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Billet de blog 15 février 2025

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Pauline Perrenot : « La gauche est constamment sous procès médiatique » (1/2)

Accompagnant la radicalisation des élites culturelles et du projet néolibéral en France, les médias mainstream abandonnent la recherche de la vérité et la construction d’un savoir cumulatif, pour se lancer dans des croisades quotidiennes contre tout projet politique ayant pour finalité l’émancipation sociale et citoyenne.

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Maintenir l'ordre, au lieu d'enquêter, informer. Telle est le cap tracé par le pôle hégémonique des médias de nos jours. Accompagnant la radicalisation des élites culturelles et du projet néolibéral en France, les médias mainstream abandonnent la recherche de la vérité et la construction d’un savoir cumulatif, pour se lancer dans ses croisades quotidiennes contre tout projet politique ayant pour finalité l’émancipation sociale et citoyenne. Autrice d’un remarquable livre de critique journalistique, Les médias contre la gauche (Agone, 2023), Pauline Perrenot a accepté de répondre à nos questions sur les dérives d'une profession indispensable pour tout régime qui se veut démocratique et émancipateur. Nous aborderons dans la première partie de cet entretien la nature du ressentiment que les formations politiques dominantes dirigent aussi bien contre les groupes dominés que contre la gauche, considérée comme « extrémiste », « communautariste » et « séditieuse » en soi.

ActuaLitté : Pour commencer, pouvez-vous nous donner une idée d'ensemble sur les médias étudiés dans votre livre ?

Nous étudions les médias qui dominent le champ journalistique, identifiés comme les plus « légitimes », ceux qui donnent le « la » du débat public, dont les informations sont les plus reprises et citées, disposant d’une très large audience et qui se donnent d’ailleurs pour vocation et moyen d’être des médias de masse. Dans ce paysage, marqué par un niveau de concentration élevé, on trouve d’une part des médias privés et commerciaux, détenus par une petite poignée d’industriels, parmi les plus grandes fortunes de France, dont le cœur d’activité n’est pas l’information mais le BTP, l’armement, la banque, les télécoms, l’énergie, les transports, la logistique, etc. ; et, d’autre part, des médias de service public, qui évoluent dans ce champ concurrentiel et n’échappent pas aux contraintes économiques. Nous observons donc l’audiovisuel privé et public, la presse quotidienne généraliste, hebdomadaire et, dans une moindre mesure, la presse locale, soumise elle aussi à des logiques de concentration et des politiques managériales brutales, à l’instar de ce qui se joue depuis plusieurs années au sein du groupe Ebra (qui détient neuf titres de presse régionale à l’est du pays) appartenant au Crédit Mutuel.

Nous parlons donc d’un terrain qui est loin d’être neutre et dont nous montrons à quel point il fonctionne comme une force politique agissante dans l’espace démocratique, en particulier en période de crise, de mobilisation sociale et lors des campagnes électorales. Loin de simplement rendre compte d’une actualité qui s’imposerait à eux en toute objectivité, les médias font des choix éditoriaux : ils hiérarchisent les informations qui leur parviennent, distinguent celles qu’ils estiment dignes d’être surexposées tout en reléguant d’autres actualités au rang de « non-événements », traitent ces informations selon des angles spécifiques. Parallèlement, en tant que co-organisateurs du débat public, ils trient et traitent de manière différenciée les discours et les acteurs sociaux : ils exercent ainsi un pouvoir de légitimation (et de délégitimation), de consécration (et de stigmatisation) à leur égard. Lorsque les médias exercent ces pouvoirs continument dans le même sens, ils exercent une domination symbolique effective : c’est la raison pour laquelle nous parlons de médias « dominants ». Et en l’occurrence, de médias dominants au service du maintien de l’ordre.

