Depuis Istanbul, le médecin Maritsa Ohadjanian arrive à Adana en avril 1909 pour une mission humanitaire. Dans la nuit du 25 au 26 de ce même mois, elle assiste avec effroi au massacre des chrétiens arméniens de la ville par l’armée régulière ottomane et ses mercenaires alliés, les bachi-bouzouks. La violence pogromiste gagne toute la province, les pillages et les destructions se systématisent. Ce nettoyage ethnique aura fait plus de 20.000 victimes. Le glas du génocide de 1915 était déjà sonné. Témoin, mais surtout actrice de son destin, la jeune femme arménienne a minutieusement consigné dans ses carnets le naufrage d’un monde, certes imparfait et inégalitaire, mais indéniablement pluriel.
Habité par humanisme profond et revivifié, l’auteur de « N’oublie pas notre Arménie » revient sur cette période d’incertitude et de périls accrus, sur l’histoire farouchement déniée de la destruction des Arméniens au sein de l’Empire ottoman. Avec une érudition impressionnante et intelligemment intégrée à sa fresque romanesque, ce livre propose une réflexion pertinente sur les liens ayant existé entre la montée périlleuse des nationalismes et la poussée revancharde des pulsions génocidaires à l’aube du XXe siècle. Dans leur exode de dix-huit mois avec une poignée de rescapés à travers les cendres d’un Orient confisqué, la trajectoire du couple que vont former Maritsa Ohadjanian et le père Burak donne à voir la beauté d’un peuple esseulé qui résiste avec ténacité à un naufrage certain. Entretien avec Yahia Belaskri.
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« N’oublie pas notre Arménie » raconte les prémices du génocide arménien de 1915 à travers un interminable périple en Orient. Pourquoi avez-vous choisi ce cadre narratif pour aborder une telle question historique ?
Il y a d’abord la liberté de l’écrivain, c’est-à-dire s’emparer du réel, de ce qui est et en faire une fiction. La représentation du réel, la réalité donc est un matériau pour l’écrivain. Ce dernier n’est pas en dehors du monde, il y participe et de ce fait en est le témoin. Du moins c’est ainsi que je me représente mon travail, témoigner. Pour qui ? Pour celles et ceux qui subissent ici et là la faim, l’isolement, le rejet, le mépris, la guerre et ses effroyables conséquences, la chute de notre humanité. Dans tous mes ouvrages, il est question de la condition humaine, l’exil et ses blessures, l’émigration et les humiliations qui jalonnent le processus, les conflits et les guerres qui déshumanisent les êtres et les mets sur les bords du monde. L’Arménie, pourquoi ? Je ne connais pas ce pays, pas encore. En revanche je connais des Arméniennes et des Arméniens, amies et amis chers. Rencontrés en France évidemment, également à Alexandrie, Beyrouth et ailleurs. Je suis en admiration devant leur capacité à porter leur pays dans leur cœur, comment ils l’ont transporté dans leur besace et la manière dont ils en parlent, avec tendresse. J’ai voyagé ici et là, en Turquie, au Moyen-Orient, en Asie centrale. Partout j’ai croisé des personnes lumineuses qui m’ont fait grandir. C’est ainsi que je me suis intéressé aux Arméniens et par conséquent au génocide que ce peuple a connu.
« Je suis arrivée il y a quelques jours, envoyée en mission par une organisation humanitaire. L’objectif est d’évaluer les besoins médicaux de la population arménienne qui souffre de maintes difficultés depuis plusieurs années ». Maritsa Ohadjanian est un personnage singulier et éminemment attachant. Qui était-elle, et pourquoi a-t-elle décidé de tenir les carnets de son exode dans les espaces arabe et persan ?
