Nommer la violence sans crier, raconter le réel sans se noyer dans la platitude des démonstrations interminables, évoquer sa subalternité tout en restant digne, politiser la dépossession sociale en raison du genre et conserver sa capacité d’agir, c’est une tâche ardue en littérature.
En effet, rares sont les œuvres pouvant échapper à ces travers qui alourdissent les textes et faussent leur réception. Et parmi les auteurs et les autrices qui ont su contourner ces écueils, Ghizlan Touati, un jeune visage des lettres algériennes de langue arabe. Dans son premier recueil de nouvelles intitulé Les femmes n’agissent pas ainsi…, elle mène l’art de la nouvelle à des sommets lointains. Plutôt que le didactisme, sa signature littéraire est la sincérité, voire la nudité absolue, dans la fictionnalisation du réel.
Dans un style clair et concis, la rage de l’expression se focalise sur l’essentiel, les violences qu’inflige les dominations masculines et institutionnelles aux femmes. Face à ces formes de domination, l’écriture demeure joyeuse, sans misérabilisme aucun, dense et acerbement ironique. Chacune des huit nouvelles qui composent ce livre capture des réalités minuscules auxquelles les productions artistiques accordent habituellement une importance minime. Prenant le soin de figurer l’importance de ces choses éphémères, chaque récit ouvre la porte à un ruissellement d’émotions permettant la saisie des réalités ordinaires de l’Algérie au temps présent.
Des parcours et des horizons pluriels, des problèmes complexes, mais surtout du courage, de la persévérance et de la subtilité dans l’appréhension des affaires familiales, sociales et politiques. Cela, c’est l’univers des héroïnes dessiné par la nouvelle plume prometteuse qu’est Ghizlan Touati.
« L’affaire 311 » : Naima, une femme que les institutions écrasent
Elle était au courant de tout. Elle savait que les ordres familial et institutionnel ne vont pas applaudir ses choix : l’émancipation sociale et citoyenne, c’est-à-dire le fait de décider librement de mettre au monde ou non. Naima Es-Sassi, une enseignante de 36 ans, n’a pas désigné un avocat pour la défendre ce jour-là ; n’a pas répondu favorablement à la désignation par la « justice » d’un avocat bénévole. Elle était convaincue que personne n’est en mesure de comprendre sa situation, et par conséquent de la défendre. Nul besoin de gaspiller son temps et son argent. Ses mots.
D’un ton saccadé, le procureur à l’élocution trébuchante annonce l’accusation avec délectation : « – Monsieur le Président, l’accusée a commis un crime le 27 février 2019. Cet acte est le résultat d’un plan mûrement réfléchi ». Naima ne veut pas d’une deuxième grossesse. C’est son « tort », « l’affront qu’elle a cyniquement fait subir à la société », selon la logique de ses accusateurs. Quand certaines lois civiles se fondent sur des textes religieux désuets, au sens éminemment ambigu, elles privent énormément de femmes du droit à une citoyenneté pleine, à une vie digne d’être vécue. Faire le choix d’avorter, c’est vivre dangereusement, dans l’esseulement ; c’est exister dans une mer boueuse de lâchetés.
L’idée d’être nouvellement enceinte et d’accoucher une deuxième fois était donc inconcevable pour Naima. Pour elle, l’avortement est la seule solution pour sortir de ce calvaire. Aziz, son époux, est au courant de sa volonté. Il est contre, mais lui laisse le choix de décider de son propre chef. « Notre relation ne s’est pas construite sur la force », lui répète-t-il, autour d’une conversation. Homme sans qualité, taiseux, ennuyeux, grandement traître, son manque de conviction répugne Naima. Sa décision est prise, il ne va jamais la soutenir.
Seule, l’enseignante marche vers une clinique située au centre-ville d’Oran où l’on avorte clandestinement. Le cœur accablé par les réactions égocentriques d’Aziz qui pense que sa grossesse de quelques semaines serait « le fruit de notre amour », elle tonne entre ses lèvres contre la stupidité d’une telle déclaration. « Amour », ce mot qu’elle abhorre, cette drôle d’idée que revendique un homme qui, en plusieurs années de mariage, n’a aucunement prêté attention à sa vie intime et affective. Il s’imaginait simplement amoureux !
