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Billet de blog 21 août 2025

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L’anti-intellectualisme et la violence des guerres culturelles contre l'université

Éric Fassin démontre que les offensives politico-médiatiques orchestrées par les néoconservateurs français contre les savoirs critiques et les libertés académiques s’inscrivent dans une bataille idéologique éminemment réactionnaire et antidémocratique.

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Qu’est-ce que l’anti-intellectualisme ? Dans son nouveau livre intitulé Misère de l’anti-intellectualisme. Du procès en wokisme au chantage à l’antisémitisme – lequel a été ignoré par l’ensemble des grands quotidiens nationaux et des différents médias de l’audiovisuel public –, Éric Fassin écarte d’emblée les confusions auxquelles les usages de ce vocable pourraient prêter. « L’anti-intellectualisme, écrit le sociologue, n’oppose pas deux catégories sociales, intellectuelles ou pas, dotées en capital culturel ou non. Il ne vise pas tout un groupe, quelle qu’en soit la définition. Sa cible véritable, c'est aujourd'hui la pensée critique ».

Les récentes publications d’ouvrages prétendument « scientifiques » comme Après la déconstruction. Les universités au défi des idéologies (Odile Jacob, 2023) et Face à l’obscurantisme woke (PUF, 2025) démontrent avec force l’ampleur inquiétante que ce phénomène est en train de prendre en France  : dans une arène politico-médiatique de plus en plus extrême droitisée, ce sont même des intellectuels et des universitaires qui, peinés de voir les études ayant pour objet les différentes formes de violence et de domination sociale se multiplier, attaquent la science et les libertés académiques, prétextant fallacieusement la défense de  la « raison », de « l’universalisme républicain » et de « la liberté d’expression ».

Loin d’être une forme de lutte des classes, la machine discursive de l’anti-intellectualisme est une bataille idéologique éminemment réactionnaire et antidémocratique.

Les guerres culturelles et le moment néofasciste en France

Depuis au moins l’année 2018, la France connaît une forte imprégnation néofasciste. Les démons menaçants des années 30 et 40 ressurgissent, mais sous un jour nouveau, aussi bien hideux que désastreux. A l’aune de la radicalisation du néolibéralisme, les héritages des Lumières, de l’humanisme et du rationalisme sont récupérés par les forces réactionnaires. Les notions qui servaient autrefois l’émancipation sociale et citoyenne sont de fait vidées de leur sens. L’alignement du débat public sur l’idéologie suprémaciste et nationale-identitaire du groupe Bolloré et de ses satellites a tout inversé, et ce avec la complicité active de ceux qui se réclament de « l’arc républicain » et entendent « neutraliser les extrêmes ».

Obsédés par le triptyque extrême-droitier « autorité, identité, sécurité », les productions discursives des néoconservateurs et des nationaux-républicains résument à elles seules les caractéristiques de ce néofascisme ambiant : une conception culturaliste et racialiste de la nation, un nationalisme exacerbé et ressentimenteux à l’égard de l’histoire des décolonisations, la contestation revancharde de l’État de droit qui mettrait le « peuple des petits blancs » en situation « d’insécurité culturelle » face à « la submersion migratoire », la fragilisation alarmante des institutions démocratiques, l’effritement accéléré des libertés publiques, l’association des valeurs humanistes et du libéralisme politique au prétendue « déclin de l’Occident », l’assimilation des mouvements militants (de gauche) à « l’ennemi intérieur ». Enfin, les croisades perpétuelles contre les intellectuels qualifiés définitivement comme étant « d’extrême gauche ».

Dans cette perspective, les guerres culturelles, ces interminables polémiques sur les questions religieuses, culturelles ou civilisationnelles, sont un dispositif servant à neutraliser, mais surtout à occulter, tout discours factuel sur les inégalités socio-économiques qui se creusent et sur la montée en puissance des milliardaires qui vivent principalement sur les commandes publiques de l’État. La grammaire de l’identitarisme doit maquiller le consentement – de gauche et de droite – à l’ensauvagement de l’ordre néolibéral.

Au sein de cette lutte asymétrique, l’anti-intellectualisme, en tant qu’idéologie, s’attaque prioritairement au langage. Suivant cette logique, l’étude, la quantification, l’analyse et la critique des discriminations diverses reviendrait à « diviser la République » ; la contestation des dérives politiques de la « la lutte contre les séparatismes » justifierait les attentats terroristes. Sans grande surprise, la figure de « l’islamo-gauchiste » ou du « wokiste » apparaît dans le cadre de cette rhétorique de l’inversion. Elle a pour fonction la disqualification et la démonisation d’une autre figure, celle de l’enseignant ou du chercheur. La science non conforme à la raison d’État serait une remise en question de sa légitimité, une « menace existentielle ».

De façon judicieuse, Éric Fassin mobilise la notion orwellienne de « double-pensée » (« doublethink ») pour éclairer ce passage des paniques morales aux offensives quasi policières contre la visibilité de la science critique dans l’espace public et les médias influents. Ainsi, Georges Orwell présente ce discours aliéné par les dominants comme suit : « ‘‘Connaître et ne pas connaître. En pleine conscience et avec une absolue bonne foi, émettre des mensonges soigneusement agencés. Retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes deux. Employer la logique contre la logique. Répudier la morale alors qu’on se réclame d’elle. Croire en même temps que la démocratie est impossible et que le Parti est gardien de la démocratie’’ ».

Le rejet catégorique de la vérité objective, en tant que posture épistémique, conduit inéluctablement à une confrontation victimaire avec les faits et les réalités empiriques qui se traduit par un phénomène peu étudié : le ressentiment des dominants.

