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Billet de blog 12 novembre 2025

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De loin la Palestine. « La Complainte des conquérants » et autres poèmes

Poèmes palestiniens sur un spectacle à huis clos, le génocide de Gaza.

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« Le temps de Gaza n’est pas neutre, il n’envoûte pas le monde de froide impassibilité, mais contre le réel il se heurte et il explose ! ». Ces dés lancés par Mahmoud Darwich dans « Poèmes palestiniens précédés de Chroniques de la tristesse ordinaire » (Cerf, 2009) condensent par leur beauté l’histoire présente de Gaza : un siège colonial en continuelle déflagration. Depuis deux ans, les survivants de ce camp de concentration diffusent instantanément les fragments du génocide qu’ils continuent de subir à l’ombre d’une mascarade nommée la « paix de Trump ».  « Trêve humanitaire », « guerre contre le terrorisme », « solution à deux États » et autres doses d’arsenic du langage génocidaire, la quasi-totalité des capitales occidentales consentent à l’anéantissement revendiqué d’une population colonisée depuis un siècle, ainsi qu’une partie significative des gouvernements arabes. Les manifestations, quand elles ne sont pas interdites, sont hautement surveillées et lâchement bâillonnées au nom de « la lutte anti-impériale » ; l’arme géopolitique des hydrocarbures n’a guère été utilisée. Et dans le marasme de ce vertige violemment marqué par la convergence des autoritarismes locaux et des extrêmes droites euro-étasuniennes, les mots regardent de loin la Palestine et tentent impuissamment de dire la cruauté des conquérants (« l’armée la plus morale du monde qui défend la seule démocratie du Proche-Orient » !), ceux qui s’acharnent en absolue impunité à effacer une nation, et ce au nom du « droit de se défendre » sur une terre qui aurait été acquise par décret divin.

***

La Complainte des conquérants

Dunes de sable montent,

Étranglent les hauteurs

Et effacent les mosaïques du ciel.

Un rire sadique se déchaîne

Et l’écho emmuré annonce la rage au cœur :

« Réduisez ce peuple en lambeaux ! ».

Le noir est une vallée de champignons géants

Ô parfum assassin des cendres

Leur musique règne désormais,

Les langues captives jouent la sidération

Tentent vainement un cirque de nobles sentiments

La « résistance » des lâches…

De leurs complicités au spectacle de l’écoulement du sang innocent

Naissent les plus belles louanges adressées

A la complainte des conquérants :

« Nous nous défendons des sauvages

Nous ravageons les collines sur lesquelles ils veulent vivre…

Nous devons terminer le vol de tout un pays, le leur !

Nous devons parachever l’œuvre de bonté et rebâtir

La promesse, la Terre de nos ancêtres

Nous devons vider cette Donation divine de ses grenadiers

Et surtout de son peuple entêté

Accroché par ses veines insécables à des pierres sourdes et absolument

Indifférentes à nos complaintes ! ».

Les Lambeaux

Écris pour les aveugles qui verront

Déclame pour les sourds qui entendront.

Voici mes mots

Et mon écho

Ils couvriront la terre

D’un tapis d’espoir lacéré

D’une prairie qui sera jaune

Ou rose de ses brûlures, peut-être…

Comme la pierre qui m’enfante

Jour après jour

A l’aube des agonies

Je marche presque nu

Enlevé de ma maison du lieu

Sur les sables de la Nakba, ensevelie

Ô Palestine, remonte !

Je marche depuis La Prison

La plus grande de ce monde

Un ciel ouvert sur les barbelés

Et les bombes la famine la soif

Une plaie béante sur la carte

De la Nakba…encore

Je marche et je marche

A quatre pattes

Je mange l’herbe et la merde

Je bois la pisse et la poussière

Un « animal-humain », disent-ils !

Je suis un peuple de trop

Et mon sang est rivière

Macabre qui se jette

Dans l’autre lieu de la Nakba, l’enfer.

Hier réfugié aujourd’hui

Condamné à mort, oui

Mon linceul est de sable

Les bras les pieds enchaînés

Une cage de fer, ô barbelés !

Les yeux bandés mes membres amputés

Un peuple en lambeaux…

Qui nomme le ciel de l’injustice

Avez-vous peur d’une mer de sang sans sépulture ?

Ô peintres, me voici, un peuple démembré

Pour matière à peindre !