Maritsa est une femme d’exception comme il y en a tant dans le monde. Fille d’une famille arménienne aisée de Constantinople – c’est ainsi que les Arméniens nomment Istanbul – qui a fait des études de médecine et se trouve envoyés en mission dans l’ancienne Cilicie pour répertorier les besoins de la population qui connaissait des difficultés. Jeune, pleine d’empathie, elle débarque sans à priori pour mener à bien son mandat. A peine arrivée, la voilà précipitée dans une tragédie sans nom. L’horreur des massacres la pousse à fuir avec le curé de la ville d’Adana, le Père Burak. Devant l’infamie qui se déroule devant ses yeux innocents, elle a le réflexe de noter tout ce qu’elle voit, entend. Elle ne le sait pas encore, ce sera son testament pour l’Histoire.
« En ce printemps 1909, le père Burak se remémore et se raconte. Près de quinze années auparavant, menacé, traqué, il est venu ici se mettre à l’abri. L’histoire récidive et balaye le peuple arménien de nouveau ; le voici courant le pays en quête d’un havre ». Ce prêtre orthodoxe de l’église Notre-Dame est un survivant des massacres hamidiens de 1895. De quelle manière a-t-il perçu sa deuxième tragédie, la destruction de la ville d’Adana ?
Le Père Burak a été durement frappé durant son adolescence puisqu’il a perdu ses parents et ses sœurs. Il a connu les missions étrangères mais n’a pu trouver d’autre voie que la religion, il s’y engouffre avec cette idée du bien qui caractérise les hommes et femmes de religion. En 1895, il a subi. En 1909, il veut témoigner. Jamais avec haine. Burak ne peut véhiculer la haine, il a pour viatique la rencontre. Durant tout son périple il va en faire des rencontres. S’il prend la route c’est pour dire le malheur des siens.
L’hôtel des Mazloumian à Alep a joué un grand rôle dans l’accueil des rescapés arméniens. Que représentait cette ville au milieu du chaos de ce mois de mai 1909 ?
Cet hôtel a vraiment existé, il s’appelait l’hôtel Baron et tout le monde le fréquentait : les espions, les diplomates, les aventuriers. Laurence d’Arabie y a séjourné. Au début du XXe siècle, Alep était une ville prospère, où vivaient nombre de communautés aux croyances diverses. Une cité vivante, vibrante par ses poètes, ses musiciens, ses artisans aux talents reconnus partout dans le monde. Mais l’équilibre est fragilisé par le joug des Ottomans devenu insupportable. C’est ici que nait l’éveil arabe avec des dirigeants qui souhaitaient la liberté et l’émancipation de leur patrie et en finir avec l’oppression ottomane.
La route vers Samarcande a duré dix-huit mois. Quelles sont les raisons qui ont poussé Maritsa et le père Burak à rester huit ans dans cette cité radieuse, avant de rejoindre Alexandrie ?
Maritsa Ohadjanian et le Père Burak pensaient rejoindre Alep pour témoigner et ne savaient rien de ce qui allait arriver. Alep est secoué par une révolution exceptionnelle qui sera bien entendu réprimée et donnera plus tard un protectorat britannique avant que le pays entier ne soit libéré quelques décennies plus tard. Devant le tumulte, les deux protagonistes fuient vers l’Est pensant trouver refuge enfin. En vain. Leur course s’arrêtera à Samarcande. C’est dans cette cité bâtie par Tamerlan qu’ils trouveront ce qui a déserté leur contrée : la tolérance et la bienveillance. Samarcande, ville promesse que j’ai visitée et en suis revenu bouleversé par tant de beauté et de douceur, leur a offert la possibilité de vivre dans le respect et la dignité. C’est là que s’accomplit le miracle : la rencontre avec un imam éclairé, aussi bienveillant qu’eux, qui entendra leur récit et exprimera sa compassion et sa solidarité.
Ils « se rejoignent sur le principe de dissiper la peur de l’autre, cause de mésentente et de haine, afin d’arriver à concevoir la part de l’autre, sa vérité. C’est à ce titre qu’il y a communauté humaine ». « Ce qui me révulse, ajoute le cheikh Murod au père Burak, ce que j’abhorre, est l’atteinte à l’innocent ». La mobilisation littéraire du patrimoine scientifique et philosophique des pays d’Islam est frappante dans votre roman. Est-elle une manière de signifier que la violence génocidaire des Ottomans à l’encontre des Arméniens n’était pas une guerre de religions, mais la négation de la pluralité d’une civilisation séculaire ?
