Faris Lounis (avatar)

Faris Lounis

Journaliste indépendant

Abonné·e de Mediapart

73 Billets

0 Édition

Billet de blog 17 juillet 2025

Faris Lounis (avatar)

Faris Lounis

Journaliste indépendant

Abonné·e de Mediapart

Colloques de Cerisy : L’œuvre poétique de Habib Tengour à l’honneur

Hervé Sanson : Habib Tengour est un écrivain — d’abord un poète — qui élabore une œuvre exigeante depuis les années soixante-dix et son premier texte, « Tapapakitaques ou la poésie-île », paru en 1976 chez P. J. Oswald.

Faris Lounis (avatar)

Faris Lounis

Journaliste indépendant

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

À propos de l’écriture poétique de Habib Tengour, le peintre et néanmoins poète Hamid Tibouchi disait qu’elle est surprise, enchantement, fuite, élargissement du domaine des possibles et dépassement des frontières, tant linguistiques que culturelles. Une « écriture chahutée, travaillée à la machette », insistait-il dans le propos accompagnant ses illustrations calligraphiées à « Ta voix vit/Nous vivons » (Apic Éditions, 2019), le vibrant hommage versifié qu’a rendu l’auteur du « Vieux de la montagne » (Sindbad, 1983) à Mahmoud Darwich.

Du mercredi 13 août au mardi 19 août 2025, les prestigieux « Colloques Cerisy » (Cerisy-la-Salle) accueillent des universitaires, des écrivains et des acteurs culturels pour éclairer la bigarrure de la poésie tengourienne, et la resituer dans ses contextes socioculturels et anthropologiques. Organisé par une équipe de chercheurs spécialisés dans les littératures francophones du Maghreb, ce colloque, intitulé « Avec Habib Tengour, penser les espaces littéraires et anthropologiques », consacrera une œuvre majeure qui ne cesse de se diversifier et de ravir les lecteurs depuis la fin des années 1960. Entretien avec le chercheur Hervé Sanson.

ActuaLitté : Pour commencer, pouvez-vous nous dire qui est Habib Tengour ?

Hervé Sanson : Habib Tengour est un écrivain — d’abord un poète — qui élabore une œuvre exigeante depuis les années soixante-dix et son premier texte, « Tapapakitaques ou la poésie-île », paru en 1976 chez P. J. Oswald. Sa langue d’écriture, extrêmement travaillée, pesant le gramme de la lettre, calculant les méandres de la syntaxe, calibrant les vitesses rythmiques, se nourrit à deux traditions culturelles hétérogènes : d’une part, la modernité littéraire occidentale, depuis les Romantiques allemands, jusqu’aux grands rénovateurs de la poésie française, comme Baudelaire ou Rimbaud, ou bien encore les Surréalistes ou les réformateurs du genre romanesque, tel Joyce par exemple ; d’autre part, l’héritage de la culture arabe, y compris la poésie préislamique (les fameuses Mu‘allaqât), jusqu’aux poètes arabes contemporains tels Adonis, Mahmoud Darwish, ou Samih al-Qâsim.

Ce double héritage irrigue cette œuvre qui offre un exemple d’hybridité remarquable dans le panorama de la littérature algérienne de langue française. L’héritage grec (Homère, les Présocratiques), façonne également la physionomie de cette œuvre, que ce soit à travers la pratique du fragment, chère à Tengour, ou la figure d’Ulysse, qui à travers ses multiples déclinaisons, est récurrente dans son écriture et permet d’envisager les problématiques de l’exil, du retour, de la reconnaissance (ou non-reconnaissance) par les siens. Enfin, n’oublions pas que Tengour enseigna toute sa vie comme professeur de sociologie, d’abord à l’Université de Constantine, puis à celle d’Evry en région Parisienne. Ainsi, son œuvre littéraire, celle en prose notamment, comporte un substrat anthropologique, celui de sa région natale, dans l’ouest de l’Algérie (Mostaganem).

« La trace et l’écho. Une écriture en chemin » (Editions du Tell, 2012) est le titre du livre d’entretiens que vous avez réalisé avec Habib Tengour. À quand remonte votre première rencontre avec l’œuvre du poète ?

