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Billet de blog 30 sept. 2017

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Réponse à un procès sans instruction contre le "Que sais je ?" de Filip Reyntjens

Il y a quelques mois, Filip Reyntjens, chercheur belge, publiait un "Que sais je ?" intitulé "Le génocide des Tutsis du Rwanda", qui restitue la complexité de cette tragédie. Un collectif d'intellectuels a publié dans Le Monde un procès de ce "Que sais je ?" . Les chercheurs Claudine Vidal et Marc Le Pape commentent ci-dessous leur tribune.

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Sur la Tribune du Monde : Rwanda : le « Que sais-je ? » qui fait basculer l’Histoire

Ce QSJ ferait-il vraiment basculer l’Histoire ?

Nous avons lu le QSJ de Filip Reyntjens et cette Tribune du Monde (25 septembre 2017). Nous n’avons pas lu le même livre que ses signataires !

C’est ce que nous montrons dans les commentaires ci-dessous.

 Sans doute, aurions-nous écrit un QSJ différent (nous ou d’autres chercheurs) car il n’y a pas de modèle unique. Quoi qu’il en soit, nous sommes en total désaccord avec la violence dénonciatrice de cette tribune, avec son ton inquisitorial, avec ses accusations injustes, avec son arrogance idéologique.

 Marc Le Pape, Claudine Vidal

28 septembre 2017

http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2017/09/25/rwanda-le-que-sais-je-qui-fait-basculer-l-histoire_5190733_3232.html?xtmc=reyntjens&xtcr=1

Rwanda : le « Que sais-je ? » qui fait basculer l’Histoire

Selon un collectif d’historiens, l’auteur du livre, Filip Reyntjens, juriste, banalise les faits du génocide et sort de l’Histoire au profit de l’idéologie et l’interprétation tendancieuse

Tribune. La collection « Que sais-je ? », qui met « à la portée de tous le savoir des meilleurs spécialistes », a publié en avril dernier un ouvrage du juriste Filip Reyntjens consacré au génocide des Tutsi au Rwanda (PUF, 128 pages, 9 euros). On ne peut que se réjouir du fait que ce sujet, sous haute tension politique à cause du rôle joué par l’Etat français au Rwanda, fasse l’objet d’une synthèse accessible.

Vidal, Le Pape : « Sous haute tension politique » en France et pour certains seulement. On peut écrire sur le génocide sans avoir à traiter du rôle de la France. Par exemple articles sur le TPIR, ou bien les nombreux articles sur les gacaca, ou les monographies locales du génocide, sur les idéologies génocidaires, etc.

Mais s’il mime l’objectivité scientifique, cet ouvrage a tout du brûlot politique : l’ensemble du texte semble guidé par un seul but : dénoncer le Front Patriotique Rwandais (FPR), coupable de crimes innombrables – « peut-être » de « génocide » au Congo – et le régime au pouvoir à Kigali, qui porte et perpétue ce criminel héritage.

Dans la vision des signataires de la Tribune, il est impardonnable d’évoquer les crimes du FPR : c’est être immédiatement suspect de tendances négationnistes quoi que l’on écrive par ailleurs sur la mise en œuvre du génocide. Quant au ­- « “peut-être ” de “ génocide ” au Congo »-, Reyntjens reprend ici les termes du « Rapport du projet Mapping etc. août 2010 » § 28, se référant à deux rapports des Nations Unies (1997 et 1998) : « […] Les rapports ont conclu qu’il existait des éléments qui pouvaient indiquer qu’un génocide avait été commis mais, au vu du manque d’informations, les équipes d’enquête n’ont pas été en mesure de répondre à la question et ont demandé qu’une enquête plus approfondie soit menée. [1]» (Cette enquête n’a jamais été menée, d’où le « peut-être » utilisé par F.R.)

