Contrairement au baratin que promeut Kamel Daoud dans Le Point (27/02/25) au sujet de la soirée organisée le 18 février 2025 à l’Institut du monde arabe pour soutenir la libération de Boualem Sansal, à savoir la prétendue absence des écrivains maghrébins de cet événement, les seuls Arabes et Algériens qui étaient conviés, à quelques exceptions près, étaient les agents de sécurité.
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Monsieur Daoud,
Plus je vous lis, plus je ris. Naturellement, l’objet de ce rire n’est aucunement votre personne, encore moins le personnage du « traître » que vous avez fabriqué pour vous soustraire à la critique, mais la vacuité de votre discours qui se veut plein d’un ‘‘courage’’ et d’un sens de la ‘‘nuance’’ jusqu’à présent introuvables. Un discours de la croyance et d’une ‘‘sincérité’’ mièvre qui, par son rejet de la notion même de vérité objective, ne cesse d’engloutir le réel sous les montagnes du baratin ‘‘littéraire’’ que vous produisez à une échelle industrielle.
En ce sens, votre « Adresse à [vos] compatriotes silencieux sur Sansal » (Le Point, 27/02/25) résume les contradictions et la sécheresse intellectuelle de votre monologue idéologique, elle résume aussi votre refus de dialoguer réellement avec les intellectuels algériens et maghrébins dont vous semblez regretter l’« absence » à l’Institut du monde arabe. Derrière le syntagme dévitalisé de ‘‘liberté d’expression’’, ce n’est pas du droit de toutes et de tous d’exprimer des idées contradictoires et critiques dans le champ intellectuel dont vous vous revendiquez, mais, tout au contraire, du monopole de la parole publique par votre camp politique, celui de l’anti-intellectualisme, de la réaction et du néoconservatisme français ô combien nostalgique de la barbarie et de l’inhumanité du ‘‘temps béni des colonies’’.
Avant de répondre à votre « Adresse », c’est-à-dire aux injonctions faites à vos « compatriotes » de se conformer à l’idéologie des droites dures et extrêmes dont vous êtes l’excellentissime ambassadeur ‘‘indigène’’, je vais redire ce que j’ai déjà exprimé dans la presse tant arabophone que francophone au sujet de la libération de votre « ami Sansal » et je vais aussi rappeler la fausseté des prémices de votre bavardage : nommer, critiquer les idées néofascistes et colonialistes pour lesquelles milite Sansal en collaboration avec CNews, TV Libertés, Valeurs actuelles, Atlantico, Boulevard Voltaire et autres tribunes du racisme néocolonial ne s’oppose aucunement à l’exigence de sa libération inconditionnelle, ne justifie en rien l’arbitraire qu’il subit de la part du gouvernement algérien.
Si j’ai décidé de prendre la plume et de répondre à vos tartufferies – que vos alliés de la gauche libérale nomment « les mots du courage » (Le Un hebdo, 08/11/24), ce n’est pas pour « contester un homme en prison », comme vous aimez à le marteler, mais pour dire que vous parlez, vous et vos thuriféraires, d’une personne qui n’existe point, dans le dessein de faire taire la pluralité des voix et des idées : ‘‘Sansal l’humaniste, le démocrate, le résistant, le courageux, le libre penseur’’. Sachez que votre fétichisation outrancière de la figure de l’écrivain ne saurait jamais valoir un argument vérifiable empiriquement.
Vous jouez à l’homme ‘‘éclairé’’ et ‘‘nuancé’’, mais, en vérité, vous refusez la parole à tout écrivain algérien qui ne pense pas comme vous et qui ne reconnaît pas en votre personne un ‘‘guide’’ spirituel de nature ‘‘dissidente’’. Vos « mots du courage » en témoignent. Écoutons-les ensemble : « Je ne contesterai jamais ce que dit Boualem [Sansal]. […]. Le ‘‘oui mais’’, moi je le traduis par ‘‘je suis un lâche, mais je suis un savant. Je sais bien parler’’. […]. On conteste un homme libre et on soutient un homme en prison », professez-vous sur France Inter (11/12/24). En quadrillant le champ du dicible avec un tel autoritarisme ‘‘doux’’, vous persistez à considérer les intellectuels algériens comme des imbéciles heureux qui devraient vous dire : ‘‘Monsieur Daoud, nos sincères excuses, on a vraiment tardé à adopter le langage éminemment subversif de votre combat pour la liberté et la démocratie !’’.
