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Billet de blog 21 octobre 2024

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Sur l’écrivain algérien Jean Sénac loué, réprimé et mort assassiné

Entretien avec Guy Dugas

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Une poésie de feu, une « longue fusée dans le chaos », des cris solaires aussi enthousiastes que désabusés. Voilà les attributs de l’écrivain qui a révélé les grands noms de la peinture algérienne.

L’universalité du poète franco-algérien Jean Sénac – né à Béni Saf (en Oranie) le 29 novembre 1926 et mort assassiné le 30 août 1973 à Alger – reste pourtant toujours occultée par nombre de ses engagements politiques, la lutte de libération nationale algérienne au premier chef. Et un demi-siècle plus tard, son œuvre est confisquée par le roman national algérien, chauvin et « unanimitariste » – cette idée d’un peuple réuni autour d’une culture une et unanime. La publication de ses Carnets, notes et réflexions (1942-1973)1 est une heureuse occasion pour relire avec un œil nouveau ses réflexions et chanter d’un nouveau souffle ses vers.

Si d’aucuns continuent de célébrer en Algérie leur « frère d’armes et de Soleil », le « patriote algérien » Jean Sénac qu’ils opposent dogmatiquement à Albert Camus, le refus de ses maintes demandes de naturalisation par l’État algérien, sa persécution politique sous la dictature de Boumédiène, les circonstances de son assassinat et, surtout, son homosexualité, restent des sujets tabous, délibérément effacés de sa biographie, en conformité avec « les constantes nationales et les principes religieux » promus et « ardemment défendus » par le pays de la « Mecque des Révolutions ».

Nationalisme effusif et gloriole patriotique mises à part, la récente parution simultanée aux éditions du Seuil à Paris et El Kalima à Alger des Carnets de Jean Sénac est une occasion à saisir pour faire sortir ce grand lecteur des poésies et des littératures internationales de la prison historique des inutiles querelles franco-algériennes. Comprendre la genèse, la maturation et la cristallisation de l’œuvre d’un homme trahi par l’histoire, c’est refuser les lunettes d’un discours qui aseptise et empêche de voir l’éclat de ses bourgeonnements.

Professeur émérite de littérature générale et comparée, domaine méditerranéen, spécialiste de génétique textuelle et responsable des archives Sénac (fonds Patrimoine méditerranéen, université Paul Valéry-Montpellier 3), éditeur des Carnets de Jean Sénac, Guy Dugas répond à nos questions pour revoir cette « œuvre-vie » par-delà le mantra anesthésiant de la « réconciliation des mémoires franco-algériennes ».

— Qui était, pour vous, Jean Sénac ?

— Né en 1926 à Beni Saf, de père inconnu, Jean Sénac a passé à Oran une enfance et une adolescence marquées d’une foi intense, auprès de sa mère et de sa sœur cadette, avant d’enseigner dans une école catholique à Mascara. Il suffit de se souvenir de ce qu’était l’ambiance sociale, infiniment conservatrice et très anti-juive, dans l’Oranie de l’entre-deux-guerres, pour mesurer l’imprégnation sur ce jeune esprit curieux de tout. Les deux ou trois premières années des carnets (dès 1942) sont très révélatrices à ce sujet. Comme bien d’autres Européens d’Algérie à ce moment-là, le jeune poète (il a commencé à écrire dès l’âge de treize ans) est donc d’abord anti-juif et pétainiste.

Le service militaire, effectué dans la Mitidja, lui permettra de s’émanciper de toutes ces tutelles familiale, religieuse et sociale ; et la proximité avec Alger d’entrer en contact avec quelques « maîtres », comme Edmond Brua ou Emmanuel Roblès, qui aideront à son apprentissage poétique. Camus viendra un peu plus tard, qui favorisera une première publication de ses poèmes chez Gallimard.

Dans cette maturation de son art, qui s’accompagne d’une prise de conscience de la situation coloniale, il ne faut pas négliger l’expérience du sanatorium de Rivet (1947-1948), suite à une pleurésie, au cours desquelles Sénac prend conscience de son homosexualité sans encore consentir à l’assumer. Puis un premier voyage en France (1950-1951) qui permettra de nouvelles rencontres formatrices, à commencer par celle de René Char. C’est aussi l’époque où Sénac se fait directeur de revue – Soleil puis Terrasses –, expériences qui le mettront en relation avec la jeune littérature maghrébine dont il se fera dès lors le promoteur, parfois le découvreur.