Naima est passé à l’acte. Les deux pilules sont avalées, l’avortement est réussi…dans la douleur. Dans l’immeuble où se trouve la clinique, un délateur nommé Si Jilali, découvre les activités clandestines du médecin (il ne sera jamais inquiété par la « justice » !) responsable des lieux. Il en informe la police, laquelle ne tardera pas de débarquer et de faire le nécessaire pour renvoyer les femmes « déviantes » présentes sur les lieux devant les tribunaux. Incarcérée, la parole de l’Oranaise est de roc face au juge : « J’ai avorté. Je n’ai tué personne ».
Peine perdue, personne n’aura considéré la légitimité de sa voix. Le verdict est tombé, une année de prison ferme. Mais elle ne regrette rien. « J’ai choisi mon chemin, ma liberté. Durant un an de prison, l’espace de ma liberté n’a pas cessé de s’élargir, grandir ». Les lois voient un « être humain assassiné », alors que Naima persiste et signe : elle s’est juste débarrassée d’un ensemble de cellules qu’elle ne voulait pas garder dans son corps. Quand le langage est corrompu par une idéologie inégalitaire, les femmes oppressées deviennent, quand elles agissent en fonction de leurs envies, les « destructrices du fonctionnement naturel de la société ».
« Derrière le rêve » : la violoniste sur son vélo
Portant de curieuses lunettes de vue aux verres épais, un homme aux yeux globuleux percute une femme à vélo. Elle réplique aussitôt par un coup de pied, perd son équilibre, tombe par terre, puis, rapidement, se relève. La foule se réunit autour de Kenza, mais la scène ne dure que quelques instants. Les gens se dispersent, sauf un jeune homme, qui maintient les regards admiratifs qu’il jette sur « la première femme à vélo qu’il a vu depuis deux mois dans la ville ».
Inscrite en cinquième année à l’Institut régional de formation musicale d’Oran, la jeune femme de vingt-cinq ans, avec ses cheveux libres et bouclés – auxquels elle tient tant –, se prépare pour participer aux manifestations culturelles de la Fête de la musique (chaque 21 juin) que son école co-organise avec l’Institut français. Elle va interpréter un opéra italien de Giacomo Puccini (Madama Butterfly), jouer un Maqam arabe (Sikah) en dix minutes, et parachever sa soirée par l’interprétation d’un classique de la musique raï, « Trig Lycée » de Cheb Khaled.
Confiante en son potentiel, la performance de Kenza envoûte le public. A la sortie de l’Institut, Hussein était là, en train de l’attendre. Il l’aborde aimablement, elle l’écoute. Ensuite, ils échangent quelques mots, font connaissance, et commencent à se voir. Venu de France pour accompagner sa mère durant son long séjour à Oran, il va apprendre à des découvrir les rues étroites des quartiers populaires de la ville avec cette musicienne de talent.
Un jour, ils s’installent dans un café connu d’Oran. Hussein, immensément curieux et encore troublé par la rencontre d’une Algérienne « ouverte d’esprit », lui pose des questions. Sans plus tarder, il déclare : « Je crois que t’aime ». Mais en approfondissant la conversation avec ce jeune binationale fraîchement venu de Métropole, Kenza découvre que celui-ci, contrairement aux bonnes volontés qu’expriment ses déclarations, ne cherche pas « l’amour » ou la construction d’une relation saine, égalitaire, mais une apparence de femme, une femme à l’image de sa mère. Une seconde mère. Une conjointe sans rêves et sans ambitions. Un être à congeler dans la niaiserie d’un rêve de stagnation, la fameuse « perpétuation de la tradition ».