Maintenant, et après avoir posé les termes de mon désaccord avec vous, je peux vous dire le fond de ma pensée au sujet de la libération de votre « ami ». Et je rappelle que je n’ai aucunement besoin de votre tutelle pour déclarer : Je réclame, je crie haut et fort, j’exige la libération immédiate et inconditionnelle de Boualem Sansal, le visage algérien de l’extrême droite française, privé scandaleusement de sa liberté, emprisonné arbitrairement en Algérie depuis le 16 novembre 2024. Je refuse catégoriquement la judiciarisation et la militarisation du débat d’idées. Aucun être humain, aucun citoyen algérien ne mérite le cachot pour l’expression et la communication de ses opinions, aussi réactionnaires et rétrogrades soient-elles.
Dans un pays véritablement démocratique, les déclarations stupides de l’écrivain algérien (fraîchement naturalisé français) sur la prétendue ‘‘marocanité’’ de grandes villes de l’Ouest de l’Algérie au média d’extrême droite (et pro-Éric Zemmour) Frontières (des déclarations dignes d’un mauvais collégien à la mémoire défaillante en histoire-géographie), à côté de son âge et de sa gravissime maladie, auraient dû constituer le motif central de sa remise en liberté. On n’emprisonne pas un citoyen pour ses opinions, et surtout un écrivain pour ses inepties pseudo-historiques.
Mais, quand je médite les bons aveuglements du pôle hégémonique de la presse française qui, du Monde à Valeurs actuelles, s’évertue à voir en ce militant-écrivain d’extrême droite « une voix qui dit des choses que ‘‘personne ne voudra entendre’’ » (Zineb Dryef, Le Monde, le 27/12/24), un « esprit de lumière » (Virginie Bloch-Lainé, Libération, 06/07/23), je réclame le droit de m’opposer au cabotinage de la raison journalistique, de réfuter les ‘‘vérités alternatives’’ de la (non) pensée unique qui domine et noie le champ du dicible dans une mer d’arrogance essayant de convaincre le lecteur ordinaire du fait que quand les idées néofascistes et colonialistes d’Éric Zemmour sont exposées et promues par un Algérien (ou par un Arabe), elles deviennent, comme au temps des rois thaumaturges, des leçons de ‘‘courage’’, de ‘‘dissidence’’, de ‘‘liberté’’ et de ‘‘démocratie’’.
Ne vous en déplaise, les repères inversés de votre novlangue ‘‘républicaine’’ (la même que celle d’un autre grand ‘‘penseur’’ français nommé Pascal Praud !) asphyxient le langage, la notion de ‘‘liberté’’ au premier chef.
Revenons aux faits
Partons de cette bêtise à laquelle vous adhérez et que vous prêchez énergiquement : le « combat de Boualem Sansal » est « le combat des Lumières contre l’obscurité des cachots et des régimes despotiques » (Loris Chavanette, Le Figaro, 18/12/24). Vraiment ? Regrettablement, et sans vouloir remettre en question votre ‘‘lucidité’’, votre sens aiguisé de la ‘‘nuance’’, il suffit d’un clic sur la toile pour démentir cette antienne.
Prenons au mot les déclarations de votre « ami ». Évoquant dans un entretien accordé au Figaro Vox (19/09/24) les ‘‘ennemis de l’intérieur’’ qui voudraient, comme vous le craignez dans nombre de vos écrits, « détruire » la République (Le Point, 01/05/2024), Sansal, fidèle à son éthos d’extrême droite, a énuméré les ‘‘responsables’’ du ‘‘déclin français’’ contre lesquels il mène ses ‘‘guerres culturelles’’. Les voici : « Les ennemis ne manquent pas, ceux de l'extérieur que nous connaissons et ceux, plus nocifs, de l'intérieur, parmi lesquels on signale les islamistes, les chantres des Lumières et les Insoumis réunis, les apparatchiks des partis, les socialistes dégoûtés du peuple, les médias de service, les wokistes qui surveillent les horizons et alertent la justice du moindre écart par rapport à la doxa, etc. ». Voyez-vous, les merveilles du journalisme hégémonique en France ne cesseront jamais de me ravir l’esprit : un écrivain qui dénonce « les chantres des Lumières » comme source principale de la ‘‘décadence’’ française devient, en raison de son origine et de sa coloration politique, et malgré lui, un ‘‘chantre des Lumières’’. Je le sais, le burlesque ne tue pas, mais je serais heureux que vous puissiez réfuter ce que je viens d’avancer.
