Rue de Kertch, une rue « pas comme les autres », est la seule à porter un nom dans cette banlieue de Tbilissi. Il n’y a ni monuments, ni personnages célèbres, ni édifices historiques. Une rue sans héros, dans la Géorgie nouvellement indépendante. Le seul bâtiment connu semble être l’internat pour les enfants orphelins, abandonnés ou déficients mentaux, « l’école des imbéciles » comme l’appellent les gens du quartier. Lela a dix-huit ans et a passé toute sa vie dans ces dortoirs délabrés. Malgré elle, elle est aujourd’hui une véritable figure maternelle pour les petits pensionnaires abandonnés à leur sort et dont elle porte l’histoire dans son cœur.
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Ils sont suivis par un groupe réduit d'adultes, au mieux apathiques, au pire cruels, tout autant affligés par la précarité. Dans sa narration pourtant omnisciente,parvient à nous donner l’impression que Lela les observe et met à nu, exposant aussi leur vulnérabilité. Comme celle de Dali, la surveillante, dont les « cheveux rouges, légers comme de la barbe de maïs sèche, se dressaient sur sa tête » et la sueur « avait fait fondre les traits de crayon noir maladroitement tracés sous ses yeux et ils maculaient maintenant les plis de ses paupières inférieures ».
"Ils luttent aussi pour leur liberté et celle de la Géorgie prise dans les tumultes de l’effondrement du bloc soviétique."
« Je dois tuer Vano », se promet Lela en pensant à l’abus que le prof d’histoire lui a infligé et aux autres pensionnaires qu’elle tient à protéger. Elle le fera avant l’hiver et a encore le temps, se rassure-t-elle, pour se donner le courage de remplir la mission qu’elle s’est imposée. Une mission aussi violente envers l’enseignant qu’empathique envers les pensionnaires mais qu’elle porte sans se laisser dévorer par la haine. Lela veut assurer une vie meilleure aux pensionnaires, et plus encore pour le petit Irakli, neuf ans, qu’elle a pris sous son aile. Elle l’imagine déjà dans le Nouveau Monde quand un couple d’Américains évoque le souhait de l’adopter. Elle l’encourage à apprendre l’anglais et à abandonner tout espoir vis-à-vis de sa mère, qui ne cesse de se confondre en excuses pour ne pas lui rendre visite.
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Il y a Levan, dont l’humour acerbe rend la précarité de tous les instants plus vivable, et surtout Lela et leurs jeunes amis, qui imaginent des jeux avec le peu qu’ils ont sous la main, savourent les petits bonheurs à priori insignifiants, comme lors de cette visite à leurs voisins qui leur tendent depuis leur fenêtre, au moyen d’une corde, un panier de gâteaux, d’oranges et de tchourtchkhela, une enfilade de noix trempée dans le jus de raisin.
Puisant leur force dans leur solidarité pour affronter ce quotidien autrement dur et cruel, ils luttent aussi pour leur liberté et celle de la Géorgie prise dans les tumultes de l’effondrement du bloc soviétique, une Géorgie qui trouve son expression la plus sincère et humaine dans les mots de Nana Ekvitimishvili.
Article de Olivier Pratte paru dans le journal du festival, La Gazette de l'Est
Retrouvez Nana Ekvitimishvili à la 7e édition du festival "Un Week-end à l’Est".
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