Un troisième moment dans cette existence est constitué par les longues années d’exil en France durant la guerre d’Algérie (août 1954-octobre 1962). Exil consenti et particulièrement créatif au cours duquel Sénac vivra pleinement sa double vie de poète homosexuel, multipliant les rencontres amoureuses et de militant pour l’indépendance de l’Algérie – ce qui conduira à une rupture douloureuse avec Camus2.

Le quatrième moment, enfin, sera celui du retour au pays, quelques mois après la proclamation de l’Indépendance – moment qui peut lui-même être décomposé en deux périodes. D’abord le temps des illusions, sous l’ère Ben Bella, durant laquelle Sénac, reconnu comme un des acteurs majeurs de la politique culturelle du nouvel État, multiplie les initiatives : il crée de toutes pièces une Union des écrivains, agit au plan national et international pour la reconstitution de la bibliothèque universitaire d’Alger détruite par un attentat de l’OAS, organise les premières expositions de peinture dans l’Algérie indépendante et, surtout, lance une émission de radio très suivie par la jeunesse. Sa poésie évolue encore, devient plus politique, d’un nationalisme prêtant parfois à moqueries – beaucoup ne se souviennent de Sénac qu’à travers l’expression souvent raillée : « Tu es belle comme un comité des gestion. »

Les désillusions viendront après la coup d’État de Boumediène (juin 1965). Le poète est progressivement, dépossédé de tous ses moyens d’action. Perdant successivement son logement de fonction, ses émissions de radio et tout statut, il est un étranger dans son propre pays : ne parvenant pas à obtenir la nationalité algérienne, il voyage avec un passeport de fonction. Vivant le plus souvent aux crochets des quelques amis qu’il lui reste, il redevient alors, dans une Algérie de plus en plus austère au plan moral, divisée au plan linguistique, exclusive au plan politique, le « poète maudit » qu’il était dans sa période parisienne, ne renonçant jamais à vivre ouvertement son homosexualité – sous une apparence qui rappelle curieusement celle de Verlaine, dont la poésie et le mode de vie avait bercé sa jeunesse.

— Quel est votre parcours de recherche, depuis la découverte des Carnets jusqu’à leur édition, en passant par un minutieux travail de lecture, de déchiffrage et retranscription ?

— Je n’ai pas vraiment découvert ces Carnets. Depuis longtemps, on en connaissait l’existence ; certaines bribes en avaient même été publiées (comme Journal d’adolescence et Journal 54) ; et Bernard Mazo les a utilisé pour sa biographie : Jean Sénac, poète et martyr (Seuil, 2013). Simplement, ces carnets ont souffert de la situation des archives Sénac, littéralement coupée en deux : une partie se trouvant à la bibliothèque nationale d’Alger, une autre, tout aussi importante, à la bibliothèque de l’Alcazar à Marseille. Mon travail n’a donc consisté qu’à colliger ces éléments dispersés et à montrer que, de cette réunion et de cette publication en intégralité, qu’ils gagnaient et faisaient gagner en cohérence toute l’œuvre de Sénac.

— Peut-on dire de ces Carnets qu’ils sont le laboratoire poétique et littéraire qui éclaire la poésie et les écrits de Jean Sénac ? Peut-on alors y repérer des périodes bien distinctes de l’élaboration et de la cristallisation de cette « œuvre-vie » ?

— Tout à fait. On distingue parfaitement, à travers ces Carnets, eux-mêmes parsemés d’ébauches de poèmes, les différentes évolutions d’une poésie, somme toute assez conservatrice à son tout début, vers l’extrême modernité des derniers recueils, publiés pour la plupart de manière posthume – Dérision et Vertiges, Le mythe du sperme-méditerranée –, évolution qu’on pouvait déjà percevoir dans la volumineuse édition de ses poésies en 19993.

Mais les Carnets montrent également que Sénac n’aura pas été qu’un poète. Nous avons vu qu’il a toujours joué un rôle d’animateur et de découvreur, que ce soit à travers les revues qu’il a créées, ses émissions de radio ou encore les expositions qu’il a organisées. Très attiré par la scène, Sénac a par ailleurs composé plusieurs pièces de théâtre, jamais représentées ni publiées,mais auxquelles il tenait beaucoup – comme le montre son journal intime. Elles restent donc à découvrir, au même titre que quantité d’écrits, de correspondances, voire d’inédits.