En attendant, je continue en citant cette fois-ci des extraits du nouveau livre de votre « ami », Le français, parlons-en (Le Cerf, 2024). Je le sais, vous avez loué les vertus ‘‘humanistes’’ et ‘‘républicaines’’ de ce texte dans l’une de vos publications (Le Point, 15/09/24). Et comme à l’accoutumée, votre rhétorique de l’inversion des valeurs a tout lissé. Relisons donc les faits, méditons ce qui crève les yeux, je vous prie, un instant : « Aujourd’hui, les nouveaux stratèges de la ‘‘Nouvelle Algérie’’ plaident officiellement pour la mort de la France jusque chez elle afin de pouvoir écrire la chronique de ladite ‘‘Nouvelle Algérie’’ colonisant la Vieille France sans crainte d’être contredits » (page 151) ; « la France est sur la pente de la guerre civile, doublée d’une guerre de religion et d’une guerre d’indépendance contre le colonialisme arabo-islamo-turco-africain qui la tient par là où ça fait mal aux garçons… » (page 22). Comme vous venez de le voir (je l’espère en tout cas !), celui qui a écrit ces lignes, apparemment très ‘‘courageuses’’ et ‘‘dissidentes’’ selon le paradigme de votre monologue idéologique, n’est ni Éric Zemmour ni Renaud Camus : c’est monsieur Sansal, le « père courage » (Frantz-Olivier Giesbert, Revue des Deux Mondes, mars 2023) qui veut ‘‘sauver’’ la France du ‘‘grand remplacement’’, de son « islamisation sous-jacente » (page 33) qui serait imminente.
D’ailleurs, dans un récent édito du Point (20/03/25), vous semblez vouloir le rejoindre frontalement dans cet extrémisme ‘‘républicain’’ quand vous avez doctement exposé l’énième version algérienne de ce hideux ‘‘grand remplacement’’, puisque vous nous avez expliqué que « le flux migratoire » algéro-arabo-musulmano-africain serait l’ « arme ‘‘nucléaire’’ » par laquelle « le Sud », résumé par votre habituel essentialisme à sa « démographie », voudrait orchestrer l’« l’invasion migratoire du Nord riche et trop heureux ». Rien n’étonne sous le règne du mensonge, la théorie du complot formulée par le prix Goncourt 2024 serait synonyme de ‘‘courage de la vérité’’.
Je reprends. L’adoption de cette thèse complotiste qu’on trouve chez les idéologues nazis (cf. Olivier Mannoni, Traduire Hitler, 2022) n’est pas une nouveauté sous la plume de votre « ami » que d’aucuns ‘‘stigmatisent’’ en raison d’un racisme imaginaire qu’on lui attribue. Dans Frontières (ex-Livre Noir, N°1, 2023), l’écrivain, membre du « comité scientifique » de cette même revue aux côtés d’un autre grand ‘‘humaniste’’, l’ancien ambassadeur de France en Algérie Xavier Driencourt, a déjà avancé le concept éminemment ‘‘patriote’’ de « grande conversion » de la France et de l’Occident à l’islam. Mais, comme vous, un autre ‘‘dissident’’ de l’esprit voit en l’énonciation de ces faits la dénonciation haineuse de « la grotesque ‘‘extrême droitisation’’ de l’écrivain » (Étienne Gernelle, Le Point, 20/03/25). Difficile de faire mieux en matière de falsification...
