Aujourd’hui, nous disposons du recul nécessaire pour repérer et nommer les pathologies intellectuelles qui se logent dans une partie significative de la production littéraire en Algérie. Celles-ci peuvent se résumer en quelques thématiques répétitives uniformisant l’imaginaire et la création : le culte des « origines ancestrales », la « crise de l’identité », le « problème de notre Histoire », les « guerres des langues », la « transgression courageuse des tabous sexuels » dans le cadre exclusif des schémas patriarcaux, etc.
Contrairement aux livres qui traitent de ces thématiques dans un langage quasi identique et n’arrivent aucunement à défaire les pièges idéologiques que véhiculent les problématiques mal formulées et les mots-écrans des discours identitaires, « Partout le même ciel », le nouveau livre de Hajar Bali, réalise un saut qualitatif dans l’intelligence du roman. Au lieu de se perdre dans le gouffre stérilisant des débats de sourds, l’écrivaine déploie une esthétique sobre, joyeuse, ironique et éminemment dialectique pour dire les vérités du monde dans l’espace littéraire.
Avec une grande maîtrise artistique, ce nouveau roman donne à voir, dans un style ciselé faisant la part belle à une oralité pétillante, la joie intranquille d’une Algérie qui s’éveille après des décennies de léthargie politique et culturelle. Ce travail d’exploration fictionnelle de la société algérienne saisit les bouleversements majeurs du temps présent et peut se lire comme une murale romanesque qui ravit le visiteur curieux et hautement attentif aux évolutions des sensibilités dans la quotidienneté de leurs détails. Entretien avec l’autrice d’« Écorces ».
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En 2020, vous avez publié « Écorces », un roman captivant dans lequel se croisent plusieurs générations algériennes regardant l’histoire du pays d’un œil critique, mais en adoptant différentes perspectives. Cette année, vous revenez avec « Partout le même ciel », un voyage romanesque d’une rare sensibilité qui explore les mouvements d’émancipation qui traversent l’Algérie contemporaine. Qu’est-ce qui a suscité le désir d’écrire ce livre ?
Avec « Écorces », on parcourait toute la période historique qui va des années 1940 aux années 2010. Le témoin, l’aïeule, n’est plus. Une autre histoire se construit. Dans « Partout le même ciel », il y a une exploration du présent, avec des retours vers l’histoire, qu’appelle le personnage de Slim, qui cherche à relier, dénouer, les fils généalogiques. J’ai eu le désir d’écrire ce livre pour rendre compte de ce que je découvre en moi et dans mon entourage, comme une recherche de filiation, qui nous prend tous, me semble-t-il, une envie de comprendre notre rôle dans l’universel, depuis notre terre d’Algérie et avec toutes les influences de l’histoire et des mouvements humains qui ont façonné notre personnalité telle qu’elle est aujourd’hui.
Adel et Wafa, deux lycéens, deux amoureux rêveurs et intrépides, décident sur un coup de tête de suivre une dame d’apparence bourgeoise, madame Souami, à son domicile pour la cambrioler. Qu’est-ce qui les a poussés à agir de la sorte ?
Je ne sais pas. Ils regardent trop la télévision, je crois. Ils se voient en bandits héroïques, mimant ce qui se fait, ils ne réfléchissent pas, ils pensent que cela sera rapide, facile, et leur permettra de payer la dette de Adel. Lorsqu’ils se rendent compte de l’énormité de leur geste, ils regrettent, essayent de corriger. Wafa a des nausées, parce qu’elle devine très vite la gravité de leur geste. Et la nuit, elle fait un cauchemar. On comprend leur détresse et leur grande naïveté. Leur terrible légèreté les mène vers ça, et accélère, en quelque sorte, leur cheminement. Ils vont grandir.
Que va-t-il se passer quand Adel et Wafa décideront de retourner chez madame Souami pour s’assurer qu’elle toujours en vie ?