— Jean Sénac aurait demandé à sa mère d’écrire ses souvenirs et son histoire de « femme du peuple ». Pourquoi ? Aurait-elle laissé derrière elle des carnets ?

— C’est aussi une histoire très singulière, déterminante pour la compréhension de l’œuvre de Sénac, dont l’un des moteurs est indéniablement l’absence du père, déjà mentionnée, et les substituts qui sont par l’imaginaire recherchés. Plusieurs poèmes y renvoient.

Mais le poète avait vite senti que la poésie seule ne permettrait pas les retrouvailles qu’il espérait avec le père ni au besoin l’invention d’une figure paternelle alternative. Cela supposait toute une stratégie, une architecture, une temporalité relevant d’un autre genre, le roman. C’est ce qu’il tente de faire dans Ébauche du père, roman inabouti – publié lui aussi de manière posthume chez Gallimard en 1989.

C’est précisément dans ce but, l’espoir inquiet de la quête du père, qu’au tout début des années 1960 Sénac prie sa mère, qui vit toujours à Oran, de regrouper ses souvenirs dans un cahier, d’écrire des mémoires en quelque sorte. Ce cahier existe bel et bien ; il est conservé à la Bibliothèque nationale d’Alger et constitue un élément essentiel pour qui s’intéresse à la genèse de ce roman inachevé.

— Jean Sénac s’est arraché, non sans violence et déchirement, à la culture conservatrice de sa jeunesse en Oranie. Quand advient le tournant anticolonial qui a bouleversé sa vie ? Quels sont les principaux textes, publiés ou inédits, qui marquent ce tournant ?

— Que ce soit au plan personnel comme au plan politique ou à celui de la création, on ne peut pas vraiment parler de « tournant » dans l’existence de Sénac, mais plutôt d’une lente et constante évolution : j’ai indiqué précédemment – et c’est également ce que je tente de montrer en introduction de cet ouvrage – quels furent les différents moments de cette évolution. Le vrai Sénac, qui n’est ni Rimbaud ni Mozart, est le fruit de cette lente maturation, très perceptible à travers ses Carnets.

Toutefois, vous avez raison de souligner que sa vie s’est trouvée bouleversée par sa prise de conscience anticoloniale. Parmi les intellectuels français d’Algérie, il est indéniablement celui qui est allé le plus loin dans la lutte contre le joug colonial. Son humanisme sans frontière, son idéalisme forcené, son dédain de la politique l’ont, contrairement à d’autres, conduit au bout du bout, sans considération de problèmes qui se posaient pourtant objectivement – comme la langue et la religion. Il en a payé le prix.

En fin de compte, peu importe les raisons de son assassinat : il demeure posé comme un figure christique entre France et Algérie, témoin de leurs chamailleries mais gage par son indéfectible optimisme d’un avenir porteur d’embellie.

— L’algérianité de Jean Sénac a toujours fait et continue de faire scandale. Pour reprendre la terminologie de la période coloniale, nombre d’« Européens » et de « musulmans » d’Algérie lui ont refusé sa qualité d’Algérien, avant et après l’Indépendance. Même une éminence comme Kateb Yacine voyait en lui un « poète médiocre » au « nationalisme étroit », un intellectuel « courtisan » complètement « soumis au président Ben Bella ». Pourquoi ce refus si violent de son algérianité ?

— De son vivant, la personnalité de Sénac, sa façon de vivre et son look, son homosexualité de plus en plus ostensiblement affichée et par ailleurs son désir profond d’une Algérie ouverte et plurielle paraissaient déjà scandaleux dans une Algérie où commençaient à poindre, quoiqu’en disent certains, les prémisses d’un pays exclusivement arabo-musulmane et l’ombre d’un islam plus rigoureux.

Du reste, les Carnets sont édifiants à ce sujet. Et il suffit de les laisser parler : bataille – y compris avec ses amis les plus proches – au sujet de cette algérianité, récit d’un mystérieux enlèvement, craintes répétées d’une mort violente, etc. De fait les Kateb Yacine, Malek Haddad et consorts n’en ressortent pas grandis…

De cette œuvre prolixe et diverse, les Algériens ne s’obstinent à reconnaître que la part « engagée », les manifestes nationalistes et les envolées de circonstances – ce qui date incontestablement. En dépit des recherches de quelques universitaire et d’amateurs passionnés, qu’y connaît-on d’Ébauche du père ou des recueils tardifs les plus osés, le plus innovants ? C’est d’autant plus dommage que la majeure partie des archives de Sénac se trouve à la Bibliothèque nationale Algérienne.