En lecteur assidu de vos livres et de vos éditos, je sais que l’argumentation n’est pas votre métier. Votre ouverture sur le monde est celle du soliloque néoconservateur farouchement opposé aux données empiriques du terrain. Mais, je vous rassure, vous n’êtes pas seul. Méditons le sens de la ‘‘probité’’ d’une journaliste de Libération qui voit en Sansal un « trop libre penseur ». Lisons ensemble : « Sansal a accordé récemment un entretien au média d'extrême droite Frontières y affirmant que le Sahara-Occidental est marocain, non algérien. On lit dans quelques articles, on entend dire sur des plateaux de télé que Sansal a des convictions d'extrême droite. Nous aurions aimé lui demander si c'est vrai. Les circonstances nous en empêchent, peut-être pour longtemps » (Virginie Bloch-Lainé, 01/12/24). Ma joie est immense de découvrir une autre merveille du journalisme français de votre acabit. Cette journaliste feint l’incapacité de comprendre des déclarations accordées à un média néofasciste en raison de l’absence de son énonciateur, lequel doit confirmer la véracité des propos que chacun peut consulter librement sur n’importe quel moteur de recherche. Ainsi, la leçon de cette ‘‘probité’’ journalistique est évidente : les mots de Boualem Sansal ne seraient intelligibles qu’en sa présence. Quelle prouesse de l’esprit !
Probablement, vous allez voir dans les déclarations du Cassandre de Boumerdès annonçant la délirante ‘‘invasion musulmane’’ de la France des ‘‘campagnes diffamatoires du régime algérien’’. Heureusement, vous n’avez pas le monopole des bons aveuglements. Des universitaires nous ont même prévenus dans un appel que « ne pas soutenir Boualem Sansal » tout en occultant la nature de ses engagements politiques extrêmes droitiers, « c'est alimenter la peur et le totalitarisme » (L’Express, 28/12/24). Sincèrement, je trouve cette inversion axiologique d’une beauté saisissante : l’antihumanisme provenant d’un sur-citoyen algérien néo-naturalisé en France, c’est l’humanisme dans toute sa splendeur.
L’extension du domaine des aveuglements
L’extension du domaine de la (non) pensée unique a laissé la gauche libérale absolument muette face à ‘‘l’affaire Sansal’’. Engoncée dans son européocentrisme et dans son émerveillement enfantin face à de très moyens intellectuels francophones venus d’Algérie, du Maghreb et du Machrek, elle a perdu la bataille des mots en se soumettant aux règles du débat tel imposées par les médias réactionnaires, alliés fidèles de Sansal, fils spirituels de l’OAS et industriels de la haine. Ceux qui ont lynché l’historien Nedjib Sidi Moussa pour avoir nommé, sur le service public (« C Politique », le 24/11/25), la filiation coloniale et extrême droitière des idées prêchées par l’auteur de 2084 (Gallimard, 2015), votre cher « ami » !
Nedjib Sidi Moussa, ce nom vous dit-il quelque chose ? Il est historien, politiste, écrivain, enseignant et penseur anticlérical. Il est Français et Algérien. Ses travaux universitaires traitent des questions coloniales, post-coloniales et nationales en Algérie avec la distance critique nécessaire. En France, il sait mettre dans ses écrits les mots sur le racisme et les discriminations socioéconomiques qui visent les populations précarisées et minorisées. Nombre de ses publications portent sur le droit à l’athéisme en contexte islamique, mais du point de vue de l’émancipation sociale et politique. Vos alliés l’ont lynché médiatiquement et à une échelle industrielle au nom de ce que vous abhorrez entendre : le « oui, mais… ».
Sur cette offensive raciste dirigée contre un intellectuel déclarant pourtant son opposition frontale « à tous les racismes et à toutes les prisons » sur le plateau de « C Politique » (24/11/25), vous avez opté pour le choix du silence acquiesçant à l’algérophobie la plus primaire, vous qui parlez de tout et de rien (pour remercier le politiste criblé d’attaques dégradantes, et en totale fidélité à l’esprit de la croisade que vous menez contre le « oui, mais… », la direction de « France 5 » a supprimé l’émission de son site). Et après, vous osez écrire, avec arrogance, que vos « compatriotes » ‘‘désertent’’ le terrain de la lutte des mots pour libérer Sansal. Dites les choses clairement, monsieur Daoud : les écrivains maghrébins et algériens ne peuvent aucunement parler, sinon ruminer le discours avarié de la réaction dont vous êtes l’ultime ventriloque.
