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Billet de blog 16 juin 2025

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Sans-papiers, une carrière ?

La condition de sans-papiers détermine le parcours de vie des personnes, transforme leur histoire. Les personnes exilées s’engagent dans des trajectoires en fonction des politiques de droit au de séjour : les normes qu’elles véhiculent et les institutions qui les portent impactent les comportements et les opinions des personnes de manière durable. On peut alors parler de carrière de sans-papiers.

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Nous présentons ici quelques éléments d’un travail de recherche1 pour lequel nous avons effectué des observations dans des milieux associatifs et militants, et des entretiens avec des élus et des élues locales, et avec des personnes exilées.

La période qui précède la régularisation d’un étranger sans titre de séjour peut durer des années. Elle est vécue par les personnes exilées comme une crise aliénante et dépersonnalisante, prenant la suite des crises déjà traversées – comme celles qui ont poussé au départ du pays d’origine, celles qui ont jalonné le trajet jusqu’en France. Chemin faisant, elles doivent acquérir de nombreuses connaissances nouvelles : la langue et la culture françaises, le fonctionnement des administrations et des institutions du pays, les connaissances nécessaires pour effectuer un métier souvent nouveau pour elles et eux.

Le parcours des personnes sans papiers est généralement discontinu, avec peu de place laissée aux choix dans les domaines professionnel et résidentiel, et une forte volonté de changement de leur vie. Cette discontinuité peut être vécue comme un déclassement, bien que cela dépende grandement de différentes caractéristiques individuelles. Les personnes montrent une certaine force face à l’adversité, elles ont recours à diverses stratégies afin d’affirmer leurs choix. Ces éléments indiquent la capacité d’agentivité2 des personnes, une agentivité toutefois limitée.

La question du statut administratif complique grandement l’affirmation ou le développement de leur agentivité dans le domaine résidentiel aussi bien que professionnel, deux domaines indissociables l’un de l’autre, et essentiels dans la satisfaction de leurs besoins les plus vitaux. Ajoutons le sous-domaine de la formation et des études - ils dépendent l’un de l’autre en ce que le second détermine généralement le premier.

Rappelons la situation de contrôle répressif des personnes exilées, avec le nombre vertigineux de lois sur l’immigration en France depuis 1986 : 33, soit en moyenne une loi tous les ans et demi. Ce chiffre montre bien la volonté constante d’encadrer un phénomène qui est vu comme devant être contraint, limité et conditionné. L’outil du droit, duquel la politique dérive, et les normes sociales grâces auxquelles cette dernière est légitimée, sont utilisés pour réduire le champ des choix possibles pour les personnes sans papiers. On peut, au passage, s’étonner de la persistance à légiférer sur le droit au séjour de personnes auxquelles on dénie le droit d’être là.

Considérer la possibilité qu’ont les personnes sans papiers de choisir au sein de leur parcours de vie revient à mettre en lumière leur capacité à résister à l’exploitation qu’elles subissent, et souligne donc une « force des marginaux » décrite par Serge Paugam3 comme l’expression d’un « attachement social de celles et ceux qui se persuadent ensemble qu’ils n’ont plus rien à perdre » – qui est souvent oubliée au profit de perspectives misérabilistes.

En effet, de nombreux actions et comportements sont pensés avec l’objectif d’augmenter les chances d’obtenir des papiers ; la carrière migratoire façonne les aspirations et la construction des tactiques élaborées et mises en œuvre par les personnes.

Pour les personnes demandeuses d’asile, la répartition autoritaire sur le territoire national rompt les liens qui s’étaient créés et empêche la création de nouveaux liens, les souhaits et les attentes des personnes concernées n’étant jamais prises en compte dans les politiques ou leur mise en œuvre. « À l’époque, tu avais plusieurs gars qui étaient là depuis un an, un an et demi, ils avaient commencé à s’installer ici, à prendre racine, à avoir des amis français, et on les expédie à Quimperlé, à côté de Lorient, à Locminé, c’était horrible. Ils considéraient qu’il fallait les dégager du CAO4 pour faire de la place pour d’autres. Sauf qu’il y a un gars avec qui on était, un Soudanais du Darfour. Eh bah le fait de partir d’ici, de perdre toutes ses relations qu’il avait là, il s’est rendu malade. C’était comme s’il perdait une famille, en fait.»

Une des caractéristiques les plus marquantes de la condition des personnes sans papiers est leur capacité réduite à faire des choix : elles sont nombreuses à déclarer être contraintes dans leur choix, que ce soit dans les études, le travail ou le logement.

Y., une jeune Albanaise, est inscrite en licence d’anglais, cela ne lui plaît pas : elle souhaite être esthéticienne. Elle nous explique : « J’aime bien être dans le bien-être. J’aimerais bien ouvrir un salon à moi… Mon idéal rêve, c’est d’ouvrir un magasin qui est aussi un coffee shop en même temps, les femmes peuvent venir boire un café et en même temps te faire les ongles. […] Mais il n’y a pas vraiment un truc, enfin parce qu’en France, tout ce qui est CAP et des trucs comme ça, ce n’est pas spécialement ça. Moi ce que je veux faire, c’est des formations privées que tu fais chez des gens, mais il n’y a pas vraiment d’études. Ça veut dire que si je change d’orientation, pour la préfecture, ce n’est pas reconnu comme des études, donc je ne vais pas avoir mon titre de séjour. »

La subjectivité des personnes s’est façonnée à travers leur carrière de sans-papiers : les normes de l’institution ont été intégrées, et les personnes mettent en place des tactiques pour réorienter la trajectoire de leur parcours de vie – que ce soit en cherchant un autre domaine professionnel, en acceptant une autre filière d’étude, ou en choisissant de ne pas cohabiter avec sa conjointe.

