« Le temps de Gaza n’est pas neutre, il n’envoûte pas le monde de froide impassibilité, mais contre le réel il se heurte et il explose ! ». Ces dés lancés par Mahmoud Darwich dans « Poèmes palestiniens précédés de Chroniques de la tristesse ordinaire » (Cerf, 2009) condensent par leur beauté l’histoire présente de Gaza : un siège colonial en continuelle déflagration. Depuis deux ans, les survivants de ce camp de concentration diffusent instantanément les fragments du génocide qu’ils continuent de subir à l’ombre d’une mascarade nommée la « paix de Trump ». « Trêve humanitaire », « guerre contre le terrorisme », « solution à deux États » et autres doses d’arsenic du langage génocidaire, la quasi-totalité des capitales occidentales consentent à l’anéantissement revendiqué d’une population colonisée depuis un siècle, ainsi qu’une partie significative des gouvernements arabes. Les manifestations, quand elles ne sont pas interdites, sont hautement surveillées et lâchement bâillonnées au nom de « la lutte anti-impériale » ; l’arme géopolitique des hydrocarbures n’a guère été utilisée. Et dans le marasme de ce vertige violemment marqué par la convergence des autoritarismes locaux et des extrêmes droites euro-étasuniennes, les mots regardent de loin la Palestine et tentent impuissamment de dire la cruauté des conquérants (« l’armée la plus morale du monde qui défend la seule démocratie du Proche-Orient » !), ceux qui s’acharnent en absolue impunité à effacer une nation, et ce au nom du « droit de se défendre » sur une terre qui aurait été acquise par décret divin.
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La Complainte des conquérants
Dunes de sable montent,
Étranglent les hauteurs
Et effacent les mosaïques du ciel.
Un rire sadique se déchaîne
Et l’écho emmuré annonce la rage au cœur :
« Réduisez ce peuple en lambeaux ! ».
Le noir est une vallée de champignons géants
Ô parfum assassin des cendres
Leur musique règne désormais,
Les langues captives jouent la sidération
Tentent vainement un cirque de nobles sentiments
La « résistance » des lâches…
De leurs complicités au spectacle de l’écoulement du sang innocent
Naissent les plus belles louanges adressées
A la complainte des conquérants :
« Nous nous défendons des sauvages
Nous ravageons les collines sur lesquelles ils veulent vivre…
Nous devons terminer le vol de tout un pays, le leur !
Nous devons parachever l’œuvre de bonté et rebâtir
La promesse, la Terre de nos ancêtres
Nous devons vider cette Donation divine de ses grenadiers
Et surtout de son peuple entêté
Accroché par ses veines insécables à des pierres sourdes et absolument
Indifférentes à nos complaintes ! ».
Les Lambeaux
Écris pour les aveugles qui verront
Déclame pour les sourds qui entendront.
Voici mes mots
Et mon écho
Ils couvriront la terre
D’un tapis d’espoir lacéré
D’une prairie qui sera jaune
Ou rose de ses brûlures, peut-être…
Comme la pierre qui m’enfante
Jour après jour
A l’aube des agonies
Je marche presque nu
Enlevé de ma maison du lieu
Sur les sables de la Nakba, ensevelie
Ô Palestine, remonte !
Je marche depuis La Prison
La plus grande de ce monde
Un ciel ouvert sur les barbelés
Et les bombes la famine la soif
Une plaie béante sur la carte
De la Nakba…encore
Je marche et je marche
A quatre pattes
Je mange l’herbe et la merde
Je bois la pisse et la poussière
Un « animal-humain », disent-ils !
Je suis un peuple de trop
Et mon sang est rivière
Macabre qui se jette
Dans l’autre lieu de la Nakba, l’enfer.
Hier réfugié aujourd’hui
Condamné à mort, oui
Mon linceul est de sable
Les bras les pieds enchaînés
Une cage de fer, ô barbelés !
Les yeux bandés mes membres amputés
Un peuple en lambeaux…
Qui nomme le ciel de l’injustice
Avez-vous peur d’une mer de sang sans sépulture ?
Ô peintres, me voici, un peuple démembré
Pour matière à peindre !
Je suis une coquille
Je vois encore leurs ombres
Passagères devenues étrangères
Le peuple de la Nakba
Et ses cris…
Remontent m’entourent
Me trouent les oreilles
Le souffle
Et le cœur
Avez-vous un cœur, messieurs les « Revenants » ?