D’ailleurs, durant la soirée organisée à l’IMA en faveur de la libération de Sansal, le caricaturiste Xavier Gorce, celui qui, sur le réseau X, a insulté Nedjib Sidi Moussa en le qualifiant de « petit voyageur de commerce qui […] met le pied dans la porte pour fourguer ses tapis de prière islamistes » avant de dire qu’« il y a de l’égorgeur en puissance dans [son] argumentaire », projetait ses dessins faisant l’éloge de la ‘‘liberté’’. Oui, votre monde est orwellien. Au sein de votre camp politique, la notion de ‘‘liberté’’ est synonyme de ‘‘servitude volontaire’’ au Souverain. Je vous prie, essayez de temps à autre d’éclairer vos lecteurs. Souvent, ils trouvent votre langage obscur par sa vacuité lumineuse.
Quand je lis dans Le Monde que « Boualem écrit pour libérer l’âme humaine » (Kamel Bencheikh, 16/01/25), qu’il mènerait un combat « à la pointe de la plume et au nom des Lumières, contre un islamisme qu'il sent gagner du terrain » et que son « engagement […] dans la défense de la démocratie n’a jamais faibli » (Nicolas Weil, 02/12/24) – malgré la tribune signée le 4 juillet 2024 contre la constitution du Nouveau Front populaire dans Le Figaro – ; quand je lis Libération qui le dépeint en « esprit de lumière » et « trop libre penseur » (Virginie Bloch-Lainé, 06/07/23 ; 01/12/24) ; quand je lis vos déclarations dans Le Figaro nous expliquant que « Sansal est l’incarnation de la Résistance », que l’entretien qu’il a donné au magazine « anti-woke » Frontières est « banal » et que, comme vous l’écrivez dans Le Point, « l'hystérisation de la mémoire, qui incite les jeunes générations, désœuvrées et confinées dans un pays éloigné du monde, à revivre la guerre d'indépendance, a fait de l'écrivain franco-algérien une cible de choix » (17/01/25), je ne peux pas que rire de cet immense naufrage intellectuel.
Les déformations du réel se pérennisent, les bons aveuglements se radicalisent. Le panurgisme que vous promouvez est un succès, un festin de fadaises : il a même conquis certains journalistes du Monde.
Admirons maintenant l’analyse de Michel Guérrin ‘‘lucidement’’ intitulée « L’écrivain Boualem Sansal est instrumentalisé comme Donald Trump instrumentalise la liberté d’expression » (Le Monde, 22/02/25). Sa thèse est simple : « La droite, et surtout l’extrême droite, soutient Boualem Sansal, tout comme le trumpiste Louis Sarkozy, fils de l’ancien président de la République, qui, s’il était à l’Elysée, aimerait brûler l’ambassade d’Algérie. Notre petit doigt nous dit que ce soutien n’est pas juste guidé par l’humanisme, l’amour de la littérature ou de la liberté d’expression ». A l’image de ses collègues cités plus haut, les écrits zemmouristes de Sansal n’intéressent guère le journaliste. La posture prime sur les faits. Et le dénigrement de la gauche en soi est le véritable objet de la bataille culturelle. Vive le néo-campisme !
Sans revenir sur la fausseté de la comparaison hilarante avec Alexandre Soljenitsyne, Michel Guérrin considère que le fait de rappeler le racisme, l’islamophobie et l’algérophobie de votre « ami » par « les figures culturelles parmi les plus à gauche » serait un « brouhaha (qui) vise à masquer une dérive sur la liberté d’expression ». On le sait, cela fait plus d’un demi-siècle que la liberté d’expression n’existe pratiquement pas en Algérie, mais j’ai l’impression de redécouvrir la lune en lisant ce passage. En France, on peut encore dire certaines choses, mais, étonnement, les élites culturelles parlent le même langage.
Lisons ensemble la suite du texte de notre journaliste du Monde : « un écrivain embastillé pour ses mots et ses écrits n’a droit au soutien total que s’il est parfait – peu importe que son geôlier soit gangrené par la dictature. Or, la gauche radicale lui reproche, non sans condescendance, de penser mal, d’avoir déserté son camp (l’Algérie meurtrie par le colonialisme), en gros de ne pas vouloir être ‘‘l’Arabe de service’’, comme dit Kamel Daoud, autre écrivain algérien regardé de travers à gauche ». Ce sophisme qui vous prend comme la caution ‘‘progressiste’’ du siècle mérite réflexion. Tout d’abord, je précise que votre « ami » n’a pas été emprisonné pour « ses mots et ses écrits », comme on l’ânonne partout, mais pour son militantisme extrême droitier qu’il dirige contre l’existence de l’Algérie en tant qu’entité politique, contre l’existence des Algériennes et des Algériens en tant que peuple capable de parler pour lui-même.
