La question est d’une actualité brûlante. La littérature l’éclaire de façon lente, mais brillante. Emancipe-t-on réellement les peuples par des interventions militaires de type néocolonial ? Que signifie retrouver son pays après de telles entreprises de destruction presque totale ?
Habité par cette interrogation capitale, l’écrivain irakien Sinan Antoon, né à Bagdad en 1967 et installé aux États-Unis après la première guerre du Golfe (pays d’origine de sa mère), en 1991, n’a guère cessé de déplier les ressorts de cette question dans ses écrits littéraires et politiques. Dans « Comme un parfum de lavande », son cinquième roman, et le troisième traduit en français après « Seul le grenadier » (Actes Sud, Prix de la littérature arabe 2017) et « Ave Maria » (Actes Sud, 2018), il dessine une histoire sensible des existences broyées par le chaos tant despotique qu’interventionniste qui a ciblé et dévasté l’Irak.
Le style est fluide, agréable, et la mise en récit est captivante, saisissante. Les séquences narratives s’alternent et esquissent de façon éclatée l’histoire récente du pays des Ziggourats qui s’étend de la mainmise du despote Saddam Hussein sur le pouvoir jusqu’à l’invasion euro-étasunienne de 2003 – sur la base de « vérités alternatives ». Ce nouveau roman de Sinan Antoon éclaire par le bas cette parenthèse historique à travers les parcours enchâssés de Sami et Omar, deux exilés irakiens installés aux États-Unis.
La complexité de la construction romanesque révèle, fragment par fragment, et dans un jeu d’allers-retours dans le temps, l’impact et le prolongement de la violence néocoloniale sur des voix privées du droit au récit, mais avant tout de la gestion souveraine de leurs affaires politiques.
La déchéance d’un médecin « exemplaire »
« Son verre reposé sur la table, il lâcherait dans un soupir : ‘‘J’ai même été boucher un jour !’’, ‘‘Comment ça ? Tu as égorgé un mouton de tes mains ?’’, ‘‘Non, si seulement !’’, ‘‘Quoi alors ?’’, ‘‘J’ai coupé l’oreille d’un déserteur’’, ‘‘Non !’’, ‘‘Si docteur. Voilà à quoi on en est réduits. Des bêtes d’abattoir…et des bouchers’’ ». Le cœur lourd, les verres de whisky s’enchaînaient (denrée rare à cette époque-là), épanchaient la tristesse d’un homme desséché de culpabilité. Le docteur Sami parlait en toute liberté à son collègue Salim, c’était nécessaire. Urgent.
Cette nuit-là, les soldats ont furtivement envahi l’hôpital. Ils parlaient fort, hurlaient. Les déserteurs et les insubordonnés devaient être, selon leur hiérarchie, punis, amputés : « C’est une loi promulguée par le raïs, Dieu le protège. C’est une intervention toute simple », répétaient-ils avec un cynisme effroyable aux médecins. Sami n’avait jamais imaginé une horreur pareille quand il faisait ses études de médecine. L’idée que ‘ « patriotisme » rimerait un jour avec « boucherie humaine » était inconcevable dans son esprit.
Aujourd’hui, et loin de Bagdad, Sami ne se souvient de presque rien. Seul le spleen de quelques vers garde la trace de son histoire irakienne qui s’efface avec le passage des jours : « Bagdad, aux prises avec les âges / Les années fanent quand verdit ton feuillage / Tu traverses le trouble des mondes / Le soleil pourtant sans cesse t’inonde / Tes nuits toujours baignées d’une lune féconde / Plongée dans les affres du temps / Tu fais montre d’un courage plus grand ». Accusé après l’invasion impériale de 2003 d’être baasiste (membre du parti de Saddam Hussein), « comme s’il avait orchestré des massacres ou des exécutions », le docteur a trouvé refuge chez son fils, installé de longue date aux États-Unis et marié à une Américaine.
A présent, une immense fatigue l’habite. Jour après jour, « ses yeux noisette » redoublent de tristesse. Il désire rentrer chez lui au plus vite, mais le mur de l’impuissance physique et psychique arrête chacune de ses tentatives de fuite. Les premiers symptômes d’une démence sénile apparaissent dès son installation chez Saad et Heather. Sa nouvelle vie le décontenance.
Il erre dans les rues et ne se retrouve nulle part. Son état ne cesse d’empirer. Après un moment d’hésitation, sa famille le place en maison de retraite où Carmen, une aide-soignante portoricaine, tentera – en vain – d’enrayer la progression de sa maladie en lui faisant écouter de la musique arabe.
Tout oublier ou l’art inaccompli de revivre en exil
« En sortant de prison, il s’était laissé pousser les cheveux pour camoufler son oreille. Il n’était pas retourné chez le coiffeur à Bagdad. Il se contentait de couper lui-même aux ciseaux quelques mèches par-ci par-là ». Contrairement à Sami, Omar est issu d’un milieu pauvre. Il n’est pas un cadre d’État, mais un déserteur gracieusement récompensé par …l’amputation d’une oreille. A sa sortie des geôles de Saddam Hussein, il bénéficie des services de l’organisation d’aide aux réfugiés à Amman : « – Welcome to the United States, dit un agent de l’ambassade américaine en Jordanie ». C’était en 1990.
« Patrie ». Chez Omar, ce mot provoquait un dégoût énorme, immense. Une overdose de patriotisme rongeur. « Un terme éculé. Son sens véritable, si tant est qu’il en ait un, était selon lui en parfaite contradiction avec tout ce qu’ils hurlaient dans leurs chants, leurs odes et leurs slogans ». Il a quitté l’Irak les mains vides, il n’avait rien emporté de ses objets personnels.