Hervé Sanson : Je me souviens avoir été mis en face d’un livre de Habib Tengour au tout début des années quatre-vingt-dix, sans doute en 1996, lorsque j’étais tuteur des étudiants en première année à l’Université de Paris 8. La secrétaire du département de littérature française, avec qui je travaillais, m’avait parlé de cet auteur, dont elle connaissait l’épouse. Il devait s’agir de « L’Épreuve de l’Arc », publié aux éditions Sindbad en 1990. Ensuite, j ’ai rencontré l’auteur en chair et en os lors d’un voyage en Algérie en 2004, où nous rendions tous deux hommage (avec beaucoup d’autres) au poète Jean Sénac, trente ans après sa brutale disparition. Nous avons alors sympathisé et lancé peu de temps après notre retour à Paris le projet de nos entretiens.

Ce livre visait à interroger la profondeur et la singularité de cette œuvre à partir de diverses entrées, tout en offrant au lecteur en regard des extraits de l’œuvre en question. Je n’ai cessé depuis 2005 d’interroger cette œuvre, d’en suivre les prolongements, les nouvelles boutures, jusqu’à la publication du collectif que j’ai co-dirigé avec Regina Keil-Sagawe, « Les Portes du poème », publié chez Apic en 2022. À présent, nous mettons la dernière main, moi et mes collègues (Regina Keil-Sagawe, Farida Aït-Ferroukh et Stéphane Baquey), à un colloque international cet été, lequel se tiendra à Cerisy-la-Salle. J’en reparlerai plus loin.

Qu’est-ce qui caractérise la poésie tengourienne ? Depuis les années soixante-dix, de quelle manière a-t-elle évolué ?

Hervé Sanson : Comme toute œuvre importante, elle est traversée par des constantes : la reprise est l’un des paramètres définissant ce travail : Tengour remet régulièrement sur le métier certains poèmes, les actualisant, y apportant telle ou telle retouche — en matière de ponctuation, de prosodie, de disposition sur la page, tant la « respiration » du poème joue sa part chez lui dans la constitution du sens. Ainsi, la durée de genèse d’un poème peut s’étendre sur plusieurs décennies, avant d’atteindre à ce que le poète considérera comme la version aboutie et définitive. En outre, c’est une poésie qui est truffée de nombreuses références, renvoyant ainsi que je l’ai dit à sa double culture, tant occidentale qu’islamique (de nombreuses citations du Coran parsèment ses œuvres), ou Arabe de manière plus large.

Mais Tengour insiste toujours sur le fait que bien que son œuvre poétique contienne de nombreuses références, plus ou moins savantes, le lecteur doit d’abord s’abandonner à la mélodie du poème, à sa phrase, à ses intonations, aux voix qui l’habitent. L’accès à l’œuvre passe d’abord par cet acquiescement du lecteur en face du poème. Une des évolutions repérables dans cette œuvre au fil des années, est peut-être cette interrogation, de plus en plus lancinante, de plus en plus aiguë, sur les pouvoirs de la parole poétique alors que le monde sombre, s’enfonce dans une violence démultipliée, le mépris du droit de certains peuples à vivre, bref dans une forme de chaos que d’aucuns interprètent comme une fin civilisationnelle. La question d’Hölderlin (dont Tengour est un fidèle lecteur) résonne alors plus que jamais en ces vers : « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? ».

Que pouvez-vous nous dire au sujet des œuvres non poétiques de Habib Tengour ?

Hervé Sanson : Je ne dirais pas tout d’abord « œuvres non poétiques » : même lorsqu’il s’agit d’œuvres en prose, avec un semblant d’intrigue, ce sont des œuvres fondamentalement poétiques, si l’on entend par  « poétique » ce travail minutieux sur le rythme, la prosodie, les assonances et allitérations de la lettre. Mais je vois néanmoins deux traits spécifiques dans les œuvres dites en prose : en premier lieu, le substrat anthropologique que j’évoquais en entrée joue un rôle plus important que dans les œuvres proprement « poétiques ». Ainsi du « Maître de l’Heure », par exemple (La Différence, 2008), qui réinvestit dans l’intrigue les mythes hagiographiques ayant eu cours dans l’Ouest algérien, et notamment celui du Mahdi, sous la gouvernance ottomane au XVIe siècle. La deuxième caractéristique des œuvres en prose tient à cet investissement de l’Histoire par notre écrivain qui fait se télescoper des époques éloignées — la Perse abbasside du XIIe siècle, l’émergence de l’URSS au tout début du XXe et l’apparition d’une figure telle que Sultan Galièv, l’Algérie ottomane du XVIe — avec l’époque contemporaine. Le détour par une période historique bel et bien achevée permet de jeter un éclairage sur la société actuelle, et d’abord la société algérienne, en jouant du contrepoint, du parallèle, de la mise en écho.

