération est aussi le résultat d’un tournant stratégique initié précédemment au sein d’une partie du Hamas tel que l’explicite en détails Leila Seurat dans son article.

Toujours selon le paradigme colonial que vous adoptez dans votre livre, qu’est-ce qui distingue selon vous la situation coloniale israélienne des autres formes de colonialisme ?

Si nous nous appuyons sur ce paradigme de « settler colonialism », nous considérons néanmoins (comme le font du reste d’autres chercheurs qui travaillent sur la Polynésie française, la Kanaky/Nouvelle Calédonie par exemple) que chaque situation coloniale a ses spécificités et connaît des formes d’hybridation propres à son époque et ses contextes : par exemple pour le cas de la Palestine, il est notoire que les gouvernements israéliens successifs ont longtemps exploité économiquement la force de travail palestinienne, y compris après le processus d’Oslo. Ici, le cas palestino-israélien se caractérise par des formes de colonialisme ultra-contemporaines qui ont des spécificités majeures. D’une part, l’imbrication avec la question économique et des structures néolibérales comme le développe notamment le chapitre de Taher Labadi, où il met en évidence trois logiques de pouvoir qu’Israël exerce dans l’économie palestinienne : l’exploitation, le contrôle et l’élimination. D’autre part, une autre spécificité est la gestion des mobilités dans un espace partagé sans réelles frontières, avec l’utilisation de technologies de pointe pour régulier les flux comme on peut le retrouver dans des modes de contrôle plus globaux des populations « indésirable » à l’échelle internationale, un point qui est abordé dans l’article de Stéphanie Latte Abdallah.

De nombreux passages du livre insistent sur une donnée occultée dans le traitement médiatique de la question palestinienne : l’asymétrie des forces entre les dominants et les dominés. Dans quelle mesure cette asymétrie favorise-t-elle le recours à la violence qui, parfois, se déverse sur les civils ?

La notion de colonialité permet précisément de penser cette asymétrie structurelle entre les colons et les colonisés. En disant cela, il ne s’agit pas de stigmatiser une population en tant que telle, mais de mettre en évidence des structures qui dépassent les individus et construisent leurs relations. Stéphanie Latte Abdallah parle plutôt de « relationalité coloniale » pour rendre compte du rapport d’asymétrie et de domination comme structure globale qui se retrouvent également dans des situations quotidiennes qui peuvent paraître égalitaires. Comme nous l’avons indiqué précédemment, cette « relationalité coloniale » dans son ensemble se déploie à travers un certain nombre de dispositifs coercitifs, comme le contrôle des circulations, la « toile carcérale » travaillée par Stéphanie Latte Abdallah dans son ouvrage de 2021, la différentiation des droits etc., qui créent une situation que certains chercheurs ont qualifié de violence « latente » ou « suspendue », qui peut exploser à n’importe quel moment et basculer dans la violence léthale et le massacre, dès lors que la population palestinienne est construite comme une menace par les discours et pratiques d’État israéliennes.

La guerre en cours contre Gaza entrave la capacité des Palestiniennes et des Palestiniens de se projeter dans un lieu, d’inventer un futur meilleur. Vous relevez à juste titre l’intentionnalité de cette entreprise de destruction qui vise l’effacement de la société palestinienne. Pouvez-vous nous donner un aperçu général des notions relativement nouvelles de « futuricide », d’« urbicide » et de « culturicide » ?

La seconde partie du livre intitulée « Effacer une société » aborde ces différentes notions, qui pour certaines ont déjà été travaillées, notamment celle « d’urbicide », qu’emploie Abaher el-Sakka dans son article, ou de « culturicide » qui fait l’objet du chapitre de Marion Slitine. Sans entrer dans les détails de ces articles qui les déploient de manière fouillée, disons brièvement, que « l’urbicide » signifie le fait de détruire des villes non en tant qu’objectif stratégique mais en tant qu’objectif identitaire. Le « culturicide » » ou « génocide culturel » est inclus dans la définition du génocide qui est au fondement de la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, celle du juriste Raphael Lemkin. Il s’agit d’actes de destruction intentionnelle et systématique de la culture d’un groupe social dominé. La notion de « futuricide » a été forgée par Stéphanie Latte Abdallah depuis cette guerre contre Gaza : pour le dire vite, elle permet à la fois de décrire la diversité des formes intentionnelles de destruction à l’œuvre (génocide, urbicide, scholasticide, écocide, culturicide…), d’insister sur la volonté d’écrasement en en montrant la dimension multi-temporelle : une volonté d’écrasement, d’arrachement et d’effacement qui se traduit pas un anéantissement au présent ; du passé, avec ce que l’on pourrait appeler un mémoricide, tout à la fois du patrimoine urbain, architectural, historique et de la culture mais aussi notamment la destruction des cimetières, qui entend couper la relation aux proches et l’ancrage générationnel dans la terre ; et une volonté d’oblitérer, d’agir sur le futur, quand cette guerre aura une temporalité longue alors que ses effets et ainsi sa violence ne s’arrêteront pas avec le cessez-le-feu mais seront vécus par plusieurs générations, mais aussi cette occupation de la conversation et des projections de l’avenir par des visions dystopiques dans lesquelles les Palestinien.nes n’ont aucune place, tel que l’on a pu le voir dans les différents plans qui ont été conçus par les autorités israéliennes et américaines, avant le dernier plan Trump de septembre 2025 qui s’en inspire également.