 Banalisé parmi « les premiers génocides du XXIe siècle » et les « autres génocides (…) perpétrés en Afrique et dans la région des Grands-Lacs », le génocide des Tutsi est une « tragédie », certes, mais qui « constitue seulement une étape » d’une « grande guerre africaine » émaillée de crimes restés impunis La justice internationale, accusée d’être une « justice des vainqueurs », refléterait donc un seul aspect de la « vérité » que l’auteur se propose, lui, de révéler « toute ».

Évoquer l’existence d’autres génocides que le génocide des Tutsis n’est pas le banaliser. En tout cas d’un point de vue historique. Par ailleurs, il est vrai que de très nombreux crimes ont été commis depuis le génocide dans la région des Grands Lacs (pas seulement par le FPR) et qui sont resté impunis (sauf exception dans le cas de l’Ituri). Quant aux violences génocidaires commises au Burundi en 1972 contre les Burundais hutus, elles n’intéressent plus personne. Elles ont pourtant eu lieu.

 Quant à la critique du TPIR pour n’avoir pas jugé les crimes commis sous l’autorité des responsables du FPR, c’est la Procureure de ce Tribunal elle-même, Carla del Ponte, qui l’a exprimée dans un livre, ainsi que le rappelle FR (p. 98-99). On la trouve également chez bien d’autres chercheurs européens et anglo-saxons.

Ceci n’empêche pas que soit concédée l’adéquation du concept juridique de « génocide » au crime dont au moins 800 000 Tutsi ont été victimes et, avec eux, des dizaines de milliers de Hutu opposés à l’idéologie génocidaire.

F.R. ne « concède » pas l’application du concept juridique de génocide, il se montre sans réserve à cet égard. Par exemple, il rappelle que le TPIR « a donné vie à la convention du génocide pour la première fois depuis son adoption »(p.101).

Mais l’histoire ayant mené au génocide est fortement escamotée : la propagande anti-tutsi depuis 1959, la politique de discrimination, les pogroms, et même le rôle central de la Radio Télévision des Mille Collines, sont à peine évoqués. Quand ils le sont, c’est pour être systématiquement mis en balance avec les crimes du FPR.

Les ch. 1 et 2 concernent « l’histoire ayant mené au génocide » (p. 9 à p. 44). Y sont rappelés les massacres de novembre 1959, celui de décembre 1963 (de 10000 15000 tués), les violences de 1973, les pogroms de 1992 et 1993 (p. 35 et 42), la politique des quotas appliquée aux Tutsis (jugée « illégale » p. 26). Quant au rôle de la RTLM, il est traité p. 62 et 68 « elle diffuse des incitations au massacre  et donne des instructions pour les perpétrer ». Les crimes du FPR sont traités pour eux-mêmes, dans une section distincte (p.78-82), et ne sont pas mis en balance avec les crimes génocidaires. Aurait-il fallu ne pas en parler ?

Relativisée au sein d’une série de « massacres » commis de part et d’autre, l’extermination elle-même – dont les victimes ne sont évaluées par l’auteur qu’à « plus d’un demi-million » – est largement attribuée à la peur, à la convoitise, à des rivalités de voisinage et à l’opportunisme. Fruit d’une intention sans généalogie et sans planification préalable, le génocide est ainsi réduit au rôle de révélateur d’« une violence structurelle toujours à l’œuvre », à travers la perpétuation de la domination d’un « segment de l’élite tutsi qui est au pouvoir ».

L’évaluation du nombre des victimes (p.77-78) : l’auteur explique les bases de son évaluation. Il faut critiquer ces bases (en fait, le recensement de 1991) plutôt que d’opposer un chiffre dont on ne voit pas sur quelles bases de données démographiques il prend appui. Par ailleurs l’auteur insiste sur le caractère « aléatoire » de son évaluation.