Evidemment. L’image qu’on donne ici et là de l’islam est une vision idéologique. Il y a bien entendu des mouvements islamistes, djihadistes, de diverses obédiences qui menacent les populations, des pays, s’attaquent à la démocratie et aux libertés dans le but de s’accaparer le pouvoir au nom d’Allah. Nous n’allons pas faire une thèse sur cela, des spécialistes s’en occupent brillamment. Il y a aussi des musulmans qui suivent leur religion sans attenter à la dignité des autres, juifs ou chrétiens ou mazdéens ou autres, sans remettre en cause les libertés et les lois républiques. Ce que les ottomans ont entrepris avec ce génocide c’est l’élimination pure et simple des Arméniens. Dès les faits connus, le Cheikh d’Al Azhar avait clairement énoncé son indignation et sa condamnation.
« Le gouvernement a décidé de détruire tous les Arméniens résidant en Turquie. Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre. Il ne faut tenir compte ni de l’âge ni du sexe. Les scrupules de conscience n’ont pas leur place ici ». Ces propos génocidaires envoyés par le ministre de l’Intérieur Talaat Pacha, le 15 septembre 1915, à la direction des Jeunes-Turcs à Alep résonnent terriblement avec le génocide toujours en cours à Gaza. Dans votre travail d’écriture, comment vous vous êtes confronté à un tel nihilisme exterminateur ?
Lacan énonçait que « le beau est l’extrême barrière à une horreur fondamentale ». Le surgissement du poème tout au long du récit contient la violence dans ses limites insoutenables, inhumaines. Le chœur des femmes, leurs voix qui résonnent tout au long du périple de Burak et Maritsa viennent justement confronter la tragédie car elles annoncent l’espérance. Car on peut s’accaparer des terres, jamais des cœurs.
« Nous sommes les enfants de la guerre. La guerre qui a frappé nos parents, les poussant à l'exil et celle qui a anéanti un peuple innocent. La paix est une parenthèse sans mettre fin à la souffrance qui se perpétue ». En 1967, à Alexandrie, la guerre rattrape Ashot et Avedis, les enfants de Maritsa et du père Burak. Contre l’oubli imposé, ils ne veulent pas abdiquer, et ils entendent perpétuer les engagements humanistes de leurs parents. Que peut la littérature face aux récidives de la violence ravageuse dans cette région du monde ?
Peut-être que la littérature ne peut rien. Je ne sais pas. On peut constater que de la guerre de Troie il ne reste pas grand-chose dans la mémoire des êtres humains. Mais « L’Odyssée » d’Homère est toujours là et nombre de générations l’ont lu, le lisent et le liront. Pour paraphraser Sartre, aucun livre n’a jamais sauvé un enfant de la mort. Il n’en reste pas moins que la littérature c’est la vie, la vraie vie.
Les poèmes et les chants traditionnels d’Arménie sont joliment incorporés aux différentes parties et chapitres de votre roman. Pourquoi un tel choix d’écriture ?
Dans une précédente question j’ai abordé le sujet éminemment complexe du choix. Les poèmes s’insinuent dans le corps du récit, l’interrompent souvent. Cette infiltration est progressive jusqu’à s’introduire dans la prose. Il n’était pas question pour moi de parler de la souffrance avec des mots simples, rêches. Il s’agissait d’inventer une langue qui n’étouffe pas le récit, plutôt l’éclaire, que la lumière ne s’éteigne pas.
