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Billet de blog 9 novembre 2025

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« Irina » d’Anouar Benmalek. Le roman algérien d’un vertige russe

Pour cette rentrée littéraire, et plus de quarante ans après la publication de « Ludmila ou le Violon de la mort lente » (ENAL, 1986), l’écrivain Anouar Benmalek revient dans « Irina, un opéra russe », l’un des rares romans qui donnent à voir la Russie soviétique par le biais du regard d’un ancien boursier algérien, à une passion ancienne, intime : la civilisation russe.

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« Qu’est-ce qu’être algérien aujourd’hui ? ». Cette question, que Mohammed Dib jugeait « enfermante » et « aliénante » (revue « Apulée », N°8, éditions Zulma, 2023), poursuit encore toujours les écrivaines et les écrivains d’Algérie, au premier chef ceux qui écrivent en français et publient à Paris. A rebours de certaines plumes qui acceptent leur place d’ « instrument » pour expliquer l’Algérie à l’observateur étranger, c’est-à-dire ceux qui signent des dissertations pseudo-historiques pour absoudre les crimes et le caractère inhumain du colonialisme dans le dessein de « rétablir la démocratie dans leur pays », l’œuvre d’Anouar Benmalek témoigne d’une puissante volonté d’interroger les zones obscures de nos existences selon un registre singulier, émancipé des fausses problématiques identitaires et linguistiques. Quand l’auteur du « Rapt » (Fayard, 2009) conçoit et écrit ses fresques romanesques, il part plutôt d’une question ouverte : « Qu’est-ce qu’un écrivain aujourd’hui ? ».

L’écriture de ce professeur de mathématiques bouscule. Classique et limpide, sa densité historique et émotionnelle défait tous les manichéismes. Pour lui, il ne s’agit pas désigner les coupables et les complices de tel ou tel désastre, mais de comprendre, et surtout de voir et de sentir, la bascule d’êtres ordinaires dans le gouffre du crime aveugle, de la déshumanisation jouissive. Par-delà l’appartenance national et les diverses assignations identitaires, l’auteur de « Chroniques de l’Algérie amère » (Fayard, 2003) saisit sans pathos aucun la douleur brute, les ambiguïtés et les ambivalences des êtres humains dans les torrents de l’Histoire.  Depuis ses précédentes publications dont on peut citer « L’Enfant du peuple ancien » (Pauvert / Casbah, 2000) ou « L’amour au temps des scélérats » (Emmanuelle Collas / Casbah, 2021), il ne cesse de complexifier son exploration fictionnelle des géographies et des formes de la violence.

Pour cette rentrée littéraire, et plus de quarante ans après la publication de « Ludmila ou le Violon de la mort lente » (ENAL, 1986), l’écrivain revient dans « Irina, un opéra russe », l’un des rares romans qui donnent à voir la Russie soviétique par le biais du regard d’un ancien boursier algérien, à une passion ancienne, intime : la civilisation russe. Loin de se limiter à l’histoire de l’amour empêché entre Walid et Irina, ce livre investit deux questions fondamentales qui interpellent notre époque – affreusement lacérée par les sidérations que provoquent les entreprises annihilatrices et génocidaires menées par les puissances coloniales et impériales – : jusqu’à quel point mener le consentement à l’euphémisation et à la négation des crimes de masse ? Et quelles réceptions possibles pour une œuvre artistique quand se rencontrent, dans un contexte asymétrique, les descendants des victimes et des bourreaux ? Entretien avec Anouar Benmalek.  

***

El Watan : Le personnage principal de votre histoire est un jeune doctorant qui mène une thèse sur Napoléon en Égypte dans l’ancienne URSS. Bien qu’ « Irina, un opéra russe » ne soit pas un roman strictement autofictionnel, votre parcours estudiantin ressemble fortement à celui de Walid, car vous avez également préparé une thèse de doctorat en mathématiques durant cinq ans entre Kiev, Odessa, Moscou et Leningrad. Je souhaiterais ouvrir notre échange en vous demandant quelques éléments de contexte : qu’est-ce qu’être un chercheur algérien dans l’empire russe durant les années 1970 ?

Anouar Benmalek : À l’époque, l’État algérien était assez généreux en matière d’envoi des étudiants nationaux à l’étranger afin qu’ils s’y spécialisent dans telle ou telle discipline ou, par exemple, y préparent des thèses de doctorat. Cela a été le cas de l’ensemble de ma promotion de mathématiques à l’université de ma chère ville de Constantine. Nous étions une douzaine d’étudiants concernés, tous bénéficiaires à la fin de notre dernière année de cette fameuse bourse à l’étranger.