Mais peu importe. Et en fin de compte, tant pis pour l’Algérie si elle refuse de reconnaître comme sienne une personnalité aussi remarquable. Elle atteindra, un jour ou l’autre, j’en suis persuadé, une stature internationale !

— Jean Sénac a été tué le 30 août 1973 à Alger. Que savons-nous de cet assassinat ?

— Les conditions de son assassinat et les doutes sur ses motivations rajoutent encore au problème de la pleine reconnaissance de Sénac dans l’Algérie indépendante. À ce sujet, les incertitudes demeurent, en dépit d’une enquête express qui a conclu à une affaire de mœurs. Dans ma présentation d’Un cri que le soleil dévore, je n’ai pas voulu m’étendre outre mesure sur ce point, préférant laisser parler ces textes, qui montrent que Sénac, depuis plusieurs années, craignait une mort violente. Il s’en était d’ailleurs ouvert sans détour à ses proches.

Dans le contexte actuel très fragile de réconciliation des mémoires collectives, cet assassinat d’une figure médiatrice par excellence, d’une algérianité revendiquée et assumée (figure inverse de celle de Camus, récusée depuis l’indépendance) pourrait poser problème s’il s’avérait que ce meurtre a une dimension politique. C’est pourquoi on préfère ne pas en parler. Mais il faudra bien rouvrir sérieusement le dossier un jour.

— Savons-nous pourquoi certains gardiens autoproclamés de la mémoire du « patriote algérien » Jean Sénac, qui ne tarissent pas d’éloges ne parlent jamais des agressions homophobes et des persécutions politiques qu’il a subies sous le régime du dictateur Boumédiène ?

— Je vois bien de qui vous voulez parler et sur quel terrain vous voulez m’amener. Ce sont là des débats algéro-algériens que je vous abandonne volontiers, bien que j’aie mon point de vue là-dessus. Je mentionnerai simplement que, alors que je me déplace en Algérie librement depuis plus de trente ans, un visa de séjour m’a été refusé pour la première fois à l’occasion du SILA 2023, où je devais précisément présenter ces Carnets. Hasard ou coïncidence ?

— Loin de se limiter à la poésie, Jean Sénac était aussi un animateur de radio de grand talent et un excellent critique d’art. De quelle manière avait-il œuvré à la promotion des arts et des cultures sous la colonisation et après l’Indépendance ?

— Critique d’art, animateur de radio, directeur de revues… autant d’aspects dont nous n’avons pas parlé, en effet. Au sujet de Sénac critique, permettez-moi de citer ici l’excellente thèse d’Hamid Nacer Khodja, Jean Sénac, critique algérien, publié avec le soutien du ministère de la Culture algérien, chez El Kalima (Alger), lors du cinquantième anniversaire de l’indépendance algérienne, et que nous rééditerons en 2026 à l’occasion du centenaire du poète, coïncidant avec le dixième anniversaire de la mort d’Hamid4.

Autodidacte profondément altruiste, profondément désireux de faire émerger une culture nationale algérienne, fier des talents qu’il pouvait faire découvrir au public à travers ses émissions de radio, ses anthologies ses récitals dans des centres culturels ou des lycées ou ses expositions, Sénac n’avait en effet rien d’un poète solitaire et égocentré. Plus que quiconque il a œuvré pour la reconnaissance de la jeune peinture et de la jeune poésie algériennes, en s’efforçant de les intégrer dans le vaste mouvement de la « littérature-monde ». Car s’il croyait à une culture arabe capable de faire école ici ou là (sa fameuse « École du signe »), il redoutait toute forme d’enfermement nationaliste ou linguistique. Comme on le voit dans ses carnets, lors des débats virulents qu’eut Sénac, dans les années 1960, avec quelques-uns de ses collègues de l’Union des écrivains algériens comme Malek Haddad, Malek Bennabi e Kateb Yacine.

— Quelle relation entretenait Jean Sénac avec de jeunes poètes et écrivains algériens comme Habib Tengour, Hamid Tibouchi, Salah Guemriche, Hamid Nacer-Khodja, Youcef Sebti, Hamid Skif, Rachid Boudjedra et bien d’autres ?

