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Billet de blog 26 mai 2024

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« Les Portes du paradis » de Taleb Alrefai. La vie loin de soi

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Qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce qu’être heureux ? Quels sens, vers quelle voie orienter son existence ? Contribution artistique majeure à l’analyse et à la critique de l’intégrisme islamique et de ses « premiers producteurs mondiaux » – les monarchies carbones du Golfe, les États autoritaires et despotiques arabes, l’interventionnisme belliqueux et meurtrier des Étasuniens et des Européens, le dernier roman de l’écrivain koweïtien Taleb Alrefai, Les Portes du paradis, constitue une profonde exploration du sens de la vie et de sa valeur au seuil d’une crise existentielle.

Soulevant des questions essentielles et universelles, au cœur de la littérature et de la philosophie depuis leurs premiers balbutiements, cette œuvre donne aussi à voir l’intégrisme religieux dans l’espace (de langue) arabe par-delà le Coran et la tradition islamique, c’est-à-dire en l’inscrivant dans son milieu profane d’émergence : la source de ce nihilisme destructeur se situe au confluent de l’instrumentalisation politique de la religion islamique, de l’autoritarisme et de la dictature, des contre-révolutions liberticides et anti-égalitaires, des interventions militaires étrangères, de l’hubris néolibérale surtout et de l’absence de toute alternative démocratique et sociale au « Nous ou le chaos ! ».  

Le rêve et son importance

L’oubli de soi et l’oubli de la mer, ci-gît le véritable goût de l’amer.

Tout a commencé comme ça, par une simple rencontre, entre un sexagénaire milliardaire et une jeune étrangère précaire. Quelques regards intenses échangés dans un ascenseur, un parfum tel un sabre tranchant qui laisse des plaies béantes et ensorcelle. La revoilà, la flamme de l’amour, depuis longtemps éteinte, qui vient embraser le cœur d’un homme mort depuis une lointaine époque, faute d’avoir oublié de vivre. Il est devenu le captif de ses doutes et tourments, d’un embrasement amoureux. Une déflagration. De quoi peut manquer un homme qui a tout ? De rien, dira-t-on ! Jusque dans ces dernières pages, le roman laissera cette question sans réponse explicite, jetant le trouble chez le lecteur.

Des odeurs fusent dans l’univers du richissime homme d’affaires koweitien Yacoub, colonisent son atmosphère. Du sang et du jasmin mêlés, devenus indistincts. Tantôt érotiques tantôt inquiétantes, ces odeurs troublent ses sens, lui rappellent parfois le goût de la mort. Un rêve l’alerte pourtant : la vision de son fils, Ahmad, parti il y a maintenant quelques années faire le « jihâd » (ce qu’il croyait être « la guerre sainte » contre les hérétiques et les apostats) en Syrie. Apparu en songe « vêtu d’un costume afghan, sa barbe encadrant son visage, le crâne rasé », il criait, se tenant face à son père : « ‘‘On ne s’oppose pas au soleil de Dieu !’’ […] Votre châtiment est proche ! ».

Depuis cette vision presque biblique, des questions n’ont cessé d’hanter le quotidien de Yacoub. Il se répétait souvent : « quel message m’apporte ce rêve ? » et que signifie l’apparition d’Ahmad et ce qui l’accompagne, la mer empourprée et l’odeur du sang.

L’oubli de la mer, de la vie avec elle

Entre l’image de l’étrangère, la femme de l’ascenseur, et la vision du fils : tension et déchirement.

Yacoub se ressouvient, redécouvre soudain la beauté oubliée de la mer et les plaisirs de la vie simple : amour, allégresse, flânerie dans les ruelles de la vieille ville. Il découvre au bout de quatre décennies jalonnées de succès économiques mirobolants qu’il a oublié de vivre, d’aimer, de sentir la chaleur d’un corps chéri (et de le humer), de jouer, parler avec ses enfants, les connaître. Il a enterré sa femme, Sheykha, vivante, en oubliant son existence : « Il me semble, rétrospectivement, que notre mariage aura été comme un voyage dans une voiture confortable, sur une route qui traverse le désert, le même paysage à droite et à gauche, immuable, avec pour effet l’ennui et la somnolence… ». Cet homme a manqué de tout, n’a rien vu passer. Ce qu’il lui reste aujourd’hui ? Des confessions à la mer et à son horizon inatteignable.

Mais l’étrangère de l’ascenseur, Farnaz, l’Iranienne native du Koweït, vivant au milieu d’un racisme systémique dirigé contre les non-nationaux, surtout quand ils sont iraniens, vient tout bouleverser. Après une première rencontre secrète avec elle dans un hôtel luxueux, Yacoub retourne à son être. Ce moment intime qui sera suivi de quelques pas au dehors sera un détonateur : « [j]e me suis rendu compte que c’était la première fois, depuis mon retour d’Amérique, que je quittais mon bureau pendant les heures de travail, simplement pour me changer les idées, m’asseoir au bord de l’eau, je voulais même aller flâner dans le souk…Une idée fixe me hantait : je n’ai pas vraiment vécu ! ».