La notion de « génocide » revient dans plusieurs contributions du livre, souvent en relation avec celle de « colonialisme d’expropriation et d’expulsion », ce qu’on appelle dans le champ des études palestiniennes « la Nakba éternellement recommencée » (le colonialisme de peuplement n’est pas seulement un événement, mais une structure de domination). Pourquoi cette notion si contestée dans le champ médiatico-politique, mais aussi universitaire, s’applique-t-elle aujourd’hui au cas palestinien ?

En ce qui concerne notre choix d’employer le terme de génocide, qui est une notion juridique, avec des implications et l’obligation pour les États parties à la Convention de 1948 de le prévenir et de l’empêcher (et une responsabilité dans le cas contraire), nous nous sommes appuyées sur l’ordonnance de la Cour internationale de Justice du 26 janvier 2024 - à laquelle d’autres ont succédé – qui a évoqué un « risque plausible de génocide » et a ordonné six mesures conservatoires qui n’ont pas été appliquées. Ce choix qui était très contesté dans le champ médiatico-politique en France, en Europe et en Amérique du Nord notamment, quand nous avons finalisé cet ouvrage fin 2024 – début 2025, l’est beaucoup moins à présent, car malheureusement ce qui s’est passé depuis n’a fait que confirmer qu’un génocide a bien eu lieu.

Une majorité de juristes, la rapporteure spéciale sur la Palestine mais aussi des historiens spécialisés sur les génocides, tels qu’Omer Bartov ou Amos Goldberg ont attesté qu’il s’agit d’un génocide. L’association internationale des universitaires spécialisés sur les génocides ont voté fin août une résolution, qualifiant cette guerre de génocide à une écrasante majorité et demandant au États parties de remplir leurs obligations vis-à-vis du droit international en la matière.

Il appartiendra à la justice internationale, à la Cour internationale de justice et à la Cour pénale internationale notamment, de statuer in fine juridiquement sur ce point, de mettre en cause les acteurs, de statuer sur les responsabilités et les complicités face à ce crime, pour peu qu’elle puisse travailler sans faire l’objet de pressions politiques visant à la silencier, tel que l’on a pu déjà le voir à l’œuvre.

Pour finir, que peut faire la justice internationale pour émanciper la Palestine et les Palestiniens du joug de cette situation coloniale, complexe et inhumaine ?

Depuis octobre 2023, la Cour Internationale de Justice (CIJ) a en effet rendu un nombre élevé d’arrêts consultatifs et d’ordonnances par rapport aux années antérieures, alors qu’elle était peu encline jusque-là, comme le rappelle Johann Soufi dans son chapitre, à se saisir du sujet de la Palestine. L’ordonnance rendue par la CIJ le 26 janvier 2024, qui établit un « risque plausible de génocide » de la population palestinienne à Gaza est bien connue. Trois autres ordonnances ont été émises depuis qui réaffirment ce risque (les 16 février, 28 mars, le 24 mai 2024) ainsi que plusieurs avis consultatifs. A la différence des avis consultatifs, les ordonnances, qui impliquent des mesures conservatoires alors que l’affaire est toujours en cours d’examen sont des décisions contraignantes. Bien sûr, dans les faits la CIJ n’a pas de moyen concret de faire appliquer les mesures préconisées, et celles-ci relèvent des volontés politiques des États. C’est en ce sens que l’ordre issu de la Seconde guerre mondiale qui a abouti dans la création de l’ONU et du droit international tel qu’on le connaît aujourd’hui montre ses limites et sa réalité, qui est qu’il est gouverné in fine par les puissances dominantes – c’est aussi en ce sens que Johann Soufi parle dans son chapitre de Gaza comme du « tombeau du droit international ». On pourrait en dire autant de la Cisjordanie, en passe d’être annexée de manière totalement illégale y compris au regard des derniers avis consultatifs rendus par la CIJ en 2024. Soufi conclut néanmoins sur une note d’espoir d’un sursaut moral, et d’une refonte des principes du droit et de la justice internationale à l’aune de ce qui se passe actuellement en Palestine. Plus concrètement, on voit aujourd’hui que des parties civiles se saisissent du droit international pour intenter des actions en justice au nom de la compétence universelle, comme cette grand-mère française ayant perdu ses petits-enfants lors d'un bombardement à Gaza qui a porté plainte contre les autorités israéliennes pour homicide volontaire en tant que crime de guerre, crime contre l'humanité et crime de génocide. Ces actions si elles se multiplient pourraient par ailleurs être suivies d’effets.

Propos recueillis par Faris LOUNIS

Journaliste

Véronique Bontemps & Stéphanie Latte Abdallah (dir.), Gaza, une guerre coloniale, Arles, Sindbad/Actes Sud, 2025, 320 pages., 23.00 €

Source : https://elwatan.dz/gaza-les-racines-historiques-dune-guerre-coloniale/

El Watan, le 03 novembre 2025

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