Je suis une coquille

Je vois encore leurs ombres

Passagères devenues étrangères

Le peuple de la Nakba

Et ses cris…

Remontent m’entourent

Me trouent les oreilles

Le souffle

Et le cœur

Avez-vous un cœur, messieurs les « Revenants » ?

J’attends mon tour

La torture jusqu’à la mort

La folie peut-être, après le trépas

Sde Teiman je suis-là !

Voici mon corps

Un grenadier de 1948

La Nakba est son fronton

Un arbre ancien, d’avant la Noyade

Du jour où l’Église fut baptisée, rincée

Dans la langue des Arabes

Que je chante sous le cri

Et même d’avant

Voici mon corps donc, tue

Torture-moi, je vivrai

Même entre tes griffes

Les griffes de l’atroce

Mon écho habitera tes yeux

Tu habiteras la terre dans mon ombre

L’ombre d’un grenadier

Ma renaissance.

Un cirque de larmes pour la paix

I

Un long déluge de feu jouisseur

Cynique est le fracas des bombes le sable constellé de fosses communes…

Dans les hauteurs galiléennes un supplicié se réveille

Au milieu des ruines d’une église incendiée.

Il pense que c’est encore l’heure de la messe

Mais la maison de Dieu est un tas de pierres sourdes

Il a vu les « combattants de la liberté » assécher les puits

Célébrer leur « Indépendance » sur le corps inerte d’une femme allaitant l’enfant.

Depuis sa mort il n’a pu fermer les yeux et au réveil

Il revoit au milieu des barbelés les envahisseurs « se défendre »

Cimenter les puits et expulser les bergers

Déshabiller les collines des oliviers et des figuiers.

II

De l’oppression ils pensent savoir parler avec art

Ces innocents portant le supposé habit de la mesure

Pour étouffer la voix du supplicié qui voit la terre

Engloutie dans un marécage de crimes impunis.

Mais le supplicié connaît le scandale du siècle

Et l’autre scandale des mots…

Définitivement immaculés les « revenants »

Nomment « renaissance » un cimetière où rares se font les linceuls des roses.

Rien n’échappe

Rien ne leur échappe

Les ânes et les moutons, le promeneur esseulé

La vieille dame criblée de balles et ses petits-enfants affamés.

III

Les hommes aux beaux sentiments marchent depuis

Une vingtaine de mois dans la boue rougeâtre

Hier c’était un tapis d’herbe éclatant

Aujourd’hui le sol vacille de ses cadavres déchiquetés.

Ils écrivent des histoires sur l’amour et la paix

Avec force ils crient son nom, « nous voulons la paix » !

Une main sur le cœur, l’autre sur les yeux

Des morceaux de chair volent en l’air, ils s’empêchent de voir.  

Ils peuvent discourir sur tout, sur les pays lointains

Et les sentiments indéchiffrables du genre humain

« Nous avons le courage de converser avec tout le monde », se félicitent-ils !

Mais selon leurs règles, le différend a la parole confisquée.

IV

Ils marchent depuis une vingtaine de mois

Sur les berges du fleuve et de la mer

La couleur rouge au sourire narquois les poursuit partout

Le parfum macabre des souffles aux sépultures profanées.

Les innocents décident à leur grand étonnement d’ouvrir les yeux

Mais la moitié de l’œil droit seulement

Ils déclarent leurs « cœur brisé », un bel exploit…

Des « larmes brûlantes » pour enfoncer l’oubli.

Ils écrivent sur un beau cahier : « Nous sommes aveuglés

Depuis 1967, nous avons succombé à la tentation

De la force, l’occupation nous a corrompus » …

Balivernes ! leur « mémoire » est une amnésie cuirassée. 

V

Ils ne peuvent pas marcher depuis une vingtaine de mois

Les mains et les jambes amputées

De ceux qui « n’existent pas »

Jonchent les terres paisibles de leurs « villages socialistes ».

Ils laissent de côté les notes de leur précieux carnet

S’engagent pour « dire la vérité », « rien que la vérité »

Mais l’œil droit à moitié ouvert s’arrête au seuil de l’année 1967

Outrepasser cette ligne est un crime de la pensée.

Ils dorment au milieu d’une forêt de pins

Sa fraîcheur printanière est l’encre de leurs feuillets

Mais ils s’interdisent de voir que sous la rosée matinale

De ces arbres dorment les villages anéantis de la Nakba.

