L’indigence intellectuelle des contributions regroupées dans un récent dossier du magazine Le Point intitulé « Les Kabyles. Un peuple debout » (14/08/25) démontre une chose : la parole algérienne légitimement entendable dans l’espace politique français doit impérativement euphémiser, voire nier, le caractère criminel et inhumain de cent trente-deux ans de colonialisme, et ce dans le but de donner un crédit « historique » au mythe d’une prétendue occupation « arabo-musulmane » qui durerait jusqu’à nos jours en Algérie. Les propagandistes du « rôle positif de la colonisation » peuvent encore compter sur la profonde « reconnaissance » de leurs très obéissants (dés)informateurs indigènes.
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Un spectre réactionnaire hante le débat politique algérien : la croyance magique en les vertus rédemptrices des « origines ancestrales » auxquelles il faut se (re)tourner dans un présent profondément marqué par les crises que continue d’engendrer une dynamique autoritaire absolument sourde aux revendications démocratiques du soulèvement populaire de février 2019, le Hirak.
Si les intégristes religieux et les nationaux-conservateurs se réclament d’une tradition arabe et islamique réinventée selon le paradigme culturaliste du nationalisme moderne, nombre d’autoproclamés « démocrates » et « laïques » mobilisent un contre-récit identitaire – celui d’une permanence berbère qui n’aurait aucun lien avec les cultures arabes de l’Islam – dans le dessein de « réconcilier l’Algérie avec son histoire autochtone et cent fois millénaire ».
Le Point : une idéologie essentialiste et néocolonialiste
De ce point de vue-là, le récent dossier de l’hebdomadaire Le Point intitulé « Les Kabyles. Un peuple debout » (14/08/25) illustre éloquemment la noyade d’une partie significative de l’intelligentsia algérienne dans un marécage d’obsessions identitaires au nom de la critique des récits « islamistes, décoloniaux et antifrançais ». Rédigé selon les schémas idéologiques des administrateurs et ethnographes coloniaux, ceux qui théorisaient autrefois « l’exceptionnalité kabyle » et la multiplicité indifférenciée des « ethnies et tribus arabes », le titre essentialiste de ce dossier, ainsi que son contenu, proposent un énième encodage des poncifs les plus éculés de l’impérialisme de peuplement, d’expropriation et d’expulsion.
En effet, derrière une formule comme « l’identité kabyle face au pouvoir central d’Alger », il faut entendre : « Seule les arabo-musulmans continuent d’occuper l’Algérie durablement. Sur ces anciennes terres ingrates et marécageuses, la France n’a commis aucun crime. Bien au contraire, elle a laissé des routes, des écoles et des hôpitaux ; elle a créé un pays qui n’existait pas ». Avec sa coutumière « rigueur » journalistique, Kamel Daoud évoque même, en bon suiveur des mantras algérianistes, une « ‘‘colonisation horizontale’’ » qui « a annexé un territoire, marginalisé une culture et relégué une identité au rang de périphérie historique ».
Ce ressentiment colonial dirigé contre le principe des luttes de libération nationale et, surtout, contre l’existence de l’Algérie en tant qu’État souverain, possède aujourd’hui ses revanchards entrepreneurs politiques et culturels. D’aucuns les désignent comme étant des « informateurs indigènes ». L’auteur de ces lignes trouve cette notion imparfaite et propose une autre dénomination : des désinformateurs qui, à force de submerger le réel par de continuelles vagues de « vérités alternatives », deviennent d’indispensables déformateurs indigènes. En plus du fait qu’ils n’informent sur rien, la parole de ces derniers, présentée comme « locale », « courageuse » et « francophile », n’est que la rumination des discours coloniaux que produisent continument les pôles médiatiques et idéologiques du néoconservatisme français.