Mais, comme vous devez vous en douter, il y avait toujours une sorte de « loterie » dans le tirage du pays où vous deviez continuer vos études : les plus chanceux (ou les plus « pistonnés ») se voyaient envoyés aux USA, en Angleterre, en France ; les plus défavorisés par le sort devaient se contenter de pays dits de l’Est, dont l’URSS… C’était le temps de la blague, de mauvais goût, certes, mais révélatrice où le premier prix d’un concours fictif était un séjour d’une semaine à Moscou et le second prix d’un séjour de deux semaines à Moscou…

Dans cette promotion, nous avions été deux malchanceux à nous trouver dans cette situation inconfortable d’avoir à choisir entre perdre une année universitaire à nous tourner les pouces ou nous rendre dans un pays à la réputation pour le moins « austère » dont nous ne parlions pas la langue et dont le climat n’était guère rassurant pour les Méditerranéens que nous étions. En fin de compte (ou, plutôt, en désespoir de cause…), j’ai été le seul de mon département de mathématiques, cette année-là, à me résigner au voyage dans l’empire du froid. Les premiers mois n’y furent pas très agréables, mais ce (long) séjour en URSS fut probablement et paradoxalement une des meilleures choses qui me soient arrivées dans la vie, tant du point de vue scientifique que du point de vue strictement personnel.

Réglons d’abord la question des études : j’ai eu le privilège, inestimable, de soutenir une thèse dans un pays de grande tradition mathématique. Beaucoup d’avancées spectaculaires dans ma spécialité portent les noms de chercheurs de cette région du monde ! J’ajouterais, cela va de soi, un bémol, étant donné le contexte politique : j’étais mathématicien, et donc non concerné par l’allégeance idéologique que j’aurais eu nécessairement à montrer dans mon travail de thèse si j’avais été, par exemple, un chercheur en sociologie ou en économie…

Quant au reste, c’est-à-dire l’essentiel, j’ai fini par tomber amoureux, amoureux scandalisé certes, mais amoureux quand même de cet immense conglomérat de nations, de religions, d’histoires et de confrontations souvent sanglantes. Amoureux, singulièrement, de la partie russe de ce quasi-continent – et, bien sûr, de sa langue. J’insiste : profondément, rageusement épris, souvent avec indignation, de cette Russie dont la fille de Staline disait avec chagrin, elle dont la mère avait été « suicidée » : « Mon si merveilleux et si terrible pays ! » 

Mon amour n’était pas un amour aveugle, loin de là, car, en même temps que le jeune provincial que j’étais découvrait la grande littérature russe, l’extraordinaire poésie russe, la merveilleuse musique russe, il prenait encore plus conscience de l’immensité des drames qui avaient jalonné le vingtième siècle de cette Russie : l’incroyable dictature de Staline et de ses semblables, l’épouvantable cauchemar des camps du Goulag et de leurs millions de morts, la trahison impardonnable des rêves de liberté et de démocratie de ceux qui s'étaient soulevés contre le régime inique des tsars, sans oublier les sacrifices  (sur lesquels on n’insistera jamais assez) consentis pendant la Seconde Guerre mondiale.

« – Galoubtchik, mon chéri, je ne t’ai pas fait trop attendre ? s’enquiert à voix haute, un peu trop joyeusement, la jeune femme qui s’est rangée à ses côtés. – Eh, c’est quoi ça, un peu de respect, demoiselle, on ne grille pas queue ! se récrie avec acrimonie quelqu’un derrière eux ». Qu’est-ce qui va arriver à Walid quand, durant l’hiver 1978, à Leningrad, une jeune inconnue quelque peu intrépide s’agrippe à lui pour devancer les nombreuses personnes faisant la queue devant l’illustre musée de l’Ermitage ?

A. B. : Mon livre n’est pas du tout autobiographique. Mais, comme tout romancier, je m’inspire souvent de faits réels en les triturant selon le besoin de la fiction. Cette scène de la queue devant le musée de l’Ermitage, j’ai eu la chance de la vivre presque de la manière dont je la décris dans le roman – et donc, de tomber amoureux, mais cette fois-ci non pas du pays, mais d’une jeune femme bien réelle. Ce qu’on appelle, parfois paresseusement, l’âme russe, est contagieuse à l’âge que j’avais ! On se met à écrire de la poésie au moindre battement de cœur, et l’on passe ensuite des ébauches de nouvelles plus ou moins réussies au roman presque sans s’en rendre compte. Depuis, je suis resté infiniment reconnaissant à celle ou, plus exactement, à celles qui m’ont permis d’oser pénétrer dans le monde magique de l’écriture de fiction : j’étais parti en URSS comme mathématicien, j’en suis revenu toujours mathématicien mais apprenti écrivain de surcroît…

Au début des années 1980, les autorités russes obligent Walid à quitter le pays. De quelle manière sa relation avec Irina va-t-elle évoluer après cette « quasi expulsion » ?