— C’est précisément cette attitude profondément altruiste de promoteur de tous les arts en Algérie – et plus largement, parlant au Maghreb, où il est dès la fin des années 1940 en relation avec les frères Memmi en Tunisie, Driss Chraïbi puis un peu plus tard Mohammed Khaïr Eddine au Maroc – qui conduira Sénac à la découverte et à la valorisation de l’œuvre naissante, et pour la plupart d’entre eux pas encore publiée, de tous les jeunes talents que vous citez. Mais aussi de beaucoup d’autres artistes (pas seulement des poètes) dont on trouve trace dans Un cri que le soleil dévore.

— Outre-Atlantique, Jean Sénac est considéré comme un poète de la Beat Generation.

— Petit à petit (et ce n’est, selon moi, que justice), la littérature universelle découvre et s’approprie cette œuvre magistrale. Grâce aux travaux pionniers de traduction menés aux États-Unis, en Italie et en Russie, de nouveaux champs de recherche comparatistes, génétiques, s’ouvrent. Et l’on découvre à Sénac des parentés, des filiations, des correspondances novatrices. Dès les années 1950 et son séjour à Paris, lieu de transit par excellence de la littérature universelle, le poète est entré en relation avec l’avant-garde picturale sud-américaine et des écrivains américains comme Ginsberg et Miller. Ce n’est pas le moindre intérêt de ces Carnets que de montrer cette proximité avec la Beat Generation, qui se concrétise en 1967 par l’envoi outre Atlantique, à l’éditeur Ferlinghetti, du Mythe du sperme méditerranée, qui ne sera finalement publié que près de vingt ans plus tard.

— Sensualisme, autocensure, néologismes, spiritualité, révolte, culte quasi païen de la terre et de la mer, peut-on parler d’un « style Sénac » en poésie ? Qu’est-ce qui singularise cet homme en tant qu’artiste intégral ?

— Selon moi, il existe en effet, très progressivement acquise, une poétique propre à Sénac, aussi bien dans sa poésie que dans ses textes en prose – lire notamment sa Suite oranaise, publiée dans les « Petits inédits maghrébins » des éditions El Kalima. Sensualisme et panthéisme, certainement ; autocensure progressivement dépassée ; révolte parfois naïve, jamais calculée et spiritualité puisée dans une foi toujours présente malgré les transgressions – et donc porteuse de culpabilité…

Ces éléments sont en effet bien présents dans l’œuvre sous toutes ses formes. C’est pourquoi je reprends volontiers à mon compte la formule d’« œuvre-vie » proposée par Hamid Nacer Khodja.

Mais aussi ruptures et innovations, les derniers recueils – Dérisions et Vertige, Alchimie, etc. – étant, au plan de la créativité, particulièrement singuliers, porteurs d’une grande modernité et d’une grande complexité. Comme un cri (de regret, de douleur quelquefois…) du chrétien qu’il est toujours resté, que dévorerait le grand soleil de la passion et de la foi en l’humanité.

Propos recueillis par Faris Lounis

Du même auteur, sur ces sujets, lire « La fascination de Kamel Daoud pour l’extrême droite », Orient XXI, 4 septembre 2024 ; « Camus et l’Algérie. Un humain avec ses hauts et ses bas », Orient XXI, 20 mai 2023 ; et « Radicalisation extrême droitière et passé colonial français. Entretien avec Nedjib Sidi Moussa », Antichambre, 11 octobre 2024 ;

  • 1 Jean Sénac, Un cri que le ciel dévore 1942-1973. Carnets, notes et réflexions, Alger-Paris, El Kalima-Seuil, 2023.
  • 2 À ce sujet, lire Hamid Nacer Khodja, Jean Sénac, le fils rebelle, préface de Guy Dugas, Paris-Méditérannée, [2000] 2004.
  • 3 Jean Sénac, Œuvres poétiques, préface de René de Ceccaty, postface de Hamid Nacer-Khodja, Actes Sud, [1999] 2019
  • 4 Hamid Nacer-Khodja, Albert Camus, Jean Sénac ou Le fils rebelle, Paris, Paris-Méditerranée, 2004.

***

Source : https://agone.org/sur-lecrivain-algerien-jean-senac-loue-reprime-et-mort-assassine-entretien-avec-guy-dugas/

Éditions Agone, Tout le reste est littérature, le 21 octobre 2024

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