C’est aussi important de préciser que notre critique ne met pas toute la profession dans le même sac : nous ne comparons pas les cohortes de journalistes travaillant dans des conditions extrêmement précaires, souvent privés de marge de manœuvre dans l’exercice de leur métier, aux professionnels les plus influents, occupant des positions de pouvoir dans la hiérarchie journalistique. Ce que nous disons, en revanche, c’est que pris collectivement, les producteurs d’information et les médias pour lesquels ils travaillent se trouvent dans des situations d’interdépendance étroite à l’égard des pouvoirs politique et économique. Ce sont en outre des médias dirigés par des chefferies sociologiquement solidaires des intérêts et des points de vue des classes dirigeantes. Une telle configuration du champ journalistique a bien évidemment des effets multiples sur la production de l’information, sa qualité, comme sur le pluralisme.

À quelle gauche s'attaquent les médias que vous étudiez et pourquoi ?

Nous parlons de la gauche partisane bien sûr, mais également de tous les terrains (syndical, intellectuel, associatif, journalistique, etc.) où les courants fidèles à l’histoire du mouvement ouvrier produisent du savoir et de l’action politiques. Au cours du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, toutes ces composantes ont été à un moment ou à un autre la cible de cabales médiatiques. Nous revenons notamment sur le traitement médiatique des mobilisations sociales et des combats écologistes, antiracistes, féministes, etc., au cours desquels les contestataires ont été soumis en permanence à un procès médiatique en sérieux, en modération et en légitimité. Du point de vue des commentateurs, il s’agit de trier le bon grain « réformateur » de l’ivraie « jusqu’au-boutiste ». Disons que le discrédit médiatique est proportionnel au niveau de radicalité des critiques portées contre le capitalisme et les systèmes de domination qui structurent cette société inégalitaire.

Il en va de même s’agissant de la gauche politique : depuis plus d’une décennie, on assiste à la disqualification systématique de la gauche dite « extrême », appellation frauduleuse quoiqu’ordinaire utilisée pour désigner La France insoumise, à laquelle il conviendrait dorénavant de « faire barrage ». Le pilonnage médiatique est consubstantiel à l’existence de ce mouvement politique, qui assuma dès ses débuts des orientations de rupture à l’endroit des politiques néolibérales de régression sociale, mais aussi, plus tard, du consensus sécuritaire, du cours autoritaire de la vie politique et de l’islamophobie ambiante. Autant de lignes que l’éditocratie ne lui pardonne(ra) pas et qui suffisent à la qualifier de gauche « irréaliste », « déraisonnable » et « antirépublicaine », en opposition à la gauche dite « modérée » et « acceptable ». Soit, du point de vue des élites journalistiques, la gauche « de gouvernement », acquise à l’économie de marché la plus débridée et aux « évidences » sécuritaires, capable à peu de choses près de gouverner comme la droite.

Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la célébration médiatique quasi unanime de figures comme Raphaël Glucksmann ou Bernard Cazeneuve, mais également les injonctions permanentes des commentateurs aux élus du Parti socialiste, sommés de « se désolidariser » de La France insoumise, et la façon dont ces derniers ont été félicités pour s’être « affranchis » de Jean-Luc Mélenchon en ne votant pas la censure du gouvernement Bayrou, en janvier 2025. Ce journalisme de prescription s’est donné à voir de manière spectaculaire au moment de la constitution de la Nupes, avant de se déployer plus violemment encore contre le Nouveau front populaire. Ces séquences témoignent non seulement d’un dévoiement du journalisme – censé rendre compte du paysage politique tel qu’il est… et non décréter ce qu’il devrait être –, mais également de son uniformisation : les formats journalistiques où se commente la vie politique reproduisent un mode de traitement de l’information tendanciellement identique d’un média à un autre. Le tout nous renseigne de manière aiguë quant à la manière dont les commentateurs les plus en vue entendent peser sur la vie politique, et donc, sur le rôle (indu) d’acteur politique qu’ils s’octroient.

Tout ça, c’est en quelque sorte le côté « visible » du combat des médias contre la gauche. Mais de nombreux mécanismes « invisibles » contribuent parallèlement à sa marginalisation, comme à la délégitimation de ses visions du monde, de ses idées et des alternatives qu’elle propose. Ces mécanismes, on aura l’occasion d’y revenir, ce sont ceux qui concourent à la droitisation sans fin du débat public, laquelle a tout à voir avec la droitisation du champ politique lui-même. Le processus travaille les sphères de pouvoir depuis les années 1980, mais au cours des dix dernières années, les campagnes médiatico-politiques contre les courants progressistes ont été de plus en plus fréquentes et violentes. Parmi celles-ci, on trouve bien sûr l’interminable chasse aux « islamo-gauchistes » en 2020 et 2021, qui a trouvé un prolongement spectaculaire au lendemain des attaques perpétrées en Israël par le Hamas le 7 octobre 2023 : une stigmatisation systématique des voix solidaires du peuple palestinien, suspectées de bienveillance et/ou de soutien au terrorisme, et un dézingage en règle de La France insoumise, dans des proportions jusque-là inégalées.