A. B. : Le roman exigeait cette séparation, car mon propos n’était pas de décrire la chute de l’URSS, mais de « triturer » le temps de manière à aborder trois grandes périodes de la vie de cet empire : la période stalinienne à travers le personnage du grand-père d’Irina, celle des années soixante-dix de l’amour flamboyant que Walid éprouve pour Ia soprano, avant qu’il ne soit expulsé du pays, puis le retour de ce dernier dans la « nouvelle » Russie, quarante ans plus tard, à la recherche de celle dont il ne sait même plus si elle est encore de ce monde. La manipulation du temps, avec ses allers et retours se payant au prix fort, est essentielle dans ce roman cherchant à répondre à l’éternelle question qui nous tourmente tous, nous autres êtres humains à l’existence si fugitive : que serait-il advenu si l’on avait agi d’une manière différente, aurions-nous changé de destin, évité tel malheur, connu tel bonheur…

Membre d’une délégation officielle, Irina donne un spectacle à Alma-Ata, la capitale du Kazakhstan. Soudainement, une femme surgit du public et lui balance « à plusieurs reprises un seau d'eau coloré en rouge », tout en lançant des cris accusatoires. Cela s’est passé dans les années 1990. Qui était cette femme, et pourquoi a-t-elle agi de la sorte ?

A. B. : J’ai longtemps hésité avant d’entreprendre l’écriture de ce livre. J’avais déjà écrit un roman sur l’URSS après mon retour en Algérie au début des années quatre-vingt. Publié par l’ENAL, le roman n’était resté en vente que pendant une dizaine de jours, avant d’être retiré de toutes les librairies d’Algérie à la suite d’une plainte de l’ambassade d’URSS jugeant le contenu un peu trop « sarcastique » à son goût. Quand, quarante ans plus tard, m’a de nouveau taraudé l’envie d'écrire sur cette Russie si importante pour moi, j’ai d’abord longuement hésité. En attendant une éventuelle décision, j’ai procrastiné avec ce que j’adore faire en pareil cas : réunir et lire de la documentation…

Le hasard faisant bien les choses, je suis tombé sur des articles évoquant des événements à peine croyables pour moi qui prétendais n’être pas totalement ignorant en matière d’histoire de l’Algérie : durant la Première Guerre mondiale, des paysans-soldats russes envoyés par le Tsar en renfort aux côtés de l’armée française avaient refusé de continuer à se battre en apprenant la chute des Romanov. Après des affrontements meurtriers avec l’armée française, beaucoup de ces rebelles russes s’étaient retrouvés en prison… près de Biskra, dans le sud de l’Algérie !

C’est la découverte d’une autre période de l’histoire de l’URSS, celle-là d’une ampleur à la dimension cataclysmique qui allait me précipiter définitivement dans le chantier de ce roman : l’Asharshylyk, le nom que donnent les Kazakhs à la famine organisée par le pouvoir de Staline afin de contraindre les nomades du Kazakhstan de rejoindre les nouvelles structures agricoles collectives soviétiques, famine qui dépassa, en proportion de victimes, l’autre famine beaucoup plus connue – le Holodomor en Ukraine.  Même si l’Asharshylyk est parfaitement documenté par de nombreux documents historiques, livres et travaux universitaires, il n'est pas au menu de la "mémoire commune", celle formée, par accrétions successives, par les romans, les poèmes, le chant, le cinéma...  Pour ma part, je n'en avais jamais entendu parler ! Ce n’est pas chose nouvelle, nous le savons tous du côté sud de la Méditerranée : le devoir de mémoire tant invoqué en Europe ne concerne, ainsi que le rappelait vertement Aimé Césaire, que les massacres commis contre les peuples occidentaux, non contre ceux considérés comme trop « bronzés » !

Qu’est-ce qui va changer dans la carrière d’Irina quand elle découvre que son grand-père Vladimir Alexievitch, cet ancien agent du NKVD (un « agronome », selon le Parti !) qui incarne à ses yeux la droiture et la rectitude moral, est en vérité l’ « exécuteur docile de la famine voulue par Staline », et le cynique meurtrier de l’arrière-grand-père de Bibigul Sartbaïeva ?