J’attends mon tour
La torture jusqu’à la mort
La folie peut-être, après le trépas
Sde Teiman je suis-là !
Voici mon corps
Un grenadier de 1948
La Nakba est son fronton
Un arbre ancien, d’avant la Noyade
Du jour où l’Église fut baptisée, rincée
Dans la langue des Arabes
Que je chante sous le cri
Et même d’avant
Voici mon corps donc, tue
Torture-moi, je vivrai
Même entre tes griffes
Les griffes de l’atroce
Mon écho habitera tes yeux
Tu habiteras la terre dans mon ombre
L’ombre d’un grenadier
Ma renaissance.
Un cirque de larmes pour la paix
I
Un long déluge de feu jouisseur
Cynique est le fracas des bombes le sable constellé de fosses communes…
Dans les hauteurs galiléennes un supplicié se réveille
Au milieu des ruines d’une église incendiée.
Il pense que c’est encore l’heure de la messe
Mais la maison de Dieu est un tas de pierres sourdes
Il a vu les « combattants de la liberté » assécher les puits
Célébrer leur « Indépendance » sur le corps inerte d’une femme allaitant l’enfant.
Depuis sa mort il n’a pu fermer les yeux et au réveil
Il revoit au milieu des barbelés les envahisseurs « se défendre »
Cimenter les puits et expulser les bergers
Déshabiller les collines des oliviers et des figuiers.
II
De l’oppression ils pensent savoir parler avec art
Ces innocents portant le supposé habit de la mesure
Pour étouffer la voix du supplicié qui voit la terre
Engloutie dans un marécage de crimes impunis.
Mais le supplicié connaît le scandale du siècle
Et l’autre scandale des mots…
Définitivement immaculés les « revenants »
Nomment « renaissance » un cimetière où rares se font les linceuls des roses.
Rien n’échappe
Rien ne leur échappe
Les ânes et les moutons, le promeneur esseulé
La vieille dame criblée de balles et ses petits-enfants affamés.
III
Les hommes aux beaux sentiments marchent depuis
Une vingtaine de mois dans la boue rougeâtre
Hier c’était un tapis d’herbe éclatant
Aujourd’hui le sol vacille de ses cadavres déchiquetés.
Ils écrivent des histoires sur l’amour et la paix
Avec force ils crient son nom, « nous voulons la paix » !
Une main sur le cœur, l’autre sur les yeux
Des morceaux de chair volent en l’air, ils s’empêchent de voir.
Ils peuvent discourir sur tout, sur les pays lointains
Et les sentiments indéchiffrables du genre humain
« Nous avons le courage de converser avec tout le monde », se félicitent-ils !
Mais selon leurs règles, le différend a la parole confisquée.
IV
Ils marchent depuis une vingtaine de mois
Sur les berges du fleuve et de la mer
La couleur rouge au sourire narquois les poursuit partout
Le parfum macabre des souffles aux sépultures profanées.
Les innocents décident à leur grand étonnement d’ouvrir les yeux
Mais la moitié de l’œil droit seulement
Ils déclarent leurs « cœur brisé », un bel exploit…
Des « larmes brûlantes » pour enfoncer l’oubli.
Ils écrivent sur un beau cahier : « Nous sommes aveuglés
Depuis 1967, nous avons succombé à la tentation
De la force, l’occupation nous a corrompus » …
Balivernes ! leur « mémoire » est une amnésie cuirassée.
V
Ils ne peuvent pas marcher depuis une vingtaine de mois
Les mains et les jambes amputées
De ceux qui « n’existent pas »
Jonchent les terres paisibles de leurs « villages socialistes ».
Ils laissent de côté les notes de leur précieux carnet
S’engagent pour « dire la vérité », « rien que la vérité »
Mais l’œil droit à moitié ouvert s’arrête au seuil de l’année 1967
Outrepasser cette ligne est un crime de la pensée.
Ils dorment au milieu d’une forêt de pins
Sa fraîcheur printanière est l’encre de leurs feuillets
Mais ils s’interdisent de voir que sous la rosée matinale
De ces arbres dorment les villages anéantis de la Nakba.
VI
La violence démente et destructrice
N’est pas l’œuvre de Dionysos, comme ils le prétendent !
