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Billet de blog 23 juin 2024

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« La dernière guerre ? » d’Elias Sanbar. Au pied du poème revit la Palestine

Elias Sanbar, « La dernière guerre ? ». Palestine, 7 octobre 2023 – 2 avril 2024, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2024, 47 pages., 3,90 €

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La Question de Palestine n’aura de solution qu’avec la reconnaissance internationale et inconditionnelle de la Nakba, l’épuration ethnique de la Palestine historique par les milices sionistes entre 1947 et 1948, par l’instauration ensuite d’une égalité totale entre les deux peuples qui habitent cette terre : les Palestiniens et les Israéliens. Si les suiveurs aveuglés de Samuel Huntington et de son catéchisme du « choc des civilisations » s’aveuglent à chercher les origines du 7 octobre 2023 dans le Coran et dans la tradition islamique plus généralement, Elias Sanbar, l’expulsé de Haïfa, restitue cet événement dans un siècle de colonisation inhumaine. 

***

« Madame, cet enfant a fermé ses yeux par réaction à votre propre peur ». Quelle était la cause de cette peur ? Dure-t-elle encore dans l’histoire ? S’agissait-il d’un « mirage », d’un « traumatisme imaginaire », d’une antienne « victimaire », d’une « conquérante tradition de la culpabilisation », comme l’avancent d’aucuns ?

En vérité, il s’agissait, hélas, d’un traumatisme bel et bien réel, d’un événement qui ne cesse de se prolonger dans le temps, s’aggrave et s’intensifie de jour en jour : « Je veux parler de la Nakba de 1948, quand ma mère me porta vers un exil que mes parents pensaient de courte durée. C’était un matin d’avril 1948, j’avais 14 mois, 76 ans déjà », raconte l’enfant qui ferma les yeux. N’en déplaise aux négationnistes de « la prétendue Nakba d’un peuple qui n’existe pas », le nettoyage ethnique[1] de la Palestine historique par les milices sionistes, de gauche comme de droite, est un fait historiquement établi, « imaginaire » seulement pour ceux qui ne veulent voir que les illusions d’un déni séculaire, ceux qui se nourrissent du ressentiment du colonisateur prêchant « la civilisation » par l’intégrisme d’une suprématie religieuse et ethno-nationale.

« Mon exil, continue l’enfant qui ferma les yeux, a commencé par un trou noir ». C’était à Beyrouth, à l’Hôpital allemand précisément, où l’ophtalmologue délivra le bon diagnostic à une mère expulsée de Haïfa, sur l’ « inflammation des paupières » de son fils qui le « rendit quasi-aveugle ». Qui était-il, cet enfant ? C’était Elias Sanbar, poète de Palestine, traducteur indépassable de la mémorable œuvre poétique de Mahmoud Darwich (chez Sindbad / Actes Sud) et écrivain « non spécialiste » – comme il aime souvent se présenter – qui, à l’âge de 14 mois donc, faisait déjà son entrée brutale dans l’Histoire et ses méandres. C’était la Nakba de 1948 ; c’est toujours la Nakba de 2024. L’expulsé de Haïfa n’oublie jamais : « J’étais parti dans les bras de ma mère, à bord d’un convoi de véhicules escortés de blindés, qui déchargea au poste frontière de Naqoura, au sud du Liban, ‘‘l’excédent de sa cargaison’’ de femmes et d’enfants ».

Telle est en tout cas l’ouverture tragique de « La dernière guerre ? ». Palestine, 7 octobre 2023 – 2 avril 2024, une livraison « Tracts-Gallimard » dans laquelle l’Absent de Palestine suspend et donne à voir, comme au temps de la qasida, l’ode classique des poètes de l’Arabie préislamique, avec les mots justes du savoir et de la colère, l’histoire de la Palestine confisquée et de la Nakba éternellement recommencée.

La violence du colonisé vient de loin

Comme tout être humain, le colonisé est capable du meilleur comme du pire. Qu’on ne se méprenne point, nul romantisme chez Elias Sanbar. L’usage de la violence en contexte colonial est rigoureusement qualifié. Dire la vérité des faits suffit. Le ton de « La dernière guerre ? » est mesuré, mais percutant. Les mots sont pesés, dénués du pathos de l’exilé, mais saisissants.