Des obsessions identitaires contre la recherche historique
Prenons l’exemple de ladite continuité amazighe que d’aucuns situent dans l’Égypte pharaonique (1er millénaire avant l’ère commune). Dans Juba II. L’Afrique au défi de Rome (Les Belles Lettres, 2025), Stéphanie Guédon précise que, à propos des royautés de l’Afrique punique et romaine, le « mot ‘‘berbère’’ […] n’a pas de réalité dans l’Antiquité ». Selon son étude, il « s’agit en effet d'une création médiévale. Les auteurs arabes qui les premiers en firent usage, extérieurs à l'Afrique, tentaient d'en classifier les populations conquises et désignèrent d'abord comme ‘‘berbères’’, sans plus d'implication culturelle, celles qui ne relevaient pas de l'autorité byzantine ». On aurait aimé voir un minimum d’effort, de prudence et de scrupule quant aux mésusages de l’histoire pour éviter l’évocation du substrat humain le plus ancien au Maghreb avec autant d’anachronismes grossiers. Mais pour Kamel Daoud et consorts, l’exactitude historique est haïssable, la doxa est reine. Par conséquent, on réalise d’audacieux sauts historiques et on trace une ligne droite allant sans interruption aucune des temps antiques à l’année 1962, parce que le désir de voir « un jour les enfants de ce pays reconnaître leurs vrais ancêtres » (dixit Kamel Daoud) n’acceptera aucunement les bornes de l’exactitude factuelle, c’est-à-dire la contribution majeure des populations autochtones du Maghrib à l’essor et à la cristallisation des foyers civilisationnels arabes.
Aussi, l’aspect le plus frappant dans le dossier susmentionné est son vide épistémique se manifestant dans l’invisibilisation totale des ouvrages universitaires ayant analysé et critiqué le caractère anhistorique des élucubrations pseudo-scientifiques sur les supposées « deux races dissemblables et ennemies » de l’Algérie, « les Berbères et les Arabes ». Pourtant, dans ce type d’entreprise voulant « faire émerger les vérités interdites » (dixit Said Sadi), la mobilisation des progrès de la recherche est indispensable. Contentons-nous de quelques titres pour pallier cet anti-intellectualisme victimaire, vindicatif et rongeur.
Dans Savoir et pouvoir en Al-Andalus au XIe siècle (Seuil, 2022), Emmanuelle Tixier du Mesnil démontre que l’arrivée des Omeyyades en Ifriqiyya n’était ni une guerre de remplacement de population, ni une entreprise de conversion religieuse et linguistique forcée ; dans Les Empires berbères : constructions et déconstructions d’un objet historiographique (De Gruyter, 2024), Mehdi Ghouirgate rappelle que ces formations impériales ont activement participé durant le Moyen Age à l’implantation de l’islam et de la langue arabe dans l’ensemble de l’actuelle Maghreb ; dans l’ouvrage collectif intitulé L’orientalisme en train de se faire. Une enquête collective sur les études orientales dans l’Algérie coloniale (EHESS éditions, 2024), nombre de passages remettent une vérité historique à l’ordre du jour : l’écriture des parlers amazighes en lettres arabes est attestée jusqu’au début des années 1900 ; à rebours de la Méditerranée européocentrée de Fernand Braudel, on peut parler, avec Révolutions islamiques (École Française de Rome, 2021) d’Annliese Nef et de La Mer des Califes (Seuil, 2022) d’une Méditerranée musulmane, arabe et ottomane ; enfin, Genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962) (Barzakh / La Découverte, 2015) de Yassine Temlali resitue, par-delà les fantasmes et les querelles inutiles, cette région en interaction avec la pluralité des culturelles algériennes.
Les plumes héroïques du Point précisant à leurs lecteurs que les « Kabyles d’Algérie », ce « peuple [parmi] les autres peuples sans État », ces « 6 millions de Berbères souvent confondus avec la majorité arabe », seraient les « occupants originels » d’un pays qui les considéreraient souvent « comme des étrangers, comme l’Autre », resteront dans les annales de l’histoire pour leurs exploits spectaculaires : massifier la bêtise avec l’intention de promouvoir « l’intelligence ».
La fausse opposition « génétique » entre « Arabes et Kabyle »
Comme il vient d’être démontré, les études et les ouvrages déconstruisant le mythe d’une irréductible différenciation « ethnoculturelle entre Arabes et Kabyles » existent abondamment. Mais, regrettablement, leur visibilisation de la part des déformateurs indigènes est inconcevable. Selon leurs prometteurs de droite dure et extrême, l’entendabilité des « voix du courage » repose sur l’incantation mesquine d’un seul énoncé central : « On n’a rien à voir avec les Arabes, nos véritables colonisateurs ».