Ils vont rencontrer Slim. Une grande part de leur destin.
Et de quelle manière Slim va-t-il façonner ce destin ?
Slim est à un moment de sa vie où il se questionne, cherche un sens, découvre la foi. Il se donne alors pour mission de « sauver » Adel et Wafa, de faire un bout de chemin avec eux, les accompagner dans l’accomplissement de leur savoir. Il va en quelque sorte les apprivoiser, leur enseigner la vie. Mais plus il donne, plus il reçoit, et plus il aura à donner…Cette dialectique du don façonne leur destin à tous les trois. Ils ne se quitteront plus, voyageront ensemble, Slim les initie à l’idée qu’il se fait de l’amour, de la foi, de la révolution.
Dans sa relation avec Wafa, Adel semble être conciliant, compréhensif, je dirais même progressiste et féministe. Il ne juge pas l’audace de ses choix de vie, et particulièrement son amitié teintée d’ambiguïté avec Slim. Les comportements du personnage, seraient-ils inspirés de changements sociétaux que vous avez constatés ?
Oui. Une nouvelle génération, me semble-t-il, dans laquelle le couple se choisit et se respecte, où la vie à deux est basée sur l’entente. On n’y est pas encore tout à fait, mais le schéma traditionnel commence à se fissurer. De plus en plus de couples « sortent », s’invitent dans les lieux publics, se « fréquentent » via les réseaux sociaux. Le mariage continue à être imposé au couple, mais c’est de moins en moins les parents qui choisissent l’épouse. Le mariage est donc vu comme une voie d’émancipation, mais les jeunes couples se heurtent à des problèmes économiques, et se retrouvent contraints d’habiter avec les parents de l’un des conjoints. Le phénomène de la « harga » est, selon moi, un des éléments les plus évidents de cette fissure dans le schéma traditionnel : les jeunes fuient, mais pas, comme on a tendance à le penser, pour des raisons économiques. Ils partent pour s’émanciper du carcan familial et des obligations qu’ils n’osent pas remettre en cause, parce que c’est sacré. La preuve, on la voit dans la radicalisation de certains membres de la société, qui se cabrent, refusant d’abdiquer devant l’évidence, le système traditionnel n’étant plus viable, et qui s’évertuent à l’imposer. Mais on ne peut pas aller contre la vie…
Les carnets de Slim occupent une place importante dans la construction narrative de votre roman. Pourquoi ce choix d’écriture, que contiennent-ils ?
Je parlais au début du désir, chez Slim, de dénouer les fils généalogiques. Je pense que, en tant qu’humains, nous sommes au moins deux entités : celle qui vit, qui agit et réagit ; et celle qui a une pensée profonde faite d’héritages, de désirs et d’histoires. Mon obsession, dans l’écriture, c’est justement de donner leur place à ces surgissements de la pensée qui constituent une autre langue, une autre présence. Les carnets de Slim en attrapent quelques-uns, car, comme moi, il veut comprendre le « mouvement de ce point ». Et au-delà même des carnets, on voit comment cette amitié qui lie les trois personnages, va aussi donner lieu à une construction parallèle d’une pensée commune en libre circulation entre eux. Les carnets deviennent une sorte de « témoin » transmis, que va reprendre Wafa, car ce mouvement est perpétuel.
Contrairement à nombre d’idées reçues, ce n’est pas l’histoire coloniale qui constitue la préoccupation majeure de vos personnages, mais la précarité et la pénibilité du quotidien, le poids éreintant des codes sociaux et du conformisme ambiant. Pouvez-vous nous dire comment vous avez travaillé sur la construction de ces figures populaires durant la rédaction de votre texte ?