Insurgée contre une telle volonté de faire le « Bien », la violoniste secoue Hussein en détricotant ses illusions d’homme sauveur de femmes qui seraient perverties par la modernité occidentale. Quand il recommande à Kenza de s’inspirer de la conversion de la rappeuse Diam’s à l’islam, elle évoque, adossée sur sa profonde connaissance de la culture algérienne et arabe, l’illustre artiste Baya : « La peintre a connu une mort artistique après son mariage. Elle a seulement vécu en tant que ‘‘femme’’, en tant qu’‘‘épouse’’ – c’est tout –, et ce en dépit fait qu’elle était mariée à un musicien, parce que nos hommes se comportent en tant que ‘‘époux’’ – c’est tout –. La peintre en Baya n’a pu renaître qu’après la mort de son mari. Si elle était morte avant celui-ci, on n’aurait connu d’elle que le lointain souvenir de sa rencontre avec Picasso ».
Sceptique vis-à-vis du « rêve » que la société vend aux jeunes femmes, à savoir le « cadeau » du mariage et de la vie maritale qui seraient un privilège généreusement accordé à celles qui auraient besoin d’une protection éternelle, Kenza se lève et laisse derrière elle l’homme qui vit « un pied dans le présent, l’autre dans le passé ». Ses rêves ne sont pas à vendre au marché des arrangements matrimoniaux.
Troubler l’adversité
Les fictions de Ghizlan Touati mettent en exergue des situations singulières, les « petits riens » du quotidien révélant les tabous occultés, les antagonismes sociaux dépolitisés et les multiples formes de violences qui broient les vies féminines dans un silence assourdissant, indifférent et complice.
Dans une langue dense, imagée, complexe par sa construction et percutante par ses formules, l’écrivaine a su inventer son propre espace littéraire dont le maître mot est la transparence dans la traduction du réel. L’économie des mots frappe par son efficacité dans chaque page, et la limpidité du style n’est pas sans rappeler les prosateurs arabes de l’époque abbasside – réputée par la beauté et la virtuosité de ses œuvres de l’esprit.
A rebours de certaines productions littéraires algériennes (en arabe et/ou en français), sèches littérairement et vindicative idéologiquement, l’autrice ne prétend pas « contester le roman national » par la proposition d’un contre-récit manichéen – et destiné, lui également, à être sanctifié –, mais donne à voir et fait sentir les préoccupations matérielles des dépossédés, des sans voix, et ce en situant son projet fictionnel dans l’urbanité d’une ville peu représentée dans le roman algérien, Oran, et également dans la ruralité d’une région méconnue pour beaucoup de lecteurs, l’Oranie.
Ne ménageant aucunement les supposées « sensibilités spécifiques » attribuées à tort par les nationaux-conservateurs et les intégristes religieux à l’ensemble de la société algérienne, les histoires de l’écrivaine sèment le trouble au sein du camp adverse, celui des dominants par les lois et les institutions étatiques. La figure de Kheira, l’héroïne de la nouvelle éponyme – « Les femmes n’agissent pas ainsi… » –, résume à elle seule l’esthétique de ce livre désormais important : troubler l’adversité dans la maison du maître.
Mère célibataire assumant totalement la responsabilité de ses quatre enfants, cette femme se dresse vigoureusement contre les injonctions de son ex-mari et de sa famille en brandissant un « NON » ferme aux assignations de genre et de sexe voulant que « les femmes, les vraies, n’agissent pas ainsi. Elles ne doivent pas travailler avec des hommes étrangers. Elles ne doivent pas laisser leurs enfants seuls durant toute la journée ». Magistrale, sa réplique fait entendre à ceux qui feignent la cécité et la surdité que la honte est du côté de celui qui laisse ses enfants dormir le ventre presque creux. Le champ, lieu d’amitié et de sororité, devient pour Kheira un espace de tous les possibles, une maison immensément vaste pour refaire famille autrement, aux « lisières du village » qui ne cesse de changer de visage, avec les guerrières du secteur agricole.
Faris LOUNIS
Journaliste
Ghizlan Touati, Les femmes n’agissent pas ainsi…, Amman, éditions Dar fadaat, 2022 (non traduit en français).
Source : https://elwatan.dz/ghizlan-touati-les-femmes-sont-les-plus-a-memedintroduire-des-changements/
El Watan, 17 novembre 2025