Vous parlez longuement dans votre livre de la banalisation du racisme du Front / Rassemblement par nombre de chefferies médiatiques. Qu'entendez-vous par le « journalisme de dédiabolisation » ?

Le développement qui précède m’offre une bonne transition pour en parler, dans le sens où les séquences d’hystérie médiatique contre la gauche renforcent, chaque fois davantage, une dynamique à deux faces : la stigmatisation d’organisations et des personnalités de gauche exclues de l’« arc républicain » ; la légitimation des responsables d’extrême droite, distingués si ce n’est célébrés pour leurs positions jugées « raisonnables » et « modérées » par la plupart des professionnels du commentaire. Le « journalisme de dédiabolisation » est à la fois un symptôme et un accélérateur de cette dynamique. Initialement, à Acrimed, nous avons employé cette expression pour désigner la manière dont le journalisme politique dominant traite l’extrême droite, les idées, les partis et le personnel politiques qui la composent : une dépolitisation quasi permanente. Dans le livre, on recense par exemple de nombreuses productions de médias généralistes attachées à « peopoliser » l’extrême droite, en particulier dans l’audiovisuel. Le résultat, c’est un mélange des genres qui « humanise » les cadres d’extrême droite et vise à les rendre « sympathiques ». Mais en un sens, ces productions sont la face émergée de la dépolitisation de l’information.

La face immergée, c’est le journalisme politique ordinaire, qui se caractérise par une focalisation sur le jeu politicien au détriment des enjeux de fond, du reportage et de l’enquête, lesquels demeurent marginaux en dehors de quelques titres comme Libération. Ce que nous appelons le journalisme de commentaire n’est évidemment pas propre au traitement du RN, mais il contribue à accélérer la banalisation de ce parti, en plus de modeler une vision politicienne de la politique qui lui aura amplement bénéficié tant elle contribue à détourner une grande partie de la population de la vie politique. Lors de la dernière campagne présidentielle en particulier, le commentaire ambiant n’a eu de cesse de paraphraser la communication du RN sous couvert de « décryptage » : il a constitué le « bruit médiatique » dominant, au détriment de l’information de fond sur le programme du parti. À cet égard, il faut dire que la préférence nationale – ADN raciste et xénophobe du projet d’extrême droite s’il en est – n’inquiète plus grand monde parmi les commentateurs, depuis les estafiers de Vincent Bolloré jusqu’aux éminents représentants du « cercle de la raison », qui se sont davantage questionnés sur la « présidentiabilité » de Marine Le Pen, sa capacité à gouverner, ses positions sur l’Europe, etc. Je parle du RN, mais il en est allé de même à l’occasion de l’hystérie médiatique autour du « phénomène Zemmour », en 2021 et 2022. Nous avons amplement documenté, statistiques à l’appui, combien ce candidat initialement non déclaré a non seulement polarisé l’agenda médiatique pendant des mois, mais a en outre bénéficié de la complaisance des intervieweurs, ayant alors renoncé à contrecarrer ses thèses pour mieux le laisser dérouler ses « solutions ». Cette séquence fait d’ores et déjà date, tant elle a incontestablement accéléré la normalisation de l’extrême droite.

