Le lauréat aime souvent à le répéter : « Je suis poète. Et c’est tout ! ».
C’est un verbe qui vient de loin. Il n’a ni terre ni origine, ni mère ni père. Il ne connaît ni les débuts ni les fins. Il suffit de lui tendre l’oreille, l’écouter. Attentivement. Cette poésie dit : « Mon pays est une Andalousie de poésie et d'eau / Je l'ai perdue » et « Je ne prétends pas avoir d'autre pays / Que la perte ». Après le chant, elle se mure dans un silence, profond. Criant.
L’excellente et saisissante traduction du poète Abdellatif Laâbi de Tu n’es pas un poète à Grenade a su conserver la force d’évocation d’une langue arabe propre à Najwan Darwish : une langue de l’absence. Un art de pierre, un souffle rude, épuré, grinçant. Des mots satiriques, ravageurs. Les territoires du temps s’occultent, s’écoulent dans une mer intérieure, se débarrassent de tout repère. Acceptent le meilleur, le pire aussi. Sans pour autant éluder la responsabilité du souffleur de vers devant l’Histoire.
Quelques éclats poétiques suffisent à l’artiste de Haïfa pour dessiner la violence dans l'Histoire. La lointaine expulsion des Arabes d’al-Andalus (juifs et musulmans), l’extermination des civilisations amérindiennes, les guerres internes aux royaumes des pays d’Islam, les colonisations européennes, l’ensevelissement et la noyade de la Palestine historique à l’aube de la Nakba (1948) … une inhumaine entreprise coloniale que « le monde libre » s’évertue à célébrer : une « Indépendance », disent-ils !
Le poète chante depuis sa terre colonisée mais ne parle que de l’humain, des blessures du monde, des plaies de l’Histoire qu’il tente de recoudre.
« Tu n'es pas un poète à Grenade », insiste Najwan Darwish. Dépossédé du Lieu, le revoilà libre. Il habite l’absence de ses chants, comme le veut l’étymologie arabe du vocable « poème » : bayt, maison. Chaque jet poétique est un éloge de la perte. Un éloge sobre, concis, dénué de tout pathos, mais qui restitue le vécu palestinien, humain, le vécu de l’être indésirable de par le monde. Souffrances et beautés, le pays ne voit pas ses enfants, l'oubli y est maître, l'abandon se prolonge, la Palestine est « un grenadier ignoré par la brise ».
Le poète natif de Jérusalem (en 1978) inscrit ses pas dans ceux d’un autre grand romancier et poète palestinien de l’absence, Jabra Ibrahim Jabra (1920-1994). « Mon histoire est que je n'ai pas d’histoire » ; « Mille ans sont passés sans que tu le saches ». Il vit de sa mort. De l'entêtement d'un chant qui se refuse à la défaite. « Je n'ai pas de pays pour en être exilé / Je n'ai pas de pays pour pouvoir y retourner / Et si je m'arrêtais dans un pays / je mourrais ». L’insistance n’est pas fortuite. Menaces et humiliations. Asphyxie des êtres et de la nature. Le poids de la colonie est féroce. Il écrase et déchiquette.
L’apartheid en contexte colonial salue affreusement le chasseur de vers à chaque instant de l’existence. « Ils vont m'expulser de la ville / avant la tombée de la nuit /Je n'ai pas payé la facture de l'air, disent-ils / ni celle de l'électricité ». La peur et l'espoir. Les jardins d'une Grenade poétique assaillis par les démons de la Nakba – ce nettoyage ethnique occulté par un négationnisme tenace. En permanence. « Les jours de l’enfer », une longue nuit habille la Palestine. Un siècle de colonisation. Un siècle de vie, sans la vie. Un siècle de résistance. De bourgeonnement de grenadier éclaté, pressé par les chars, déchiqueté par des tonnages de bombes difficilement quantifiables.
Dans l’attente, la lassitude des suppliciers perdure dans le siècle des lâchetés, des silences assassins. Ils traînent tous leur Croix, dans les ruelles de Jérusalem, les décombres de Gaza, les camps éventrés de Cisjordanie. « Les crucifiés n'en peuvent plus / Dépose nous / que nous puissions nous reposer ». Dieu, s'il existe, serait indifférent aux souffrances de Ses êtres, de Ses enfants. « Tu ne pourras pas comprendre nos souffrances ». « Je ne suis pas le roi David /pour m'asseoir à la porte du regret /et faire gémir les trompettes / une fois les péchés consommés ».
Tout semble être réservé. Les sièges d’une humanité commune. D’une Libération tant espérée, rêvée. « Les sièges de l'espoir / sont toujours réservés », chante le poète, auprès de ma muraille d’Acre, ‘Akka : une langue ancienne et des pierres témoins d’une ville palestinienne. Le temps presse. L'odeur de la mort partout. Au poète ne restent que quelques mots. « Puisque je suis encore vivant / Laissez-moi, ô premières lueurs du jour / Vous confier quelques mots enfouis » dans les cimetières profanés du temps. « Laisse-moi te confier quelques mots », insiste le poète, « car les mots sont immortels ».
Les temps sombres, la poésie vit encore. La force de Najwan Darwish réside dans sa flamme poétique qui porte sa joie de vivre, même aux portes de l’enfer. Colonisation de peuplement, dépossession. Génocide-spectacle à Gaza. Nettoyage ethnique de la Cisjordanie. Nihilisme destructeur au Liban et en Syrie. Jouissances dictatoriales des despotes arabes. Un siècle d’humiliations. « Une chaise sur la muraille d'Acre », chante le poète, « J’ai une mer et une montagne / et ceux que j'aime vivent en exil ». L’espoir du jour se lève sur le Levant. L’âge de l’amour semble apparaître « Mon pays est une femme / et cette déesse dont je traîne la croix dans les rues / est une femme ».
Les vers suspendus en haut de la muraille d’Acre, redescendront-ils un jour de leur Croix ?
Faris LOUNIS
Journaliste
*Najwan Darwish, Tu n’es pas un poète à Grenade, traduit de l’arabe (Palestine) par Abdellatif Laâbi, Paris, Le Castor Astral, 2023, 104 pages, 15 €
*Outre son travail de poète, Najwan Darwish est critique et rédacteur en chef de la rubrique culturelle du quotidien panarabe Al-Arabi al-Jadid (Le Nouvel Arabe) basé à Londres.
Source : https://actualitte.com/article/121110/chroniques/un-poeme-sur-la-muraille-d-acre
ActuaLitté, le 27 décembre 2024