Crier haro sur le capital culturel

Durant les années 1990, rappelle Éric Fassin, le ressentiment des dominants mobilisait l’antienne du « on ne peut plus rien dire ! » contre l’épouvantail du « politiquement correct ». Aujourd’hui, les invectives et indignations des supposés « censurés », ceux qui parlent de tout, partout et tout le temps, sont dirigées à l’encontre de la « cancel culture » et du « totalitarisme woke ». Aujourd’hui, l’injonction de ceux qui, hier, chantaient les vertus de la « culture du débat » entre des personnes s’accordant sur la préservation de l’ordre du monde, est maintenant stridente : « Taisez-vous ! ».

Plus l’anti-intellectualisme progresse dans la presse et l’audiovisuel, plus l’intolérance aux discours factuels et critiques augmente. Un énoncé, rigoureux sur le plan de la méthode et valide scientifiquement, serait une marque d’arrogance de l’extrême gauche. Le problème ? C’est le capital culturel, celui qui fait émerger des consciences réflexives et des idées contestataires, et non le capital économique, celui qui finance le militantisme des scélérats de la réaction. Selon cette dynamique anti-intellectuelle, le danger proviendrait, non du détenteur de la parole raciste et du capital économicopolitique, mais de celui qui nomme et combat le racisme, de celui qui œuvre pour plus de justice sociale. Tout est renversé, ce ne sont pas l’argent et le pouvoir qui déterminent la hiérarchie sociale, mais les goûts ou les pratiques culturelles. Ci-gît le grand ressentiment des puissants.

Vis-à-vis de l’expertise scientifique, le dispositif anti-intellectualiste a pour principale attente la validation de l'ordre du monde, explicitement ou implicitement, aucunement sa remise en question. Et c'est dans cette quête de conservation que les logiques du néofascisme et du néolibéralisme se rejoignent : « D'un côté, constate Éric Fassin, pour les régimes néolibéraux, les savoirs critiques paraissent inutiles. De l'autre, pour les régimes néofascistes, ils sont jugés dangereux. Dans un cas comme dans l'autre, est refusée toute remise en cause des évidences du sens commun ». A partir des années 2010, la systématisation des attaques contre l’enseignement supérieur par des membres du gouvernement montre que « la France autoritaire a maintenant rejoint le chœur international de l’anti-intellectualisme d’État ».

La dénonciation paranoïde de « l’islamo-gauchisme », du « wokisme » et des dites « théories du genre et de la race » par les droites dures et extrêmes dénote d’un fort ressentiment des décideurs qui, contrairement à ce qu’écrivait Nietzsche dans sa Généalogie de la morale, est une réaction à conscientisation croissante des personnes et des groupes dominés. Quand le discours du dominant est critiqué avec des arguments irréfutables, l’anti-intellectualisme invente une « raison alternative » pour disqualifier tout débat contradictoire avec ceux qui risqueraient de détrôner la supposée légitimité naturelle de sa parole. L’analyse faisant vaciller le colosse de l’oppression est devenue une « censure nouvelle », un « fascine d’extrême gauche » selon l’expression du despote Donald Trump (discours du 4 juillet 2020).

De lutilité citoyenne des savoirs critiques

Fort heureusement, l’influence des travaux invalidant les discours dominants progressent dans les débats politiques, notamment auprès des jeunes étudiants et des militants. Et c’est cette dynamique sociopolitique qui inquiète les entrepreneurs de l’anti-intellectualisme. Empruntant le concept d’ « actualité » (au singulier) à Michel Foucault, c’est-à-dire « une réflexion sur l'histoire et une analyse particulière du moment singulier où il écrit et à cause duquel il écrit », Éric Fassin diagnostique et explique rigoureusement les mécanismes régissant ce moment de radicalisation hautement périlleux des mouvements de la droite dite « républicaine » et d’extrême droite. Les attaques dirigées contre les savoirs critiques ont pour cible l’autonomie d’une institution indispensable pour l’épanouissement de tout État démocratique : l’université.

Tout au long de son livre, le sociologue insiste sur l’utilité citoyenne de la recherche scientifique qui mobilise des faits empiriques et des outils conceptuels pour saisir le réel et analyser les configurations politiques d’une conjoncture donnée. Contre la propagation du baratin et des foutaises, l’éthique du chercheur s’interdit « de dire n’importe quoi », de décorréler les mots et les choses. Face au confusionnisme mortifère du spectre anti-intellectualiste, le sociologue oppose un intellectualisme démocratique visant à transformer le réel sur des bases épistémiques solides et radicalement égalitaires.

L’intellectualisme, conclue l’auteur de Populisme : le grand ressentiment (Textuel, 2017), « est une politique démocratique qui nous appelle, chacun.e et toustes, à jouir de l'intelligence des choses. L'enjeu, c'est donc de faire partager, le plus largement possible, le refus du bullshit ». Le savoir n’est pas une opinion et le désir d’appréhender nos existences avec méthode est une « résistance démocratique à l’anti-intellectualisme ». Un tel projet verra le jour qu’avec un enseignement indépendant et des professeurs émancipés.

Faris LOUNIS

Journaliste

Éric Fassin, Misère de l’anti-intellectualisme. Du procès en wokisme au chantage à l’antisémitisme, Paris, Textuel, 2025, 224 pages, 19,90 €

Source : https://actualitte.com/article/125672/chroniques/misere-de-l-anti-intellectualisme-une-bataille-reactionnaire

ActuaLitté, 21 août 2025

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