L’histoire coloniale est passée. Cette jeunesse arrive dans une Algérie qui n’est plus celle des plans de construction ou d’alphabétisation qu’ont connue leurs parents. Il me semble, au vu des bouleversements que mon pays a connus depuis les années 90, que les préoccupations sont plutôt idéologiques et sociales, c’est-à-dire, celles de toutes les jeunesses du monde, finalement. Le monde actuel étant ce qu’il est (recul alarmant des libertés, notamment), la jeunesse algérienne n’échappe pas à ce genre de préoccupations. En cela, mes personnages ne portent pas sur leurs épaules le poids de l’histoire coloniale parce qu’ils sont passés à autre chose. En cela aussi, je les ai voulus résolus, pragmatiques, modernes, tels que je les vois.
Parmi les principaux événements de votre roman, il y a le soulèvement pacifique des masses populaires. Dans les rues d’Alger, Slim, l’idéaliste qui se réclame d’une conception radicalement citoyenne de la gouvernance politique, se confronte et réfute les idées contre-révolutionnaires de son ami Hassan, un militant rigoriste qui incarne la stérilité intellectuelle de l’intégrisme religieux : le retour à un passé qui n’a jamais existé. Pour vous, que symbolise cette confrontation ?
Pour moi, c’est moins une confrontation qu’un dialogue enfin entamé entre ces deux pôles qui symbolisent deux visions différentes. Entre les deux, il y a beaucoup de nuances sur lesquelles la société a commencé à réfléchir. Le Hirak, pour moi, a été le moment clé où certains clivages ont vite été dépassés, parce que nous pouvions parler tous ensemble.
Quelques exemples pour illustrer mon propos. Des gens de toutes origines et classes sociales se sont retrouvés ensemble (ceux des beaux quartiers d’Alger rencontraient ceux qui venaient des quartiers populaires, souvent pour le première fois). Débattre ensemble a permis très vite de poser les problèmes à tous les niveaux (sociaux, historiques, linguistiques, culturels, religieux). Un carré féministe s’est constitué, il s’est imposé à la conscience des gens. Une solidarité, une entraide sans précédent s’est spontanément constituée. Bref, on sentait que les aspirations étaient les mêmes.
Au moment du soulèvement populaire, Adel et Wafa sont mariés et ont des enfants. Ils décident de reporter leur projet d’installation au Canada. Pourquoi ? Leur décision, va-t-elle changer avec l’évolution des événements ?
Avec les événements, ils sont enfin acteurs de leur destin. Ils sentent qu’ils peuvent avoir un rôle à jouer dans la construction future. D’après ce que je sais (ou en tout cas, d’après ce qui se dit), le nombre de départs clandestins (harragas) a nettement baissé durant la période du Hirak. Pour moi, c’est une preuve que la jeunesse y avait mis tout son espoir. On ne soupçonne pas la force des débats libres et des rencontres hétérogènes. Après, l’histoire s’interrompe. Les projets d’exil reprennent. La vague est à son creux. L’histoire n’est pas finie.
Terminons sur un clin d’œil à Assia Djebar, la grande romancière algérienne qui compte énormément pour vous, et au sujet de laquelle vous avez donné un entretien récemment à la revue « Le Matricule des anges » (juillet-août 2025). Seriez-vous d’accord avec l’assertion suivante : « Partout le même ciel » est un roman sur « La Soif » de culture, une échappée dans l’Algérie empirique et ses visages multiples, dont beaucoup d’observateurs et de politiques peinent à admettre l’existence ?
D’accord, très juste. A cette nuance près que je dirais, « soif » tout court.
Propos recueillis par Faris LOUNIS
Journaliste
Hajar Bali, Partout le même ciel, Paris, Belfond / Alger, Barzakh, 2025, 320 pages., 21€
De Hajar Bali aux éditions Barzakh et Belfond :
Écorces, Alger, Barzakh / Paris, Belfond, 2020 (roman)
Trop tard, Alger, Barzakh, 2014 (nouvelles)
Rêve et vol d’oiseau, Alger, Barzakh, 2009 (théâtre)
El Watan, le 31 août 2025