Soyons clairs, le gouvernement algérien a fait preuve de faiblesse en optant pour l’arbitraire. Le militantisme et les opinions de votre « ami » ne méritent guère la punition carcérale. Je suis pour le débat et la critique raisonnée et raisonnante. Je suis surtout pour le rire face aux errances politiques des écrivains. Point. Ensuite, ladite « gauche radicale » qui lui reprocherait de « penser mal » a raison de nommer le suprémacisme et la radicalité de droite extrême que laissent apparaître les dits et écrits de l’écrivain. Seulement, elle a échoué à faire une proposition politique indépendante de celles des droites ‘‘républicaines’’ et intégristes pour appeler à sa libération immédiate et inconditionnelle. Et certains de ses membres ont failli moralement (des membres de La France insoumise surtout) en s’alignant sur le récit de l’autoritarisme algérien. C’est une faillite éthique pour le camp de l’émancipation. Mais cette fascination d’une partie de la gauche française pour les despotismes militaires ne blanchit en rien votre adhésion et votre militantisme ‘‘littéraire’’, vous et votre « ami Sansal », en faveur du camp de l’autoritarisme français.
Honnêtement, je trouve notre époque intéressante. Elle est celle de l’effacement du réel. Le constat est simple, mais désastreux : dans la France de 2025, appeler à la libération immédiate et inconditionnelle de Sansal en dehors du ‘‘cercle de la raison’’ reprenant le discours de l’actuel gouvernement, c’est se rendre coupable du délit de lèse-écrivain. Cette cause est devenue une orthodoxie. S’en écarter reviendrait à se ranger derrière les « ‘‘ idiots utiles, bien installés dans leur sofa parisien, qui pinaillent’’ » et vont « jusqu’à insinuer que, au fond, Sansal l’a bien cherché » (Jean Birnbaum, Le Monde, 21/02/25).
Les écrivains algériens peuvent-ils parler ?
Je relis votre « Adresse » du Point et je ne cesse de me dire en riant : quand vous écrivez : « ce soir, l'absence des écrivains maghrébins se fait sentir comme une désertion. Elle met en évidence un triste constat : beaucoup préfèrent rester silencieux, voire se contenter de protestation pour la forme, plutôt que de s'engager véritablement. La peur en est souvent la cause. S'opposer au régime algérien est risqué : intimidation, procès, persécution médiatique, campagnes de diffamation, attaques contre les proches. », où voulez-vous en venir ? Êtes-vous sincèrement animé par une volonté de dialogue ?
À l'IMA, le mardi 18 février, vous avez pris la parole pour rendre hommage à votre « ami Sansal » et exiger sa libération, au milieu d’un public de notables (dont le plus jeune était âgé de 50 ans !) électrisé par ce que vous appelez « les principes occidentaux de liberté et de respect des différences ». Je ne peux que soutenir une telle démarche. Mais, vous auriez pu vous arrêter là, sans pour autant ajouter au malheur du cirque pathétique des élites culturelles françaises qui voudraient nous imposer l’idée qu’un suiveur d’Éric Zemmour est un ‘‘combattant de la liberté’’.
Sans craindre le ridicule, vous lancez des accusations infondées à l’encontre de vos « compatriotes » qui auraient ‘‘déserté’’ le terrain des luttes pour votre conception étriquée de la ‘‘liberté’’. Mais, qui a été invité parmi les écrivains maghrébins dont vous déplorez « l’absence » ? D’après un responsable de l’IMA avec lequel j’ai pu m’entretenir par téléphone, les invitations à cet événement auraient été distribuées par la maison Gallimard et le « Comité de soutien à Boualem Sansal » (ce « Comité » qui voudrait ‘‘sauver’’ la ‘‘démocratie’’ en Algérie est présidé par un nostalgique de la présence française en terre algérienne, Arnaud Benedetti, et comporte, entre autres, parmi ses membres, le député Nord du Rassemblement national Sébastien Chenu qui, le 27 juillet 2024 sur BFMTV, exprimait fièrement sa volonté de priver les binationaux des hautes fonctions de l’État). Je suppose que le peu de plumes maghrébines invitées à cet événement étaient celles que le camp de la réaction peut entendre. Dans ce type de messe ‘‘républicaine’’, on ne tolère que la figure de l’Arabe entendable (celle qui assimile toute critique de la politique et de l’histoire française à ce que vous appelez, à l’instar de Marine Le Pen, la « haine de la France »)… On veut bien aussi tolérer la figure de l’agent de sécurité, parce que sa parole n’intéresse personne !