En une quarantaine de pages, c’est toute la propagande du « choc des civilisations » qui s’écroule : les Palestiniens vivent dans un moment colonial qui dure depuis au moins 1917. Ils n’opposent pas leur résistance à une religion ou une appartenance donnée, mais à un colonialisme suprémaciste niant leur humanité, leur existence même. Depuis la Nakba, leur existence est « une disparition réelle » (un politicide dans le langage du droit international) et Elias Sanbar fait une mise au point nécessaire pour comprendre cette réalité coloniale tant déniée : « Deux guerres, non une seule, ont lieu en 1948 »[2]. La première ? Celle fondatrice du conflit israélo-arabe. Cette « guerre qui eut lieu entre le 29 novembre 1947 et le 14 mai 1948 », « soit de l’adoption du plan de partage de la Palestine à la proclamation de l’État d’Israël » ; la seconde ? Celle qui éclate le 15 mai 1948, quand les armées arabes du Liban, de la Syrie, de l’Irak, de la Transjordanie et de l’Égypte franchissent les frontières de la Palestine historique, tout en sachant « que le premier acte de la tragédie est joué et que la majorité des Palestiniens qu’ils viennent secourir sont déjà défaits, ‘‘réfugiés’’ massés aux frontières de leur partie ». A rebours des mensonges historiques sur une expulsion de masse, souligne Elias Sanbar, « l’entrée en guerre des pays arabes ne peut-elle, contrairement au récit officiel israélien, être considérée comme la rescousse arabe venue prêter main-forte à des Palestiniens engagés dans leur combat pour ‘‘détruire Israël’’. En présentant ainsi les faits, Israël se désignait comme un État agressé, contraint à l’autodéfense légitime face à des adversaires bien plus nombreux en hommes, armes et matériels ».

Si le récit colonial israélien présente la première guerre comme un épisode résultant des « accidents » de la seconde, c’est bien pour une raison majeure : définir un siècle de colonisation de peuplement comme un « retour » sur une Terre promise et léguée par un droit divin et absolu ; déshistoriciser l’événement du 7 octobre 2023 pour justifier le génocide en cours dans la Bande comme étant l’expression du « droit absolu de se défendre » contre la « haine rédemptrice » et l’ « antisémitisme coranique » des Palestiniens. Au « Mal absolu », récite la propagande coloniale, on ne peut qu’opposer le « Bien absolu ».

Vivre avec le génocide

Si le corps des colonisés sait dire les intentions du colonisateur et qualifier loin des euphémismes assassins ce qui est, le réel d’une noyée dans un spectacle de sang et de lambeaux humains, les scélérats subalternes du suprémacisme des valeurs continuent de prêcher la dénégation : « les mots ont un sens », disent-ils, dans le dessein de perpétuer l’exceptionnalité d’Israël face au droit international humanitaire, son impunité jusque-là fatale. 

Loin d’être une « riposte proportionnée » aux crimes de guerre commis le 7 octobre 2023, le génocide en cours en Palestine, précise Elias Sanbar, est « une guerre contre la Palestine, toute la Palestine. Le fait que ses terrains soient d’inégales intensités ne change rien à la finalité d’une entreprise d’annihilation, de destruction des Arabes de Palestine », le « rêve d’un règlement définitif non de la guerre avec le Hamas mais de la Question de Palestine en tant que telle ». En somme, une réactivation du principe du « transfert » de populations visant « tous les Palestiniens, dans toute la Palestine ».

Soutenant de façon inconditionnelle, « moralement », financièrement et militairement le colonialisme israélien et ses guerres meurtrières, le « monde libre », en atteignant l’acmé de son hypocrisie, alerte Elias Sanbar, est en train de mettre fin au « monde du droit inauguré au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale ». Pendant que les organes internationaux, l’ONU au premier chef, assistent impuissantes à la paralysie de leurs activités par les vétos successifs des quelques puissances conduisant la marche du monde, un vide juridique terrifiant s’installe et l’impunité règne, « naturalise » même l’exceptionnalité et l’impunité d’Israël, pendant que les Palestiniens continuent de vivre leur « disparition réelle, celle d’un déni d’existence définitif. Commencée en 1948, cette absence pourrait d’ailleurs trouver son épilogue au terme de la guerre en cours ».