Sa nouvelle promesse ? Se débarrasser de cette « Patrie » maudite, de ses valises, de ses douleurs, des cauchemars de la torture, des images traumatiques de l’amputation et de son bourreau : le docteur Sami. Repartir à zéro, c’était le principe directeur de sa nouvelle vie. Après un bref passage dans une banlieue de Detroit, où vit une importante communauté arabe, il déménage pour le New Jersey, où il est embauché par un jeune couple de néoruraux reconvertis dans l’élevage de chèvres.
L’idée de la table rase continuait de hanter l’homme à l’oreille amputée. Sa quête était l’oubli total. De son identité, de son histoire. Où va-t-il trouver refuge ? Chez les Latino-Américains de Porto-Rico. Découvrant que le prénom « Omar », prononcé « Awmar », est usité chez eux, et que le pays comporte une communauté musulmane significative, il s’est enferré dans un mensonge qui l’a empêché de construire des relations sociales saines, notamment amoureuses.
Il pensait que cette nation doit être sa nouvelle « Patrie » d’adoption, mais les récits qu’il s’inoculait étaient un leurre. Une impasse. Sa timidité l’entravait. L’empêchait de vivre pleinement ses sentiments amicaux et amoureux, mais également ses désirs charnels.
L’adversité du monde social, auquel s’ajoutait au poids éreintant des discriminations institutionnelles, ne facilitait pas les choses. Las, Omar a fini par consentir à son propre emprisonnement : le silence. A Gabe, son patron, il expliquait au détour d’une conversation les raisons qui l’ont poussé à adopter son nouveau masque portoricain : « – Je disais que je venais d’Irak avant…Quand j’étais à Detroit. Et j’ai presque toujours eu des problèmes, et j’en avais assez comme ça.
On me posait des questions stupides, et les gens étaient très curieux, beaucoup trop. Je n’ai pas envie de parler de l’Irak, je ne veux plus avoir affaire à ce pays, je ne veux plus venir là-bas. J’ai voulu couper complètement pour recommencer à zéro ici. J’ai choisi Porto Rico, mais c’est un hasard, je n’ai pas spécialement envie de venir de là-bas. De n’importe où, mais pas d’Irak ».
Évoluant loin de l’Irak depuis plus d’une décennie, la tentation de la table rase mémorielle demeure inopérante face à l’arbitraire et aux injustices de l’histoire. Le pays refait surface dans le téléviseur d’Omar lors de l’invasion militaire de 2003.
Souhaitant avec ardeur la chute du despote qui a marqué son corps et son esprit à jamais, les nuits assombries par le feu dévastateur des obus gâchaient toute satisfaction devant le déboulonnage des statues du nihilisme baathiste : « Il demeura incapable de mettre des mots sur les sentiments qu’il éprouva au moment de la capture de Saddam par les Américains, lorsqu’il entendit Paul Bremer déclarer : ‘‘Ladies and gentlemen…we got him’’ et vit les images du président déchu sortant de son trou à rats, pitoyable, barbe hirsute, avant de se soumettre à un examen de la bouche ».
Un bouquet de lavande tombe par terre
Gabe et Penny confient la gestion de leur nouvelle exploitation spécialisée dans la culture de la lavande à Omar. Celui-ci se rendait désormais deux fois par semaine sur les marchés paysans, mais aussi sur d’autres marchés en Pennsylvanie et à Brooklyn, « notamment ceux de Sheepshead Bay et de Coney Island », pour vendre les différents produits de cette entreprise.
Un nouveau poste à responsabilité, un salaire meilleur et le fameux masque portoricain pour se protéger de l’Irakien qui gît dans sa mémoire mutilée. Serait-il protégé à jamais des spectres tumultueux du passé ?
Sa nouvelle expérience professionnelle semblait l’enchanter, ravir son existence tourmentée. « Il tomba amoureux de la lavande. Son retour, après les rigueurs et les neiges de l’hiver, était un spectacle magnifique et fascinant. Lorsque, à perte de vue, elle dressait par centaines ses étendards d’un violet délicat pour les laisser balancer fièrement dans la brise, l’air de vouloir nous dire : ça y est, me revoilà.
Marcher à travers les champs le matin tôt ou au crépuscule devint un moment privilégié, un rituel apaisant ». Mais la lassitude de cette identité portoricaine qu’il a adoptée – par dépit – l’accablait, entravait l’existence sereine à laquelle il a tant aspiré. Dans le désarroi, une chanson d’amour continue d’habiter sa mémoire : « A quoi bon parler du passé / De ce passé de tourments / Tant que je t’aime je suis content ». Il sentait que les démons de l’Irak n’étaient pas loin de revenir avec fracas.
Un jour, Carmen, l’aide-soignante, emmène le docteur Sami sur un marché où l’ancien déserteur se trouvait. L’imprévisible advient, les démons de l’histoire récidivent et mutilent d’un revanchisme aveugle le ciel. Le lecteur interprétera à sa guise la difficulté de maquiller l’impunité et l’absence de justice par un parfum de lavande.
Faris LOUNIS
Journaliste
Source : https://actualitte.com/article/125241/avant-critiques/comme-un-parfum-de-lavande-la-double-destruction-de-l-irak-racontee-par-l-ecrivain-sinan-antoon
ActuaLitté, le 28 juillet 2025