Aux éditions Zulma, vous ne publiez pas exclusivement des romans. L’éditeur héberge l’importante revue annuelle de littérature et de réflexion « Apulée », dont vous êtes, aux côtés de l’écrivain d’origine algéro-tunisienne Hubert Haddad et de beaucoup d’autres, membre fondateur et secrétaire de rédaction. Pouvez-vous nous donner un aperçu général sur le dixième numéro de cette revue qui vient de sortir en librairie, « Humanité(s), la chair et les rêves du monde », lequel interroge la notion d’humanité face aux crises et aux ravages des guerres contemporaines ?
Depuis dix ans, la revue internationale « Apulée » investigue notre présence au monde en mobilisant les énergies et les imaginaires de divers cieux et contrées. Le numéro 10 consacré à l’Humanité et aux Humanités se décline dans le titre même. L’être humain n’est pas une catégorie figée, dans ce sens le prisme de l’identité est fallacieux puisque l’humain est fait d’émotions, il est corps et pensée, charriant rêves et revers, traversé par des chagrins et des joies. Il est multiple. Me vient à l’esprit ces mots de Jean Bernard, hématologue, poète et résistant auquel nous avons consacré un dossier dans le numéro 6 intitulé « Changer la vie » : « tout homme est unique, différent des autres, irremplaçable. » Des poètes autochtones d’Australie aux poètes algériens en passant par les poètes des îles caribéennes et la littérature tsigane, ce sont des voix majeures qui s’expriment. Plus de 90 contributeurs et contributrices ont participé à ce foisonnement poétique qui, pour nous, est synonyme de résistance et d’espérance puisqu’il n’est pas question d’abdiquer notre humanité.
Terminons sur Mohammed Dib et les éditions Zulma. En 2023, vous avez consacré dans « Les Grandes Espérance », le huitième numéro d’« Apulée », un dossier très important à l’auteur du « Maître de chasse » (Seuil, 1973). Il comporte des textes de sa fille Assia Dib, du chercheur Hervé Sanson et du romancier Mustapha Benfodil, mais aussi des inédits de l’auteur tlemcénien lui-même, qui évoquent ses rapports à l’histoire coloniale, à l’Algérie indépendante, à la langue française, aux éditeurs et journalistes parisiens. Et en 2024, votre éditeur a republié « Les Terrasses d’Orsol ». Pour vous, en quoi réside l’actualité des œuvres de Mohammed Dib, et quelle place occupe-t-il dans votre panthéon littéraire ?
Mon panthéon littéraire est fait de références évidemment algériennes, françaises, internationales. J’ai été nourri par les œuvres de Kateb Yacine, Jean Sénac, Malek Haddad, Albert Camus, Emmanuel Roblès et bien d’autres créateurs, également Mohamed Dib auquel j’ai consacré un ouvrage publié aux éditions Sedia – sous la direction éditoriale de Nacéra Khiat. Avant tout, Mohamed Dib est un écrivain de lumière. Quand j’ai lu sa trilogie algérienne, je me suis reconnu, j’y étais. Je me suis rendu compte que ce n’était pas un hasard car l’écrivain lui-même « maitrisait parfaitement […] la parabole de la lumière » comme le rapporte Habib Tengour, cette lumière blanchâtre des ciels d’Algérie. Celle qui irradie les ponts de la vieille Cirta et enchante les cœurs dans les escaliers qui mènent aux jardins algérois, ou encore celle de l’Ourith à Tlemcen ou de Santa Cruz à Oran, enfin celle des Aurès qui rebondit sur les flancs du manteau blanc des hivers rugueux.
Que Mohamed Dib soit publié par Zulma est une évidence, car cette maison dirigée par Laure Leroy, est audacieuse, tournée vers le monde et sa diversité.
Propos recueillis par Faris LOUNIS
Journaliste
Yahia Belaskri, N’oublie pas notre Arménie, Paris, Zulma, 2025, 192 pages., 18,50€
De Yahia Belaskri aux éditions Zulma :
Le Silence des dieux (2023)
Le Livre d’Amray (2018)
Source : https://elwatan-dz.com/noublie-pas-notre-armenie-de-yahia-belaskri-un-voyage-saisissant-dans-les-decombres-dun-genocide-denie
El Watan, le 24 août 2025