Le « journalisme de dédiabolisation », ce sont donc ces pratiques journalistiques, parmi d’autres routines et mystifications ordinaires : le matraque selon lequel le RN serait un – si ce n’est le seul ! – garant d’un projet « social » en faveur des plus démunis, par exemple. À cela s’ajoute la participation active des médias à la co-construction des cibles de la peur et de la haine. Pour le dire vite, on parle là de la manière dont les obsessions de l’extrême droite (insécurité, immigration, islam) ont non seulement occupé une place de plus en plus centrale dans l’agenda médiatique au cours des quarante dernières années, mais aussi comment les cadrages de ces thématiques ont progressivement épousé la grille de lecture qu’en donnent les partis de droite. Nous avons donc affaire à des tendances lourdes, qui structurent de longue date la production de l’information, le tout au sein d’un champ journalistique où se consolide, depuis les années 2010, un pôle réactionnaire extrêmement puissant. Sa principale vitrine, ce sont les médias de Vincent Bolloré, aux influences délétères sur l’ensemble du paysage médiatique.

Serait-il juste de parler, au sujet des pages consacrées à la construction médiatique du duel « Le Pen VS Macron », d’une certaine fabrique française de l’ « alternative unique » ?

Ça correspond en tout cas parfaitement au cadrage de l’actualité politique que tentent d’imposer la plupart des chefferies médiatiques. Thomas Legrand, un journaliste occupant une position professionnelle et symbolique importante dans le champ journalistique, étiqueté à « gauche », travaillant notamment pour Libération et France Inter, le formulait de manière cristalline : « même parfois artificiel, le clivage entre une vision optimiste de la mondialisation (macronisme) et une vision défiante de la mondialisation (lepénisme) reste le plus opérant, le plus simple à imposer. Ce clivage lisible assure, pour l’heure, la pérennité du couple Le Pen-Macron. » (France Inter, 15 février 2021.) On voit bien combien ce type de construction intellectuelle s’affranchit totalement du poids électoral – conséquent, et très proche du RN – occupé par La France insoumise, mais aussi à quel point elle fait abstraction de tout un pan du réel : au hasard, les courants politiques remettant en cause la mondialisation capitaliste en faisant valoir un clivage de classe entre salariés et patronat. Mais peu importe aux journalistes politiques, qui n’ont eu de cesse de fabriquer, diffuser et commenter en continu pendant cinq ans des artefacts imposant l’idée d’un second tour « Macron-Le Pen » à l’élection présidentielle de 2022.

Et j’irais même plus loin puisqu’en réalité, ces biais de lecture ne sont pas propres aux séquences électorales. Les grands médias font de la vie politique le théâtre d’un « duel Macron-le Pen » quasi permanent. Ce phénomène n’est certes pas nouveau : au cours des décennies 2000 et 2010, les cadres du RN ont été surreprésentés dans les médias et mis en scène comme la principale force d’« opposition » aux partis de gouvernement (PS et UMP), ce que démontrent très bien les travaux du politiste Éric Darras. Mais ce traitement de la vie politique s’est accentué avec les quinquennats Macron, au point de prévaloir y compris en période de forte contestation sociale. Par exemple au moment des mobilisations (massives) contre la réforme des retraites, en 2023. Les grands médias se sont progressivement détournés de l’information sociale pour mieux enclencher la machine à pronostics et décréter, sur la base de bruits de couloir et de quelques sondages au doigt mouillé, que le RN serait « le grand gagnant de la crise ». De CNews à Libération, les Unes, chroniques, « analyses » et émissions de débats consacrés à ce sujet se sont multipliées, imposant une nouvelle fiction performative à l’agenda : la centralité politique du RN, n’ayant pourtant joué aucun rôle dans la construction et l’animation du mouvement social, et relativement absent du travail parlementaire… La couverture des séquences électorales ayant suivi la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, en juin 2024, a reconduit les mêmes biais… et les mêmes angles morts : feuilletonnant les « batailles pour Matignon » jusqu’à plus soif, les médias dominants ont réussi à faire oublier la victoire de la gauche aux élections et à normaliser le coup de force antidémocratique du camp présidentiel.

Propos recueillis par Faris Lounis

Journaliste

*Les Médias contre la gauche paraîtra en « poche » le 18/04/2025 aux éditions Agone dans la collection « Éléments » : https://agone.org/livre/les-medias-contre-la-gauche-2/

Source : https://actualitte.com/article/121975/auteurs/pauline-perrenot-la-gauche-est-constamment-sous-proces-mediatique-1-2

ActuaLitté, le 12 février 2025

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