Dans le chapitre sur le déroulement du génocide, FR en montre le caractère organisé : érection de barrières, traque des Tutsis puis encerclement par des miliciens et des militaires, rôle de la RTLM, usage des structures administratives par les leaders du génocide pour déclencher les massacres, participation d’un « grand nombre de gens ordinaires » (« ce qui en fait un  “génocide populaire” »), « grande cruauté » des violences. C’est dire qu’il ne l’attribue pas « largement » à « la peur, la convoitise, etc ». Il cite ces motivations lorsqu’il se réfère au travail de l’anthropologue Lee Ann Fujii (p.69 et p.72), qui a étudié « les voisins tueurs » (2009) et a montré l’importance des dynamiques locales pour comprendre les mobilisations.

Sur le terrain de l’idéologie

Filip Reyntjens n’hésite pas à s’opposer à la plupart des spécialistes de la région des Grands-Lacs – très peu cités au demeurant – qu’il accuse de réduire l’histoire du Rwanda à « une histoire de bons et de méchants », là où lui-même voit « une histoire de méchants, des deux côtés politico-militaires opposés, l’un recourant à la violence de masse pour sauvegarder le pouvoir, l’autre pour le conquérir ». Il se livre également à des falsifications de citations et à des manipulations du lecteur.

Les spécialistes de la région des Grands Lacs sont systématiquement cités en notes de bas de page et en bibliographie, l’ensemble du texte fait le point sur les connaissances constituées par les chercheurs à la date de rédaction du QSJ : Des Forges, Chrétien, Newbury, Guichaoua, Lanotte, Fujii, Lemarchand, Thomson, Ingelaere, Kimonyo, Clark, Prunier, Purdekova, Vidal, Straus, etc.

Ainsi laisse-t-il entendre fallacieusement que de nouvelles enquêtes ont abouti à un « faisceau d’indications » désignant le FPR comme l’auteur de l’attentat du 6 avril 1994 au Rwanda, thèse qui est son cheval de bataille depuis son livre de 1995. Trois jours qui ont fait basculer l’Histoire. La falsification la plus significative est celle qui, en manipulant une citation de Roméo Dallaire, fait « avouer » à Paul Kagamé qu’il a délibérément sacrifié les Tutsi de l’intérieur pour arriver au pouvoir.

La citation de Dallaire faite par FR (p. 84-85) est exacte, n’est en rien falsifiée. La voici. Dallaire fait état d’un entretien avec le général Kagame qui eut lieu à Byumba en 1994, pendant le génocide. Il cite entre guillemets un propos de Kagame : « […] Cette guerre sera la cause de bien des sacrifices. Si les réfugiés doivent être sacrifiés pour la bonne cause, on considèrera qu’ils étaient inclus dans ce sacrifice. » (Dallaire, p. 451)

Bien d’autres citations de Dallaire vont dans le même sens. Pour n’en reprendre qu’une « Cela ne fait aucun doute : la responsabilité du génocide rwandais incombe exclusivement aux Rwandais qui l’ont planifié, commandé, supervisé et finalement dirigé. […] mais les morts rwandais peuvent aussi être attribués à Paul Kagame, ce génie militaire qui n’a pas accéléré sa campagne quand l’envergure du génocide fut manifeste et qui, en quelques occasions, m’a même entretenu avec candeur du prix que ses camarades tutsis auraient peut-être à payer pour la cause. » (p. 632).

Car c’est bien la thèse principale du livre : attribuer au FPR une responsabilité « historique et politique » dans le génocide des Tutsi.

Si les mots ont un sens, pourquoi l’auteur écrit-il ceci : « La vérité est pourtant aussi simple que tragique. Les Tutsi rwandais ont été victimes d’un génocide perpétré par des extrémistes hutu, suivis dans leur entreprise criminelle par un très grand nombre de Hutu ordinaires. Pour sa part, le FPR a commis des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre au Rwanda en 1994 et, peut-être, un génocide au Zaïre/Congo en 1996-97. » (p. 116)

Si Filip Reyntjens est fondé à documenter les crimes du FPR, ainsi qu’à déplorer qu’ils n’aient pas été poursuivis, rien ne peut justifier cette inversion des responsabilités. Condamner le régime rwandais pour son non-respect des libertés fondamentales n’autorise pas pour autant à comparer la situation actuelle au Rwanda à la situation pré-génocidaire de 1994, sous-entendant que les victimes d’hier sont les bourreaux de demain. De manière générale, les victimes et les rescapés du génocide sont presque absents de l’ouvrage. Or c’est en grande partie à partir de leurs témoignages et de leurs récits que l’histoire du génocide a pu s’écrire, et continue de s’écrire aujourd’hui.