VI

La violence démente et destructrice

N’est pas l’œuvre de Dionysos, comme ils le prétendent !

L’ivresse de cette démesure

Est la Colonie elle-même, son parachèvement, l’honnêteté d’un visage conquérant !

Sur les côtes orphelines du Levant

Icarios n’a su ramener aucun plant de vigne depuis l’Attique

Car les raisins ne peuvent s’épanouir

Et saigner dans une forêt de pins terriblement acide. 

N’accusez donc pas Icarions, ô innocents !

Et son dieu Dionysos, ils n’ont servi l’ivresse à personne

Ils n’ont pu atteindre cette Terre durant « l’An de la force »

L’année 1948 avait déjà tout noyé.

VII

Le vin ne coule plus sur cette Terre depuis la naissance

« Miraculeuse » de votre Colonie, ce n’est pas l’ivresse de la force

Qui vous pousse à vous réjouir du spectacle obscur

D’un enfant calciné depuis le promontoire de Sderot.

Souvenez-vous, ô innocents, le breuvage divin cultivé par Icarios

N’a pu atteindre les rives du Levant

Car même la mer est assiégée, personne n’a pu couper

La pureté de la boisson, car même le Jourdain est confisqué !

Dites que nos souverains tuent pour apaiser leur soif

Pour purifier « La terre léguée par nos ancêtres »

Des nouveaux Peaux-Rouges d’un siècle de « civilisation » orgueilleuse

Et allégez votre « cœur brisé » de ses larmes, l’ensevelissement de la vérité. 

VIII

Depuis les hauteurs galiléennes le supplicié

Entend toujours le séisme des bombes

Les mots enkystés des hommes aux beaux sentiments

Plus que les obus d’hier et d’aujourd’hui lui déchirent les oreilles.

Ces « revenants » croient nommer l’indicible

Avec « courage », répètent leurs hagiographes serviles !

Mais leurs belles paroles sectionnent la voix du supplicié

Et innocentent dans le tribunal du Maître des Blancs une barbarie revancharde.

Les hommes aux beaux sentiments écrivent des livres

Mais ne pourrons jamais voir, lire un mot

Du testament d’un embastillé fissurant avec ses lettres le Mur de la Colonie

Sa mère l’attend depuis trente ans, elle a trépassé hier.

IX

Que vaut le cri aveuglé d’un « cœur brisé » ?

Un cirque de larmes pour « la paix »

Le double effacement dans les dunes de farine mêlées au sang

Des suppliciés et des embastillés.

Que valent les homélies contorsionnées pour « apprendre à se comprendre » ?

L’apparence d’un réveil tardif

L’éloge après cent ans de servitude

Des orangeraies luxuriantes d’un pays exterminé.

Que les dictionnaires brûlent

Le monde qui m'habite nage dans la fumée 

Et les cendres décombres barbares 

Plus rares sont les couleurs, le gris

Est une déflagration suspendue

J'éprouve l'empreinte du sang 

La route des galets qui dessinent

Une fenêtre à l'unique nuage.

Le monde que je crois habiter est une jungle 

Je vois les mots des dictionnaires

Guetter le suicide auprès des flammes

Qui jubilent sur le corps maintenant

Calciné d’un enfant…

Ô misère d’un langage ancien, surviras-tu aux

Corruptions, aux soumissions volontaires de ton époque ?

Me suis-je écrié avant de m’adresser

A l’ombre de ma langue :

Pourquoi cette course vers le néant de l'encre ? 

Elle m’a dit, des milliards de lettres ont parlé :

La morve de leur haine martèle

Que le pays génocidé « n’existe pas ! »

Mais la terre jonchée de Témoins suppliciés s'appelle Palestine 

Gaza est le nom du scandale d'un siècle de mort.

Ils jettent un voile souillé de négationnisme 

Sur une nation en lambeaux 

Ils nomment…ces assassins de la vérité

Un camp de concentration

Brûlé par des tonnages d’obus

Et un soleil indifférent

« Une ville humanitaire ».

Les berges du Levant et ses sables

Gardent la trace

Des morsures de la soif

De la torture de la faim 

Que ces dictionnaires

De la destruction de l’humain

Et du réel, brûlent !

Demain renaîtra un langage nouveau

Une pierre aux couleurs radieuses

Au milieu de ce gris mortifère

Des lettres et des décombres.

***

Faris LOUNIS

Poète

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