« Dans L’Étranger, le colonialisme va de soi ». Tout « dans L’Étranger semble de facto nier le statut d’être humain aux Algériens ». Raconter, décrire ou dénoncer, quelle mission pour la littérature ? Pour l’universitaire Olivier Gloag, l’auteur du pamphlet Oublier Camus (La Fabrique, 2023), il ne fait aucun doute que tout roman écrit en contexte colonial qui en dépeint la réalité sans la dénoncer explicitement comme le ferait un tract anticolonial serait une apologie du colonialisme.
Chose curieuse pourtant, l’obsession quasi maladive pour la « spoliation de la voix de l’Autre » et l’injonction paternaliste faite aux Algériens et aux binationaux de France à « décoloniser leur esprit » du dit « mythe Camus » passe sous silence deux sujets d’une importance historique majeure.
Le premier consiste dans l’oubli, voire l’occultation, de la véritable bibliothèque coloniale (Valentin Yves Mudimbe, 1988) de l’Algérie française, que constitue l’école dite « Algérianiste » dont les productions littéraires – comme Le Sang des races (1899) de Louis Bertrand ou Les Colons (1926) de Robert Randau – mettaient systématiquement en scène les faits et gestes des colonisés, mais sous une forme essentialisée, faussée par le poids de l’idéologie coloniale.
Le second réside dans la minoration des écrits d’illustres précurseurs des lettres algériennes de langue française à propos de l’absence de « l’autochtone » dans nombre de romans d’Européens d’Algérie. Dans un article de 1957, Mouloud Feraoun voyait dans « ce refus délibéré de témoigner en notre faveur […] une honorable pudeur beaucoup plus » qu’une « prudente réserve ».
Loin d’avoir nié le statut d’être humain aux Algériens, juge l’auteur du classique Le Fils du pauvre, ce refus de se substituer aux colonisés « a fait naître des vocations en nous encourageant à témoigner à notre tour et pour notre compte. Tout s’est passé comme si les écrivains d’origine européenne nous avaient conviés à une confession sans réticence, après nous avoir fait entendre la leur…»[1].
Bien que Camus ne fût en rien un « tacticien du colonialisme », comme le prétend Olivier Gloag dans son pamphlet, son œuvre et sa pensée politique comportent indéniablement un impensé colonial qu’il faut analyser et critiquer, mais loin des vieilles injonctions staliniennes à « choisir son camp ».
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Faris LOUNIS
Journaliste
Source
Le Comptoir, le 9 septembre 2024 :
https://comptoir.org/2024/09/09/camus-versus-la-vraie-bibliotheque-coloniale-de-lalgerie-francaise/
[1] Mouloud Feraoun, L’anniversaire, « La littérature algérienne », Paris, Seuil, coll. « Points », 1972, p. 55.