FR n’a pas pu mener d’enquêtes au Rwanda, il s’appuie donc sur des travaux scientifiques qui eux-mêmes sont fondés sur des témoignage recueillis au cours d’enquêtes de terrain auprès de rescapés et des proches de victimes.

« Nous estimons que Filip Reyntjens a non seulement glissé, mais bel et bien dérapé »

Tout récit historique « articule un mode de compréhension en un discours de “faits” » et peut donner lieu à « une série indéfinie de “sens historiques” » (Michel de Certeau). Quand l’Histoire devient un « champ de bataille » (E. Traverso), comme ce fut le cas concernant la Shoah au moment de la « querelle des historiens » et comme c’est toujours le cas concernant le génocide des Arméniens, des voix doivent s’élever pour dénoncer les interprétations tendancieuses tout autant que les discours falsificateurs. Si, dans le cas du génocide des Tutsi, le « débat » concernant sa réalité peut être considéré comme clos – signant ainsi définitivement la défaite des formes les plus grossières de négationnisme –, la bataille de l’interprétation, elle, n’est pas achevée.

Il n’est d’ailleurs pas souhaitable qu’elle le soit : la vitalité de la recherche s’exprime par la succession des interprétations. Mais lorsqu’un auteur, sans nier directement les faits, les banalise et les relativise au point de nier le sens même de l’événement, on quitte le terrain de l’interprétation historique et on glisse dans celui de l’idéologie.

FR a décrit « les faits » sans les relativiser et sans les banaliser, sauf pour une lecture malveillante qui veut le stigmatiser en « négationniste du sens ». Les signataires de la Tribune s’attribueraient-ils le monopole du sens ?

Nous estimons que Filip Reyntjens a non seulement glissé, mais bel et bien dérapé. Son récit participe d’un ensemble de discours qui gagne maintenant une collection destinée à un très large public, les « Que sais-je ? ». Le petit livre à la boussole aurait-il donc perdu le nord ? Il se pourrait en tout cas que sa parution chez un éditeur tel que les Presses universitaires de France (PUF) soit un symptôme de la confusion entretenue dans notre pays autour du génocide des Tutsi, au carrefour de représentations éculées des réalités africaines et d’une volonté de faire diversion pour éviter d’examiner les responsabilités des autorités françaises de l’époque dans ce crime.

Lorsqu’il examine les responsabilités de la communauté internationale, c’est la France qui est mise à la première place : appui inconditionnel au régime d’Habyarimana, appui à la mise en place du gouvernement intérimaire (organisateur du génocide), seul pays à continuer de reconnaître ce gouvernement et à recevoir son ministre des Affaires étrangères. (p. 85-86)

 La volonté de diversion n’est pas évidente ! Mais ce n’est certainement pas assez pour les auteurs de la Tribune.

 Il resterait quand même à comprendre pourquoi un Belge d’Anvers se montrerait aussi soucieux de protéger des autorités françaises !

Aurélia Kalisky, chercheuse en littérature au Centre pour la recherche sur la littérature et la culture ; Raphaël Doridant, instituteur et membre de l’association Survie ; Yves Ternon, historien ; Patrick de Saint-Exupéry, journaliste ; Vincent Duclert, historien, chercheur au CESPRA (EHESS-PSL) ; Hélène Dumas, historienne, chargée de recherche au CNRS (LAM) ; Stéphane Audoin-Rouzeau, historien, directeur d’études à l’EHESS, Cespra.

[1] http://www.ohchr.org/Documents/Countries/CD/DRC_MAPPING_REPORT_FINAL_FR.pdf

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