A. B. : Les Russes ont cru se débarrasser à bon compte du souvenir des atrocités commises au nom de la construction du nouvel homme soviétique. Mon roman est basé sur l’idée de la transmission d’une malédiction proférée par un chef religieux kazakh contre Vladimir, devenu un assassin un peu malgré lui. Cette malédiction est léguée ensuite, par la magie sournoise de la fiction, à sa petite-fille Irina. Le livre expose comment la soprano, en rencontrant Bibigul, la descendante du chef kazakh, va devoir se colleter avec le passé de son grand-père bien-aimé ou, plus généralement, des crimes de son peuple contre un autre peuple.

Quand Irina énonce : « Bibigul m'a maudite dans la lettre qu'elle a laissée avant de se tuer. Alors, j'ai décidé de punir mon grand-père en me punissant. Vladimir avait voulu que je sois cantatrice, j'ai résolu que je ne le serais plus. Je ne voulais plus chanter au prix du malheur de cette jeune femme et de sa famille. Je me suis rendue sur la tombe de Vladimir avec une bouteille de vodka. », a-t-elle réalisé par ce geste politique une réparation symbolique de la famine (« l’Asharshylyk » en langue kazakhe) infligée par Staline au peuple du Kazakhstan ?

A. B. : Un crime de la dimension de l’Asharshylyk ne peut être réparé. De même, par exemple, que les crimes de l’ampleur de ceux perpétrés, par exemple, contre les Hereros et les Namas, puis contre les Arméniens au début du siècle dernier, contre les Juifs et les Tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale, contre les Cambodgiens et les Tutsis à la fin du siècle dernier ou, actuellement, sous les yeux du monde entier, contre les Palestiniens à Gaza.

Si l’on se représente notre espèce tout entière, l’Homo sapiens, comme un grand corps vivant, les génocides équivalent purement et simplement à trancher au moyen d’un équarrissoir dans la chair vive de notre humanité commune. Ces parties arrachées manqueront à jamais à l’aventure biologique, intellectuelle et spirituelle de notre espèce sur notre planète. On doit aux peuples victimes de ces abjections de l’histoire au moins la consolation de la reconnaissance de leur incommensurable douleur : à ce charcutage de notre chair commune, n’ajoutons pas le crachat insupportable de l’indifférence ou, pire, du négationnisme.

Walid n’a plus revu les terres russes depuis le début des années 1980. Les décennies passent, mais il ne cesse de ruminer quelque chose qu’il hésite à appeler « un échec », à savoir les quarante longues années d’amertume qui le séparent d’Irina, cette jeune soprano qui était promise à un avenir radieux au célèbre théâtre de la ville de Pierre le Grand, le Mariinsky. Plus le temps l’éloigne de son amoureuse, plus il récite avec justesse, et en langue russe, un célèbre texte d’Alexandre Pouchkine, la « fameuse lettre de Tatiana à l’aristocrate dédaigneux, Eugène Onéguine, dont elle venait de tomber éperdument amoureuse : Je vous écris – que vous faut-il de plus ? / Que puis-je ajouter à cela ? / Maintenant, je le sais, il est en votre pouvoir / De me punir par votre mépris ! ».  Serait-il juste de dire que la passion de Walid pour Irina est le reflet de votre profond intérêt pour la culture russe ?

A. B. : Ne pas lire « Guerre et Paix», « Anna Karénine» ou « Le Maître et Marguerite », Pouchkine ou Akhmatova, pour ne donner que quelques exemples, c’est se priver de grands bonheurs de lecture !  Depuis plusieurs années, je m’efforce de lire régulièrement de la poésie, le matin, en prenant mon café. La poésie étant l’Himalaya de la littérature, en lire constitue pour moi quelque chose que je tiens pour de la « musculation cérébrale », exercice qui m’aide à renouveler ma foi dans le pouvoir des mots et à commencer ainsi ma journée d’écriture. Je lis cette poésie d’ailleurs en trois langues : en français, en russe et, depuis peu, en arabe. Je regrette d’ailleurs profondément qu’on ne m’ait pas fait plus et mieux découvrir à l’école algérienne la poésie arabe contemporaine, si vivante, si talentueuse malgré le monde sclérosé qui tente souvent de la réprimer. Je me délecte actuellement de Nizar Kabbani, de Mahmoud Darwich, de Taha Mohamed Ali, de Ghassan Zaqtan… Je dois dire, à ma grande honte, que j’ai lu pour la première fois de ma vie un poème de Darwich non en arabe, mais dans la langue de Pouchkine, durant un séjour d’apprentissage du russe à Odessa alors que j’avais bien dépassé les vingt ans !

