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Billet de blog 25 février 2025

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« Éclats d’Irak » de Kadhim Jihad Hassan : une traversée irakienne

Dans « Éclats d’Irak », Kadhim Jihad Hassan, à la fois traducteur, critique littéraire et poète, propose une vision singulière de l’art de dire le poème. Maniant une langue aussi bien tendre qu’enfiévrée, il nous livre dans ce recueil une exploration impressionnante des potentialités poétiques des langues arabe et française dans un retour homérique au pays du Tigre et de l’Euphrate.

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Une archive de roseaux, vieille est cette terre habillée de deux fleuves, l’encre des légendes millénaires. Une langue ancienne consigne tout. Cueille l’ombre de la beauté fugitive des présences absurdes. La joie. La poésie. Le poids de l’exil assaille les souvenirs de la campagne que réinvente l’écriture du rêveur solitaire.

« Le poète s’assoit, seul, devant le poème », déclame un chant. La suite est mouvement. L’avènement d’un souffle inédit. D’un rythme. D’un style. Des éclats en migration. Perpétuelles commotions. Séismes nerveux. Déflagrations des sens. Rires insignifiants et déraison, le poème est un événement. Singulier. La versification et l'écriture patientent au seuil des commencements. Le feu du chant prédomine, relègue pour un instant la feuille encore blanche qui réclame l’encre diaphane.

Vivre et sentir, respirer les secousses de la chair, du corps qui veut comprendre ce qu'il voit. C'est dans cette terre de ravissement que nous plonge la lecture de certains livres : les poèmes consignés dans Éclats d’Irak suivi de Migrations, le nouveau recueil du traducteur et critique Kadhim Jihad Hassan.

Dans une langue bigarrée où se confondent l’arabe et le français, le poète, dès les premiers bruissements des lettres qu’il dessine, fait trembler la langue poétique qu’il couche sur le papier. Une douleur apprivoisée charpente le livre, se ramifie en trois ruisseaux : une enfance paysanne, modeste et heureuse, les images d’un Irak perdu, l’exil et la migration en poésie de par le monde.

Évoquant à la fois l’incompréhension et le deuil des parents dont le départ du fils restait incompris, le courage d’une sœur qui défend vigoureusement la sépulture de son mari face aux projet autoritaires du parti Baas, la disparition forcée d’un ami artiste, les vies paysannes grandement modestes dans des palmeraies où pleuvent les dattes, le poète prolonge la présence des morts, un métier où suffoque l’inspiration. La plume à sa main, le souffleur de vers revoit l’enfance, des vergers qui s’étendent sur les sables du désert. Ô émerveillement : « L'Euphrate étend à l'est un tapis d'azur et de blancheur écumante ».

Éclats d’Irak suivi de Migrations est le livre d’un exilé qui a appris à faire de chaque lieu de passage une maison, des éclats de sa terre natale sur les routes d’un pèlerinage dont le dessein n’est ni un Dieu omniprésent ni un maître omnipotent. Le poète porte en lui un élixir, sa géographie : « Telle une orange au fond de l'eau / Le Sud en moi repose. / Sans lui, j'avance toujours dans le monde / Amputé d'une partie de moi-même / Sans doute la plus belle ».

Quant à l’éloignement, la douleur du père comme un fardeau, quelques mots chaleureux redonnent parfois du sens en l’absence de tout sens : « L'un de ses combats avec la mort se termina sur le désir de voir une photographie de toi. Il inspira profondément, dans un souffle qui traduisait le bonheur de voir un être aimé. Ses yeux se noyèrent de larmes, et après, plus rien. / L'homme a quitté ce monde en refermant ses paupières sur ton visage ». De cette absence vient tout. Mourir, un baiser sur le front de l’être aimé, perdu à jamais.

Kadhim Jihad Hassan insiste dans les vers qu’il souffle : la poésie est musique. Un chant qui migre, habite l'ombre d'un arbre. Le peuplier. Ses branches et racines célèbrent les secousses internes qu’exhalent les hommes, les peuples qui s'égarent dans leurs rêveries. Puissant. Inquiet. Où va le monde ? Au loin brille l’aube d’un sentier déserté.

Un palmier ivre se noie dans ses pensées. L'oasis des débuts lui tourne le dos. Les campements des poètes amoureux ne sont que ruines. Le chanteur survivant marche. Sur une corde ténue. Un funambule. Rien n'est sûr. Il est sa corde. L'amitié dans l'épreuve. « Sur l’arbre, un chœur de passereaux… / L’un d’eux commence à chanter / puis, sur une phrase déterminée, / s’arrête / pour laisser un autre la cueillir, / la développer ». Ici, tout se joue. La nuit du futur, le jour du passé, les mélodies qui se poursuivent et s’éloignent de la plume du guetteur des sens. 