Même si l’état actuel du monde pousse au pessimisme, la mobilisation de certains États démocratique des Suds pour défendre les deux piliers sur lesquels repose le « monde du droit inauguré au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale », à savoir « la Convention pour prévention et la répression du crime de génocide (9 décembre 1948) et la Déclaration universelle des droits de l’homme (10 décembre 1948) », redonne vie à l’espoir, ouvre le champ des possibles, après la ruine éthique des leaders autoproclamés de « la civilisation » au nom de refus catégorique de l’abrogation du temps des colonies. La saisine de la Cour internationale de justice (CIJ) par l’Afrique du Sud, le 29 décembre 2023, « en vertu de la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide », représente un tournant majeur dans l’histoire des relations internationales, celui de l’ouverture de la voie du respect et de l’application inconditionnelle des principes d’égalité et d’universalité par un État anciennement colonisé, l’État qui mit fin à des décennies de régime d’apartheid.  

Si une éventuelle paix, une éventuelle libération des Palestiniens ensuite, reste envisageable, rappelle Elias Sanbar, elle ne peut se concrétiser que sur la base du respect inconditionnel par Israël « des conditions préalables à toute négociation, celles définies par les résolutions 242 (22 novembre 1967) et 338 (22 octobre 1973) de l’ONU. Un principe : l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la guerre. Une obligation : le retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés. Une initiative : l’ouverture de négociations de paix ».  Les mandats d’arrêt réclamés par la Cour pénale internationale (CPI), le lundi 20/05/24, contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et son ministre de la Défense Yoav Gallant (ces deux criminels de guerre de la « première démocratie du Proche-Orient »), ouvriraient-ils de telles portes ? Le meilleur comme le pire restent envisageables.

***

La nuit de l’inhumanité coloniale règne encore en Palestine, mais l’éclat du rameau de l’olivier refuse de céder au déluge de feu qui le consume. Au pied du poème, Elias Sanbar cultive l’espoir, convoque l’écho du poète, Mahmoud Darwich, qui plane sur les décombres de Gaza. Il n’a pas changé. Et comme dans sa Murale, autrefois, il redit sa fougue « au geôlier sur le littoral occidental » qui veut « protéger la ville de [son] chant… » : « Je suis vivant ». L’écho du Galiléen se répand, se multiplie à l’infini comme les épis de la liberté, démasque l’hypocrisie du colonisateur, obère sa très bonne conscience s’effritant devant le concert des morts qui crient justice dans chaque millimètre de la terre violentée de l’absence de ses enfants, les Absents :

« Il y a des morts qui sommeillent dans les chambres que vous bâtirez. Des morts qui visitent leur passé dans les lieux que vous démolissez. Des morts qui passent sur les ponts que vous construirez. Et il y a des morts qui éclairent la nuit des papillons, qui arrivent à l’aube pour prendre le thé avec vous, calmes tels que vos fusils les abandonnèrent. Laissez-donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu’ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts »[3].

En Palestine historique vivent aujourd’hui deux peuples. L’un est palestinien ; l’autre est israélien. La solution ? L’égalité des droits, totale et inconditionnelle, ou rien !

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Faris LOUNIS

Journaliste indépendant

[1] Parmi les ouvrages à consulter à ce propos, voir : Walid Khalidi, Nakba. 1947-1948, essais traduits de l’anglais, Institut des Études Palestiniennes / Sindbad, 2012 et Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine [2007], traduit de l’anglais par Paul Chemla, Paris, La fabrique, 2024.

[2] Pour aller plus loin, voir : Walid Khalidi, 1948. La première guerre israélo-arabe, essai traduit de l’arabe par Farouk Mardam-Bey, Arles, Institut des Études Palestiniennes / Sindbad / Actes Sud, 2013.

[3] Ces vers sont l’épilogue d’une longue pièce épique de Mahmoud Darwich, Le Dernier Discours de l’Homme rouge, rédigée en 1992 et publiée, dans la traduction française d’Elias Sanbar, dans Au dernier soir sur cette terre, Arles, Sindbad / Actes Sud, 1994, pages 11-19.

Source : 

Le Comptoir, le 20 juin 2024 : https://comptoir.org/2024/06/20/la-derniere-guerre-delias-sanbar-au-pied-du-poeme-revit-la-palestine/

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