Lors d’un « entretien ‘‘amical’’ en situation d’ébriété », un officier russe apprend à Vladimir les rudiments du langage totalitaire – c’est-à-dire le fait de ne jamais faire correspondre les mots et les choses – tout en l’avertissant que sa langue ne doit jamais fourcher sur les atrocités commises au Kazakhstan par le pouvoir russe : « il n’y a jamais eu de famine au Kazakhstan, tonne-t-il, et encore moins de morts dus à une famine imaginaire dans cette République ! Prétendre le contraire, c’est travailler pour le compte des ennemis de notre pays ! […]. Tout, même le pire, finit nécessairement par être oublié, il suffit de ne pas en parler. En réalité, nous avons rendu service à ces arriérés de nomades, nous les avons un peu bousculés, c’est vrai, mais ils nous seront éternellement reconnaissants de les avoir sortis de leur Moyen Âge et de leur lait de jument fermenté ». À l’ombre des crimes perpétrés en Ukraine, au Soudan et dans d’innombrables régions du monde, trouvez-vous des similitudes entre les langages totalitaires d’hier et les discours du consentement à l’anéantissement des Palestiniens de Gaza aujourd’hui ?

A. B. : Un massacre réussi, c’est celui dont on ne parle plus, ou presque pas ! Qui est capable, en France par exemple, de dire pourquoi le 8 mai est une journée de deuil en Algérie tandis que l’année 1947 est, de son côté, une année d’épouvante à Madagascar ? Le souvenir des génocides passe souvent, lui aussi, à la trappe : il a fallu plus de cent ans pour que l’Allemagne reconnaisse officiellement le génocide commis par elle à l’encontre des Héréros et des Namas de Namibie. Espérons qu’il ne faudra pas plus de temps avant qu’on admette, en particulier dans les moyens d’information américains et européens, que l’anéantissement actuel des Palestiniens de Gaza au vu et au su du monde entier n’est ni plus ou moins que le premier génocide avéré de notre vingt et unième siècle ? Il est sidérant toutefois, et tellement avilissant pour notre dignité commune, de voir autant de moyens juridiques et financiers, d’esprits réputés intelligents, de spécialistes autoproclamés, de talents supposés artistiques mobilisés à longueur de journaux et de chaînes de télévision pour soutenir le contraire et justifier l’injustifiable. Le langage sert aussi sinon à tuer, du moins à contribuer à tuer, affirmait en substance Orwell. Il faut croire que ces « tueurs » de la langue s’en sont fait une spécialité à propos de Gaza…

Concluons notre entretien par l’évocation d’un art mis en exergue dans votre fiction, la peinture. Le « Joueur de luth », l’unique tableau du peintre Michelangelo Merisi, surnommé le Caravage, que le musée de l’Ermitage expose, suscite la curiosité des visiteurs. Irina le fixe et s’arrête sur un détail, les traits d’un chiot apparaissant entre les fleurs et les poires. Cette distance qu’exprime la lenteur du regard, serait-elle l’appel du large qui permet à toute œuvre d’imagination de saisir la laideur de notre temps de façon singulière, un peu à la manière de l’« Angelus Novus » du peintre Paul Klee et de l’ange de l’Histoire tel qu’imaginé par le philosophe Walter Benjamin : une puissance qui « donne l’impression de s’apprêter à s’éloigner de quelque chose qu’il regarde fixement. Il a les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les ailes déployées » (« Sur le concept d’Histoire », Payot & Rivages, 2013) ?

A. B. : L’art reste la démonstration que l’homme peut ne pas être seulement l’assassin de son frère. L’art permet de garder une certaine forme d’optimisme quant à la destinée de l’humanité. Dans mon précédent roman, « L’amour au temps des scélérats», le chant de la grande Asmahan, repris par la jeune Houda permettait aux deux amants syriens du livre de ne pas sombrer trop rapidement dans le désespoir. Dans « Irina», l’opéra joue ce rôle, de même que l’extraordinaire joyau qu’est l’Ermitage. « Le joueur de luth » du Caravage est, dans mon livre, le symbole, magique, de la place dérisoire et vitale de l’art.

Propos recueillis par Faris LOUNIS

Journaliste littéraire

Anouar Benmalek, Irina, un opéra russe, Paris, Emmanuelle Collas, 2025, 484 pages, 22.90 €

Source : https://elwatan.dz/irina-un-opera-russe-danouar-benmalek-le-roman-algerien-dun-vertige-russe/

El Watan, le 09 novembre 2025.

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