Depuis 2018, l’auteur de « Sultan Galièv » (Sindbad, 1985) dirige la collection « Poèmes du monde », première collection algérienne entièrement consacrée aux créations poétiques plurilingues, aux éditions Apic à Alger. Quelle relation entretient ce passeur de vers avec les poésies de ses contemporains ?

Hervé Sanson : La collection « Poèmes du monde » a en effet pour but de faire venir la poésie du monde entier à Alger, et ce, en offrant au lecteur le texte dans la langue d’origine et en vis-à-vis la langue de traduction, soit le français. La collection compte à présent une trentaine d’auteurs issus des aires culturelles les plus diverses (États-Unis, France, Espagne, Turquie, Syrie, Palestine, Cuba, Italie, Maroc, Tunisie, entre autres). Cette activité d’éditeur et de traducteur (puisque Tengour traduit aussi de l’anglais, de l’allemand, de l’arabe) entre en résonance avec sa propre activité de création, puisque celle-ci est habitée par diverses langues, au-delà du français d’expression et de surface (des fragments en arabe, en Anglaise, en allemand irriguent le texte). Habib Tengour est un poète qui, plus que tout autre, écrit avec les autres poètes, sa poésie se nourrit de leur création. Ainsi, la création de la collection « Poèmes du monde » est-elle apparue comme le prolongement naturel de ce dialogue avec ses pairs, que ce soit dans la création même ou lors de son activité de traducteur, débutée il y a bien longtemps.

Pour finir, pensez-vous que la grande valeur symbolique de ce Colloque de Cerisy déterminera la postérité de l’œuvre tengourienne ?

Hervé Sanson : Ce colloque, « Avec Habib Tengour, penser les espaces littéraires et anthropologiques », qui se tiendra à Cerisy-la-Salle du 13 au 19 août, et que je co-organise avec Regina Keil, Farida Aït-Ferroukh et Stéphane Baquey, devrait permettre, au regard de la problématique retenue, et de la diversité des communications sélectionnées, de réinterroger cette œuvre à nouveaux frais. Rappelons que le centre international de Cerisy-la-Salle a accueilli depuis 1952 des centaines de colloques sur les sujets les plus variés et accueilli les intellectuels les plus éminents de ce temps. Nous avons souhaité interroger l’œuvre de Tengour non seulement par le biais littéraire et les outils de la théorie critique, mais également par le biais sociologique et anthropologique, et établir des liens entre les deux approches disciplinaires.

Par ailleurs, il s’agit aussi de questionner la place de Tengour dans un champ spécifique : celui d’une génération d’intellectuels maghrébins (tels que Nabile Farès, Abdelkébir Khatibi, Abdelwahab Meddeb), pour lesquels les sciences sociales ont joué un rôle fondateur dans leur parcours et leur pratique de création. Enfin la présence de poètes (Laure Cambau, Mia Lecomte, Cécile Oumhani, Issa Makhlouf, Golan Haji, Cole Swensen), qui ont été publiés dans la collection « Poèmes du monde », devrait donner un cachet singulier à ces journées de colloque. Je pense par conséquent que ce colloque à Cerisy marquera une étape cruciale dans la réception et la reconnaissance d’une œuvre qui demeure, malgré son importance, encore trop peu connue.

Propos recueillis par Faris LOUNIS

Journaliste

Source: https://actualitte.com/article/124937/interviews/colloques-de-cerisy-l-oeuvre-poetique-de-habib-tengour-a-l-honneur

ActuaLitté, le 15 juillet 2025

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.