La soirée était révélatrice des soumissions à l’œuvre dans le monde littéraire. Des écrivains de renom jouaient scrupuleusement le rôle d’enfants obéissants aux causes de leur éditeur, et le camp des réactionnaires, représenté par Sylvain Tesson et Pascal Bruckner, semblait parler le langage de ‘‘l’humanisme’’ et des ‘‘droits humains’’. Une mascarade postmoderne, un triomphe foudroyant de la post-vérité. Si j’ai pu assister à cette soirée, il faut le reconnaître, c’était en intrus, grâce au billet d’un ami invité et qui vit à l’étranger. Il n’était pas à Paris ce soir-là. J’étais présent à cette soirée parce que ma parole n’est pas entendable. Objectivement, j’ai pu apercevoir quelques figures des lettres algériennes et maghrébines au moment de l’accueil du public. Mais, il faut l’avouer, les seules présences algériennes tolérées à l’amphithéâtre de l’IMA étaient celles des vigiles. Le reste n’est que votre verbiage.
On le signale rarement, votre discours de l’inversion du réel est à lui seul un Dictionnaire des idées reçues à la Gustave Flaubert. Quand vous énoncez dans votre « Adresse » : « " Sansal ? Pas question ! " Certains lettrés croient qu'être contre Sansal c'est être pour l'Algérie », vous adhérez à la bassesse d’un culturalisme orientalisant et accusatoire. Ce ne sont pas les personnes qui sont comptables de leurs actes, mais toute une nation, tout un peuple. L’origine justifierait l’accusation. La culpabilité devrait être éternelle. Le simplisme de vos idées déforme tout. La critique serait synonyme de « sainteté postcoloniale » et d’« hypernationalisme algérien ». Nommer le réel reviendrait à applaudir « l'emprisonnement d'un homme de 80 ans ». Quelle étrange défaite d’une « Adresse » qui voudrait rétablir le dialogue entre « compatriotes » !
Avec vos formules contorsionnées, vous trompez le lecteur qui n’a pas connaissance de la complexité du terrain algérien. Vous écrivez que les lettrés qui se taisent pensent que « ‘‘Sansal ? C’est la France !’’ », qu’il mènerait, comme vous le dites, « un combat français » pour la ‘‘liberté’’ et la ‘‘démocratie’’ (Le Point, 20/03/25). Moi, je vous dis non : Sansal, c’est l’extrême droite française. Par la laideur et le cynisme des idées qu’il défend, il est loin d’être la France, celle des humanistes réduits au silence, affublés des stigmates de ‘‘wokisme’’ et de ‘‘décolonialisme’’ par votre camp politique.
Certes, les écrivains scélérats et subalternes qui soutiennent et justifient lâchement l’emprisonnement de Sansal existent. Je m’oppose et je condamne leurs compromissions, leurs applaudissements de l’inacceptable. Mais, contrairement à ce que vous dites, ceux qui se ‘‘taisent’’ sur son emprisonnement ne justifient guère cet arbitraire : ils ne peuvent pas s’exprimer dans leurs mots, parce que vous êtes partout. Ils ne sont pas entendables, par ce que vous avez assiégé le champ du dicible.
Quelle crédibilité ?
Nous rebattre les oreilles avec Dieu et son Livre ‘‘révélé’’ sans être capable, comme tout libre penseur, de nous dire que ce Dieu n’existe pas et que son Livre est une fabrication humaine ; vous alourdissez nos journées avec vos prêches à la sincérité douteuse, voire trouble, sur le féminisme et la ‘‘libération de la femme musulmane’’, mais je constate votre dédain conspiratoire à l’égard de Saâda Arbane qui vous accuse dans Médiapart d’avoir « volé [s]on histoire » dans votre dernier roman (Nejma Brahim et Faiza Zerouala, 14/02/2025); vous vous ‘‘battez’’ pour la ‘‘démocratie’’ en Algérie avec ceux qui s’affairent à la détruire en France ; vous voulez « libérer la Palestine » de ce que vous nommez les « armées imaginaires de libérateurs médiatiques » (Le Point, 13/10/23) en vous alignant sur les thèses génocidaires des suprémacistes israéliens et de ceux qui demandent de déchoir des Français de leur nationalité en raison de leurs origines et de leur opposition politique à la guerre de destruction totale des Palestiniens qui dure depuis le 8 octobre 2023.
