Je sors de plusieurs contrôles. Il fait un cagnard pas possible. Et dans cette fournaise, ce sont toujours les mêmes visages que je croise. Des hommes, des femmes. Les mêmes corps, presque toujours racisés.
Dans les cuisines suffocantes, les arrière-cours poussiéreuses, sur les toits, dans les tranchées creusées à la va vite, sur les échafaudages déséquilibrés. Dans le bruit, dans les fumées.
Ceux qu’on ne voit jamais quand on entre dans un restaurant ou un hôtel. Ceux qui sont enjoints d’être l’invisible… derrière, cachés, pourtant tellement indispensables. Ceux qui font tenir les murs mais qu’on efface du décor.
Je fais mon travail. J’inspecte, je contrôle, j’alerte quand c’est trop grave. Mais parfois, j’ai la gorge qui se serre et le cœur qui pèse !
Pas à cause d’un chiffre mal aligné dans un tableau, non. À cause de ce que je ressens dans mon corps, dans mon histoire, dans mes tripes.
Parce que moi aussi je viens de là. Parce que ces visages, je les connais. Ce sont mes oncles, mes frères, mes sœurs, mes voisines, ma mère. Ils me parlent en arabe, en soninké, en bambarà ou dans ce français cabossé qu’on moque ou qu’on fétichise selon l’humeur.
Et pendant qu’on m’explique, dans un sourire compatissant, qu’eux aussi ont chaud dans leurs salles luxueuses climatisées, je pense à ceux qui morflent sous le cagnard - oui des mots à nous ! Au diable les fioritures pour évoquer la souffrance qui tue.
Ceux qui tiennent debout quand même.
Ceux à qui on demande de bosser et de se taire. Ceux à qui on ne laisse même pas la possibilité de dire non.
Je vois bien que tout le monde ne regarde pas ce que je vois. Ce que je ressens, beaucoup ne le sentent même pas lors de mes contrôles. Ce n’est pas leur monde. Et si je le dis, si je pose les mots, on me regarde comme si j’étais excessive. Idéologique. Militante. Radicalisée, violente, etc., etc.
Mais je m’en fous. On s’en fout, on la mène cette lutte, celle de la verbalisation, de nos lectures, de nos codes, de nos ressentis !
Parce que c’est vrai. Parce que c’est là, sous nos yeux, incrusté dans les sols et les esprits.
L’ethnicisation du travail, ce n’est pas une idée abstraite, c’est du vécu. C’est une violence froide et constante. Une hagra quotidienne qui sied a ceux qui sont à l’étage du dessus dans la pyramide de l’exploitation, sauf quand il faut se sentir humaniste …
Cette répartition raciale des tâches, héritée du passé colonial qui ne passe pas. Toujours les mêmes qu’on met à genoux. Toujours les mêmes qu’on jette sous le soleil. Mais il faudrait dire que nous sommes tous égaux face à celui qui nous exploite, ou ne pas dire… je ne m’y résous pas, même pour lutter contre le fascisme, même si ce n’est pas rentable pour l’union (comprenne qui pourra)!
Et il y a ces moments, dans ces salles climatisées où tout le monde se ressemble, où je demande : « Pourquoi seulement des racisés en cuisine ? ». Et là, gênance comme dirait mon gamin. Silence. Et bing le fameux « Je ne suis pas raciste ». Mais ce n’est pas ça la question. Ce n’est même plus la question. Ce qu’on voit, c’est le résultat. Ce qu’on tolère. Ce qu’on reconduit, jour après jour. Ce qui arrange tout le monde.
Et pendant que les justifications tournent a vide, les corps continuent de plier. De souffrir. De transpirer la souffrance.
Je ne veux pas m’y habituer. Je refuse de détourner les yeux, même si ça rend certains nerveux. Même si ça me ferme des portes. Parce que si on ne dit rien, on se rend complice.
Alors ce soir, je rentre. Fatiguée. Le cœur en vrac. Je pense à mon père, à mes oncles, à mes sœurs, à mon fils. À tous ceux et toutes celles qu’on aurait pu retrouver là, sous ce cagnard qui frappe fort. Et à tous ceux et toutes celles qui y sont, encore, à encaisser ce système.
Mais je pense aussi aux chibanis, à leur dignité, à leur ténacité qu’on a pas ou trop peu racontée. Je pense aux femmes d’Ibis, à leur courage de résistantes. Et à tant d’autres. Et je me dis que tant qu’on continue à dire non, tant qu’on refuse de baisser la tête, tant qu’on parle même quand c’est dur…on est là, on avance.
On garde l’espoir !
Mornia Labssi
Article à retrouver sur le site de Révolution Permanente
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