Revenons sur ce qui constitue le parcours de vie de ces personnes, et comment elles construisent leurs choix au sein de ce parcours. Il ne s’agit pas de voir le cours de la vie comme un trajet linéaire, individuel ou singulier : reprenant la réflexion de R. Lévy1, on peut considérer que certaines contingences institutionnelles façonnent le parcours passé d’une personne et l’image de soi qu’elle s’est forgée, tandis que le cadre institutionnel, les ressources disponibles, le changement social prévisible représentent des options et contraintes face à un projet biographique.
Les individus présentent donc des aspirations qui conditionnent le parcours futur et se confrontent à des espaces de choix réaliste, des degrés de liberté, une possibilité réelle de meilleure utilisation des ressources disponibles ou de leur amélioration. Une telle confrontation signifie que les parcours de vie sont contingents et les possibilités limitées par une marge d’action qui est déterminée socialement – notamment par des structures institutionnelles qui ordonnent une partie non négligeable de l’environnement dans lequel évoluent les individus.
Selon P. Robin2, en mettant en dialogue le passé des personnes, leur présent à travers leurs choix et leur futur avec leurs aspirations – et en insérant ces éléments dans le contexte des individus – le concept de parcours de vie est particulièrement important pour restaurer les personnes, notamment sans-papiers, dans leur position de sujet ; mais également afin de comprendre les ressources disponibles et/ou celles qui sont mises en œuvre ainsi que les contraintes afin de dégager une marge d’action, ou une marge de liberté.
Le concept des marges d’action donne à voir la capacité des acteurs et des actrices à se saisir de ressources et à contrôler leur vie (ou pas). L’exemple d’Élise Lemercier3 à propos des femmes médiatrices interculturelles illustre bien cette posture. Ces femmes se situent dans une certaine détermination de leurs conditions de vie et de travail, du fait de leur biographie, de la perception de leur emploi par les autres, et des normes qui s’imposent à elles ; toutefois, elles retrouvent des formes d’autonomisation financière et des marges de liberté féminine qui se gagnent dans l’espace privé. Ces marges de manœuvre sont le résultat de luttes dans l’arène politique et privée, ainsi que d’un cheminement individuel de l’ordre de l’apprentissage. Elles sont déterminées socialement et, en même temps, forgées individuellement.
La construction individuelle d’une marge d’action met en lumière la capacité des personnes à accroître leur puissance d’agir, que l’on peut présenter de deux façons complémentaires. Avec la puissance d’agir (de l’anglais empowerment) on évoque l’habilitation, l’encapacitation, l’autonomisation, le développement du pouvoir d’agir, du pouvoir d’influence ; avec l’agentivité (de l’anglais agency) il s’agit de la capacité de l’être humain à agir de façon intentionnelle sur lui-même, sur les autres et sur son environnement.
Notre étude4 du choix des personnes sans-papiers est donc plus précisément une étude de leur agentivité et des stratégies de son développement – qu’elles viennent des personnes elles-mêmes ou des acteurs et actrices avec lesquelles elles interagissent.
Lors d’un entretien avec une association du centre de la Bretagne qui héberge des personnes exilées déboutées de leur demande d’asile, une famille qu’ils essayaient de loger a refusé la proposition d’hébergement qui leur était faite. La solution refusée était un mobile home, en assez mauvais état et en pleine campagne. En conséquence de ce refus, l’association a cessé d’accompagner la famille. Les bénévoles décrivent une certaine déception, et semblent en colère, voire indigné·es, en évoquant ce qui semble être une simple anecdote de leur expérience associative.
Pourtant, il nous semble que cette histoire est plus qu’une anecdote, à plusieurs titres. Tout d’abord, elle questionne quant au rapport des bénévoles envers les personnes qu’elles et ils accompagnent, et quant à l’affect qui peut être investi dans la relation d’accompagnement. Dans d’autres cas, on voit des personnes retirer certains aliments des colis alimentaires, ou utiliser le peu d’argent qu’elles ont pour acheter des ingrédients spécifiques comme des épices – bien que cela réduise le budget pour d’autres biens qui pourraient sembler plus essentiels.
Ce phénomène n’est pas isolé : il se produit dans le quotidien de nombreuses associations qui accompagnent les personnes exilées. Ce qui met en lumière un paradoxe : comment des personnes qui ont très peu de marge de manœuvre quant à l’obtention de ressources peuvent-elles refuser les seules solutions d’hébergement proposées, quitte à se retrouver à la rue ?
Si ces situations semblent paradoxales, c’est que la situation générale des personnes sans papiers est marquée par le manque, voire l’absence, de différentes ressources – matérielles, immatérielles et institutionnelles. En effet elles ne peuvent pas travailler légalement, et dépendent donc des solidarités associatives, communautaires ou individuelles - ou encore du travail dissimulé ou illégal afin d’obtenir un revenu ou les biens nécessaires à leur survie. De plus, du fait de leur situation administrative et de barrières linguistiques et/ou culturelles, elles sont souvent isolées. Enfin, étant considérées comme illégalement présentes sur le territoire français elles ne bénéficient que de très peu de protections institutionnelles.
Ainsi, tout en prenant garde à ne pas considérer la situation des personnes sans-papiers à travers une focale misérabiliste, il est nécessaire de reconnaître que les choix de ces personnes sont particulièrement contraints. Malgré ces contraintes, des personnes sans papiers parviennent à faire des choix à différents niveaux, avec des conséquences variables sur leur parcours de vie.
En effet, l’expérience d’une crise constante partagée par la majorité des personnes sans-papiers doit être nuancée par les stratégies qu’elles mettent en place afin de développer, ou plutôt d’affirmer leur pouvoir d’agir. Ces stratégies peuvent être plus ou moins collectives, allant de la mobilisation d’autrui significatifs afin de réorienter son parcours à la mobilisation et l’inscription dans des mouvements ou des actions de résistance collective.
Dans un second billet, nous détaillerons les stratégies mises en place par ces personnes afin de se dégager des marges d’action et d’affirmer leur agentivité dans les domaines professionnel et résidentiel, dans un contexte de fortes contraintes. Nous entrerons plus en détail sur les conséquences que le statut de sans-papiers a sur les personnes, et sur leur parcours de vie. Parcours brisés et réorientés autour d’un objectif de regain de stabilité en accédant aux papiers, avec des parcours scolaires, professionnels et résidentiels, et des aspirations fragmentées et contraintes.
Guillaume Negri
1 Levy, R. (2001) ‘Regard sociologique sur les parcours de vie’, in Alheit, P. et al., Regards pluriels sur l’approche biographique : entre discipline et indiscipline. Carouge : Université de Genève.
2 Robin, P. (2016) ‘Le parcours de vie, un concept polysémique ?’, Les Cahiers Dynamiques, 67(1).
3 Lemercier, É. (2008) ‘Travail et femmes migrantes : invisibilisation des qualifications, utilité sociale et parcours d’émancipation’, Nouvelles Questions Féministes, 27(2), pp. 12-24.
4 Negri, G. (2023) L’agentivité limitée des personnes sans‑papiers : des choix sous contraintes. Une sociologie du choix à partir d’une enquête comparative et de méthodes mixtes entre Rennes, Saint‑Brieuc et Mordelles [Mémoire de Master]. Rennes : Sciences Po Rennes, EHESP. URL : https://drive.google.com/file/d/1x9JXQj097maVUeu6m4A5CPUF6Bgb5Q_-/view?usp=share_link
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