Le 22 mars 2025, lors du « Grand Rassemblement de soutien à Boualem Sansal » qui a été organisé par la Revue politique et parlementaire et le « Comité de soutien international de Boualem Sansal » à Saint-Raphaël, Said Sadi a déclaré, aux côtés de l’ambassadeur du Front / Rassemblement national Xavier Driencourt, ce qui suit : « J’en profite simplement pour lancer un appel à partir d’ici à mes compatriotes algériens. Je ne parle des islamistes qui ont fait leur choix ; je ne parle pas des soutiens et influenceurs du régime algérien : ceux-là ont fait leur choix. Je parle bien évidemment des Algériens que je connais, qui s’ouvrent à moi et qui sont fondamentalement scandalisés par ce qui est arrivé à Boualem Sansal : il serait bien qu’ils s’expriment un peu, et qu’ils assument aussi leurs positions publiquement ». Ma réponse à l’ancien président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) est la suivante : J’ai soutenu par mes écrits (en arabe et en français) et je continue de soutenir la libération inconditionnelle de Boualem Sansal, l’allié politique d’Éric Zemmour et de Marine Le Pen, mais par-delà la mise sous tutelle, comme vous le faites, de l’extrême droite française.
Nos « progressistes » et « humanistes » algériens qui veulent « rétablir la démocratie en Algérie » en déclarant dans des médias réactionnaires et antidémocratiques que « la gauche française nous a toujours combattus » (Said Sadi, Le Point, 21/07/23) et qu’une ancienne députée du FN / RN est « plus lucide sur l’immigration et l’islamisme » qu’une autre députée de La France insoumise (Kamel Daoud, Le Point, 08/04/24) feraient mieux de se remettre en cause, et de réaliser que les jeunes algériennes et algériens n’accepteront guère ces compromissions avec les adversaires de l’État de droit et de l’émancipation sociale.
Contre la promotion d’une « Histoire » traversée par des « blocs civilisationnels » en perpétuelle confrontation, je plaide pour une approche soucieuse des fondements de toute communauté humaine : les réseaux, les connexions, les branchements et les circulations. Les dimensions amazighes et arabes des cultures algériennes ne proviennent de deux mondes séparés ou deux civilisations antagoniques : elles constituent plutôt, dans la pluralité de leurs formes actuelles, des pôles d’un même espace culturel qui puise ses repères dans la civilisation plurielle de l’Islam. L’histoire de l’Antiquité africaine vaut pour elle-même, mais aucunement pour dire, à l’instar de Kamel Daoud : « Je connais mon identité : elle est amazighe. Certes, je ne parle ni berbère ni kabyle, car cette langue m’a été occultée, non transmise. Je n’étais cependant pas un ‘‘Arabe’’ ».
Amar Slimani : un crime raciste occulté derrière le « mythe berbère »
Aux chantres du « progressisme algérien » d’expression française qui, par la plume et le verbe, ont soutenu hier le despotisme sous la dynastie des Bouteflika, engraissent de nos jours les logiques discriminatoires au sein de l’État français (l’islamophobie et le racisme anti-Arabes au premier chef) au nom de « l’amour de la République», justifient la destruction du modèle social de ce pays pour en finir avec « l’assistanat qu’organisent les wokistes et les islamo-gauchistes », applaudissent le génocide des Palestiniens de Gaza en brandissant leur prétendue « résistance à l’islamisme dans leurs terres d’origine » et présentent la société algérienne comme un agrégat chaotique de « tribus » grégaires et incivilisées, je dis : ce n’est pas en jouant aux « révoltés » apprivoisés par les assassins de Mouloud Feraoun (1913-1962) que vous allez briller et me convaincre de la justesse de vos engagements ; ce n’est pas des « racines » qu’un État a besoin pour dépasser la grande nuit de la tempête autoritaire qui l’étrangle, mais d’une revendication radicale de repères citoyens et de principes démocratiques.
En attendant que les brumes de l’arbitraire se défassent et que les cieux d’Algérie retrouvent leur éclat azuréen, espérons que nos « très libres » déformateurs indigènes consacreront l’un des prochains dossiers du Point à l’assassinant – par six balles, à bout portant, dans le dos, la poitrine et la tête – d’un membre du « peuple kabyle », Amar Slimani. Un policier hors service a ôté le droit de vivre à ce jeune homme né à Bejaïa en 1997, qualifié de « squatteur » et de « sdf » par une certaine presse française, le 29 juin 2024 à Bobigny. Cet agent de l’État évoquant la « légitime défense » pour justifier son crime raciste était certainement au courant : « la vaillance des guerriers amazighes » cède difficilement à la mort.
Faris LOUNIS
Journaliste