D’autres construisent leurs aspirations encore plus clairement par rapport à leur condition d’exil. C’est-à-dire que certains, plutôt que de formuler des aspirations spécifiques à leur parcours de vie tout en soulignant les limites que posent leur situation et les tactiques adoptées, développent directement un projet de vie qui se résume à l’obtention des papiers.

A., un homme rwandais de 53 ans, sans-papiers, nous explique qu’il a animé dans son pays des formations de français langue étrangère, qu’il a participé à la Banque alimentaire, mais surtout qu’il était formé en pédagogie, qu’il enseignait aux enseignants et enseignantes, et qu’il avait fondé sa propre organisation non-gouvernementale. C’est dans ces domaines qu’il est le plus à l’aise et qu’il souhaiterait trouver un emploi, mais il pense son avenir en termes de métiers en tension5, car ce sont les seuls qui lui permettront d’espérer obtenir une promesse d’embauche et une régularisation de son séjour. Lorsque nous le revoyons à nouveau pour l’aider avec une demande d’admission exceptionnelle au séjour, son discours sur ses aspirations a changé : il se concentre désormais sur l’agroalimentaire et l’agriculture, « c’est une passion qui m’intéressait depuis toujours, j’ai toujours aimé l’élevage ». Nous avons été témoin de la grande frustration qu’il ressent : il dit être démoralisé et fatigué par le peu d’issues qu’il voit à sa situation - sans régularisation il ne sait pas de quoi le lendemain sera fait, et il ne sait pas il devra vivre lorsque la maison dans laquelle il vit actuellement devra être rendue au propriétaire qui la prête.

Ces personnes sont, d’une certaine manière, aliénées, car tout pouvoir sur leur situation leur est retiré : elles dépendent principalement des autres pour espérer sortir de l’irrégularité. Ce ne sont donc pas des stratégies que les personnes mettent en œuvre, mais des tactiques déterminées par l’absence de pouvoir.

S’il est tentant de considérer que les personnes exilées sont, la plupart du temps, laissées à elles-mêmes dans cet apprentissage d’un nouveau mode de vie, on peut aussi considérer qu’en réalité, cet apprentissage s’apparente à une resocialisation dans la société d’accueil.

Les bénévoles des associations d’accompagnement peuvent jouer un rôle en soutenant les personnes sans papiers dans leur recomposition identitaire, dans l’acquisition de ressources et dans le développement de marges de manœuvre, ce dont témoignent les intéressés, en soulignant à quel point le soutien de bénévoles les ont aidés à affirmer leurs choix et réorienter leur parcours de vie.

Car l’agir-ensemble permet de développer l’agentivité des personnes ; par exemple en agissant directement sur leur capacité à acquérir des ressources, ou bien en agissant sur leur contrôle de la situation (en diminuant le risque de contrôles policiers), ou encore en mettant en œuvre des répertoires d’action s’inspirant d’autres mobilisations.

Concluons ce tour d’horizon avec O., qui a subi à la fois la crise de l’irrégularité et l’événement traumatique de la mort de sa jeune fille en France. Elle décrit ce cheminement personnel qu’est l’acquisition de ce qu’elle considère comme sa force aujourd’hui : « J’ai parlé un petit peu avec un psychologue, ça m’a aidé un petit peu, mais je me suis surtout aidée toute seule. J’ai aidé mon cerveau et mon corps, toute seule j’ai travaillé beaucoup, beaucoup. Sinon… oui, je suis tombée un jour, je suis tombée, mais après j’ai dit : “non, ce n’est pas possible, parce que si je tombe, ma famille, mon mari, mon fils aussi, ils tomberont très vite”, et pour ça… Aujourd’hui aussi, toujours, je travaille beaucoup toute seule, je pense à beaucoup de choses. Je pense, je ne sais pas, mais je pense que je suis très forte aujourd’hui, parce que ce n’est pas facile. »

Guilllaume Negri

1 Negri, G. (2023) L’agentivité limitée des personnes sans‑papiers : des choix sous contraintes. Une sociologie du choix à partir d’une enquête comparative et de méthodes mixtes entre Rennes, Saint‑Brieuc et Mordelles [Mémoire de Master]. Rennes : Sciences Po Rennes, EHESP. URL : https://drive.google.com/file/d/1x9JXQj097maVUeu6m4A5CPUF6Bgb5Q_-/view?usp=share_link

2 Agentivité : capacité de l’être humain à agir de façon intentionnelle sur lui-même, sur les autres et sur son environnement.

3 Paugam, S. (2023) L’attachement social : formes et fondements de la solidarité humaine. Paris : Seuil.

4CAO : Centre d’accueil et d’orientation des demandeurs d’asile. Le refus d’accepter l’hébergement imposé expose à l’annulation de la demande d’asile.

5Le recrutement des travailleurs et travailleuses engagés (malgré l’interdiction d’embauche qui s’oppose en principe aux employeurs) dans un métier figurant sur la liste régionale de leur résidence est une sorte de mirage de régularisation du séjour inscrit dans la loi. Le flou de la mesure vient du fait que bien souvent les métiers dans lesquels on trouve beaucoup de sans-papiers – l’hôtellerie-restauration, le bâtiment - ne figurent pas sur ces listes.

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