Vous ne vous arrêtez jamais ! Vous voulez ‘‘libérer’’ l’islam de l’intégrisme religieux, mais vous dites que l’islamophobie est ‘‘une mythologie d’avenir’’ qui serait destinée à ‘‘culpabiliser’’ la France (Le Point, 03/05/24) ; vous vous agitez sur le moindre fait-divers exploité par la galaxie des médias Bolloré, mais quand on brûle une mosquée à Jargeau, vous persistez à croire que le racisme dirigé contre les Arabes et les musulmans n’existe pas ; vous voulez dialoguer avec les écrivains algériens, tout en faisant de leurs romans sur la guerre civile des années 1990, par vos mensonges de ‘‘briseur du tabou de la décennie noire’’, un autodafé symbolique ; vous regrettez le ‘‘silence’’ de vos « compatriotes » sur cette guerre fratricide, mais vous avez copié le travail d’Ajouad (ActuaLitté, Nicolas Gary, 18/01/25) dans Houris (Gallimard, 2024) sans citer vos sources.
Sachez, Monsieur Daoud, que pour ma génération, celle née dans les années 1990, celle qui a appris la langue française dans l’école algérienne arabophone, publique et gratuite, celle qui n’éprouve aucun complexe de son bilinguisme et de son multilinguisme, celle qui ne tremble pas devant la critique des racismes et des autoritarismes d’Algérie, de France et d’ailleurs, vous n’avez aucune crédibilité. Vous vous êtes noyé dans les ‘‘dissidences’’ de vos lâchetés. Vos balivernes sur un « Sansal [qui serait] le non éternel à l'islamisme » font rire tout le monde, car sa prétendue critique de l’intégrisme islamique n’est que la rumination de leur vision mortifère du monde.
A l’image des écrivains qui s’agenouillent devant le Souverain d’Alger, vous êtes l’éternel agenouillé devant le Souverain de Paris. Votre fascination caricaturale pour le pouvoir perpétue un éthos de la soumission présent chez nombre de plumes algériennes. Personnellement, je ne vois aucune différence entre vos odes à l’intégrisme républicain en France et les éloges de l’intégrisme religieux et/ou de l’hypernationalisme chez un écrivain de cour en Algérie. Cela étant clarifié, revenons à l’histoire de votre « ami ». Concluons.
Un écrivain-militant d’extrême droite déclarant sur CNews (24/09/24), lors de la promotion de son livre Le Français, parlons-en, que « l’islam, c’est comme l’humidité », que « les mosquées convertissent à la chaîne », que ce « processus d’islamisation est bien construit » et que la France « dans cinquante ans » serait musulmane, n’est pas un homme des ‘‘Lumières’’ (dans un entretien accordé à Frontières le 17 octobre 2024, il s’est même interrogé sur la nécessité de « fermer toutes les mosquées » de France en raison du fait qu’elles seraient, toutes et sans exception aucune, non des lieux de culte, mais des lieux de « gouvernement »). Arrêtez de vous moquer de vos « compatriotes » en les appelant à se mobiliser, avec vous et avec vos mots, pour quelqu’un qui pense que « la France a trop aimé l’Algérie » durant plus d’un siècle de colonisation inhumaine, que leur langue, l’arabe, n’a « aucune ouverture sur le monde », qu’elle « a une ouverture sur la mosquée. Point ! », que leur pays « n’existait pas » avant l’éden colonial français (Boulevard Voltaire, 29/09/24).
Contre l’arbitraire qui sévit à Alger à l’encontre de plus de deux cents prisonniers politiques, j’appelle à la libération immédiate et inconditionnelle de tous les opprimés, Boualem Sansal y compris, mais par-delà la tutelle hideuse des industriels de la haine et du suprémacisme néocolonial !
Faris LOUNIS
Écrivain