Dessillant les yeux sur son existence, il réalise peu à peu que sa non-existence, cet ensevelissement dans le temps de l’oubli,  provient d’un délaissement, celui de la mer, de ses secrets, celui d’un Koweït modeste, jadis vivant en harmonie avec le rythme de la nature et de ses cycles : « Le pétrole nous a détournés de la mer, celle-ci à son tour s’est fâchée contre nous, alors que les maisons traditionnelles des Koweïtiens la regardaient à l’aube, et prenaient congé d’elle à l’arrivée des ténèbres. Ses flots accompagnaient leurs soirées et leurs chants, elle écoutait les secrets des cœurs amoureux… ».

La vie de Yacoub n’était plus la même. L’événement foudroyant de l’ascenseur et la rencontre de l’hôtel, tout cela a fait de lui un autre homme, l’homme qui allait devenir… quelqu’un d’autre : « Je ne me souviens pas du moment où j’ai commencé à prêter attention, régulièrement, à ce qui se passait en moi ». Avec, en tension, cette question obsédante : « que me réserve l’avenir proche ? ». Des souvenirs remontent à la surface du temps, ceux de son grand-père, le nawkhoda (le capitaine), et ses paroles mémorables, le bouleversent, lui rappellent le devoir de prudence : « Un capitaine doit apprendre à saisir les messages des vents, des étoiles, de l’obscurité, et de l’odeur de la mer. Il doit tenir compte de tous les signes qu’il perçoit. Tout phénomène a des signes avant-coureurs, que l’homme chanceux sait déchiffrer et prévoir, et vis-à-vis duquel il peut se préparer ». Mais pourquoi ? S’agissait-il seulement de prudence ?

La perte du fils

Le regard et le parfum de Farnaz rallument en Yacoub la flamme de la perte d’Ahmad. Homme vide et prêt à tout revivre, il part à la recherche de son fils, une amère culpabilité au cœur. Il estime en être le seul responsable. 

Un groupe de complices qui ont en commun l’instrumentalisation politique de certaines thématiques religieuses ont arraché Ahmad du sein de sa famille pour le jeter dans le trou noir de l’intégrisme islamique : son oncle Othayman, qui négocie pour son père des marchés juteux avec les groupes terroristes de la région, son professeur Omar et leur ami égyptien Abdel-Shâfi, comptable dans une entreprise privée : « Monsieur Omar, raconte Ahmad, m’a suivi tout le temps que j’étais à l’école. Grand fut mon étonnement de découvrir qu’il était ami avec Abdel-Shâfi, et que l’un et l’autre étaient des amis à mon oncle ». C’est dans le cercle de ce prédicateur égyptien que Yacoub découvre la radicalisation de son fils. Devant tous les jeunes acquis à son programme d’endoctrinement, il le réprimande, crie haro sur lui, le fait sortir de la mosquée et l’emmène au commissariat. Il sera relâché par la suite, sans qu’il subisse la moindre inquiétude de la part des autorités. Ce fut le tournant pour Ahmad. Il ressentit une profonde humiliation : « Ce soir-là, raconte Yacoub, il ne partagea pas le dîner familial, je me suis dit plus tard que cet incident aura été le point de départ du chemin qui l’a mené à sa perte ». La mosquée était la voie de sa perdition.

Plus qu’un enseignement de préceptes religieux, c’est surtout de haine, de ressentiment et de rancune qu’il est question. L’obsession d’Ahmad pour « l’impiété » de sa famille devient pathologique. Le premier coupable ? Son père, « l’usurier » qui l’« empêchait de faire respecter la Loi divine » au sein de sa famille. Tel est le pouvoir des intégristes qui enseignent le martyre et la haine de la création pour tous, excepté leurs enfants. Ces fabricants de ressentiment, inventé pour servir, non un Dieu ou une religion, mais la pulsion de mort, mue par cet autre moteur de l’histoire, le ressentiment : « J’étais éprouvé dans la personne de mes proches : ma mère, mon père et mes deux sœurs. J’ai détesté mon père, obstiné dans son refus de la Loi divine, je l’ai détesté aussi lorsqu’il a humilié le cheikh Abdel-Shâfi, et plus encore quand mon oncle Othayman m’a dit que c’était un homme tyrannique et que tous ses employés le craignent ».

***

Quelques années après sa fugue, Ahmad deviendra un leader célèbre de l’ « État [qui se dit] islamique ». Il sera par la suite capturé, lors d’un combat ayant mal tourné, par un groupe d’al-Qaida. Yacoub ira le chercher jusqu’en Iran, avec Reza, le frère de Farnaz, à Zabol, zone frontalière avec l’Afghanistan.

Le sauvera-il, lui, le sens et la valeur de son existence ? L’odeur de sang ne fait qu’emplir ses narines… Yacoub marche, court, s’énerve, s’indigne, après sa vie qui lui échappe.

***

Faris LOUNIS

Écrivain

Référence :

Taleb Alrefai, Les Portes du paradis, roman traduit de l’arabe (Koweït) par Luc Barbulesco, Arles, Actes Sud / Sindbad, 2023, 320 pages., 22,80 €

طالب الرفاعي، خطف الحبيب، دار ذات السلاسل،2021

Source : ce texte a été publié pour la première fois dans le quotidien ActuaLitté, le 27/10/2023 :

https://actualitte.com/article/114075/chroniques/les-portes-du-paradis-de-taleb-alrefai-la-vie-loin-de-soi

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