Sur le chemin du retour, les sons de l’impossible jaillissent. « Le mirage était pour moi une image / Cherchant à se former / Et dans les yeux des hyènes / Qui ponctuaient la distance / J'apercevais l'écoulement de mon espérance ». Ulysse remet son œil sur l'abîme dans les eaux du ciel d'Irak. Il chante peut-être en arabe, en kurde, en babylonien. Peu importe. Il chante à nouveau, « une ligne de poésie / Te donnera salut et victoire / Sur ton abyssale nuit ». Devancer les vents de la mer, les dauphins et leur cri strident. Acquiescer aux dangers de la liberté. Nul rivage n’est certain, même dans le plus hallucinatoire des rêves. L’ineffable fait apparition, inspire au poète quelques mots : « Avec toute la violence requise / Moi, je vais me heurter / A mon destin ».

Dans sa ferveur, le nouveau-né se lave. Point de bruit. Point de persécutions. Le censeur est faible. Las. Il a sa force ses talents. Le poète l'affronte, en dépit des dangers. « Mais tu oublies que le chant obéit à des ressorts ignorés du chanteur même et que celui-ci est élu par le chant plutôt qu'il ne l'élit. Le chanteur est frappé par les sons et tenaillé d'impossible ». Sortir du corps, tout réinventer. La langue et la culture. Quand le poète en errance pleure sa propre mort, interpelle son second moi : « Mon cher K., /Jamais rien ne brillera / Que ta tristesse à toi, le jeune homme esseulé, /K., mon très cher, / Jamais rien n'apparaîtra / Que ton visage à toi, l'orphelin des villes, /K., mon très cher, / Rien ne te consolera que la parole / Jaillissement hors de ta plaie exacerbée ».

L’esprit tourmenté, ses mots demeurent suspendus. Son langage est une page blanche, peut-être un palimpseste. Il tente de chevaucher le néant qui l’étrangle. Sa raison d’être ? Un feu, « une musique qui lui vient d’au-delà du temps et qui lui fait comprendre que tout son sens réside en sa blancheur. Et que tout ce qu’il pourra faire c’est d’accentuer davantage la blancheur ». La blancheur de cette envie de saisir le réel. Il tisse le nouveau visage du jour. Il est le revenant d’un voyage éternel : « L'Irak est loin, et nous voici processions de vaincus, lèvres sevrées, / Toussant la nuit sur un brouillard lourd à nos cœurs ».

Le temps retrouvé du poète est l’acuité de sa vision. La nudité devant ses blessures, ses quêtes inabouties. Ses échecs. Les larmes de sa joie et les gerbes de roses qu’il dépose dans le sépulcre du sens. Les visages aimés lui confirment le temps retrouvé, il s’absente. Il a perdu sa vie. Son esprit s’affole. Des migrations, des cris à interpréter au seuil d’un présage émergent : « Il eût fallu atteindre la source innomée au bord duquel personne ne sacrifie son double / Il eût fallu chanter à tue-tête parmi l’orage / Il eût fallu que les poètes se défassent des bourreaux qui œuvrent encore en eux / Il eût fallu fêter comme il se doit les youyous de nos mères nous menant vers un avenir sans fin / Il eût fallu que le cœur épouse la forme d’une barque champêtre et mette le cap, sans se retourner, vers le Sud / Il eût fallu garder toute la sérénité ».

Revenir respirer les cendres de la maison du passé, l’âtre de l’enfance, rassembler des éclats de mémoire le soir, à l’insu du Dieu mort et des anges oubliées. L’exil s’appelle quarante années, le tintamarre des absents qui passent, le temps se ranime du souvenir des arômes de la campagne réinventée. L’ombre d’une bougie impondérable, un spectre ombrageux témoigne : le mensonge irrigue le cœur du poète d’un certain goût de vérité.

La poésie semble être cette quête. Se comprendre. Traduire sa pensée en un parfum, les fragrances d’un autre âge et les errances de la maturité. « Ah le bonheur de se coucher / Sur une grève imaginaire / Demeurer captif chez soi, inventer / De longues errances sur place / N'avoir rien à faire / Donner congé à ses idées ». Se perdre et atteindre les inimaginables rivages. S’assoir et décrire le vide. « Sur un banc le poète / Passe le reste de la nuit / Attendant que l'aube le ramène / À sa demeure qui n'est plus ». La marche du verbe se prolonge. Traverser le désert et se regarder dans chaque grain de sable, composer une musique des silences du monde.

Palmeraie sur palmeraie, la poésie de Kadhim Jihad Hassan est un jaillissement d’images, un dessin qui se brouille vers le midi d’une eau, des éclats d’âme qui génèrent des fantasmes habillant le monde d’images meilleures, pétries selon le désir dont l’argile d’Irak est l’ultime appel.

Faris LOUNIS

Journaliste

*Kadhim Jihad Hassan, Éclats d’Irak suivi de Migrations, Arles, Sindbad / Actes Sud, 2025, 208 pages., 23.00 €

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