L’ivresse de cette démesure
Est la Colonie elle-même, son parachèvement, l’honnêteté d’un visage conquérant !
Sur les côtes orphelines du Levant
Icarios n’a su ramener aucun plant de vigne depuis l’Attique
Car les raisins ne peuvent s’épanouir
Et saigner dans une forêt de pins terriblement acide.
N’accusez donc pas Icarions, ô innocents !
Et son dieu Dionysos, ils n’ont servi l’ivresse à personne
Ils n’ont pu atteindre cette Terre durant « l’An de la force »
L’année 1948 avait déjà tout noyé.
VII
Le vin ne coule plus sur cette Terre depuis la naissance
« Miraculeuse » de votre Colonie, ce n’est pas l’ivresse de la force
Qui vous pousse à vous réjouir du spectacle obscur
D’un enfant calciné depuis le promontoire de Sderot.
Souvenez-vous, ô innocents, le breuvage divin cultivé par Icarios
N’a pu atteindre les rives du Levant
Car même la mer est assiégée, personne n’a pu couper
La pureté de la boisson, car même le Jourdain est confisqué !
Dites que nos souverains tuent pour apaiser leur soif
Pour purifier « La terre léguée par nos ancêtres »
Des nouveaux Peaux-Rouges d’un siècle de « civilisation » orgueilleuse
Et allégez votre « cœur brisé » de ses larmes, l’ensevelissement de la vérité.
VIII
Depuis les hauteurs galiléennes le supplicié
Entend toujours le séisme des bombes
Les mots enkystés des hommes aux beaux sentiments
Plus que les obus d’hier et d’aujourd’hui lui déchirent les oreilles.
Ces « revenants » croient nommer l’indicible
Avec « courage », répètent leurs hagiographes serviles !
Mais leurs belles paroles sectionnent la voix du supplicié
Et innocentent dans le tribunal du Maître des Blancs une barbarie revancharde.
Les hommes aux beaux sentiments écrivent des livres
Mais ne pourrons jamais voir, lire un mot
Du testament d’un embastillé fissurant avec ses lettres le Mur de la Colonie
Sa mère l’attend depuis trente ans, elle a trépassé hier.
IX
Que vaut le cri aveuglé d’un « cœur brisé » ?
Un cirque de larmes pour « la paix »
Le double effacement dans les dunes de farine mêlées au sang
Des suppliciés et des embastillés.
Que valent les homélies contorsionnées pour « apprendre à se comprendre » ?
L’apparence d’un réveil tardif
L’éloge après cent ans de servitude
Des orangeraies luxuriantes d’un pays exterminé.
Que les dictionnaires brûlent
Le monde qui m'habite nage dans la fumée
Et les cendres décombres barbares
Plus rares sont les couleurs, le gris
Est une déflagration suspendue
J'éprouve l'empreinte du sang
La route des galets qui dessinent
Une fenêtre à l'unique nuage.
Le monde que je crois habiter est une jungle
Je vois les mots des dictionnaires
Guetter le suicide auprès des flammes
Qui jubilent sur le corps maintenant
Calciné d’un enfant…
Ô misère d’un langage ancien, surviras-tu aux
Corruptions, aux soumissions volontaires de ton époque ?
Me suis-je écrié avant de m’adresser
A l’ombre de ma langue :
Pourquoi cette course vers le néant de l'encre ?
Elle m’a dit, des milliards de lettres ont parlé :
La morve de leur haine martèle
Que le pays génocidé « n’existe pas ! »
Mais la terre jonchée de Témoins suppliciés s'appelle Palestine
Gaza est le nom du scandale d'un siècle de mort.
Ils jettent un voile souillé de négationnisme
Sur une nation en lambeaux
Ils nomment…ces assassins de la vérité
Un camp de concentration
Brûlé par des tonnages d’obus
Et un soleil indifférent
« Une ville humanitaire ».
Les berges du Levant et ses sables
Gardent la trace
Des morsures de la soif
De la torture de la faim
Que ces dictionnaires
De la destruction de l’humain
Et du réel, brûlent !
Demain renaîtra un langage nouveau
Une pierre aux couleurs radieuses
Au milieu de ce gris mortifère
Des lettres et des décombres.
***
Faris LOUNIS
Poète