Entre mon voisin M. Piccolo et moi, il y avait toujours eu une pointe de jalousie. Je l’imaginais brassant des millions à l’abri de l’agence bancaire qui l’employait, il se figurait que je passais davantage de temps dans mon jardin que devant mes copies d’étudiants. Mais la véritable guerre commença le jour où j’ai rencontré Lidia. Ce jour-là, la Fiat de M. Piccolo précédait ma Renault décapotable et nous allions tous les deux vers le centre ville, quand je vis les feux-stop de M. Piccolo s’allumer sans raison apparente. Je freinai à mon tour, d’autant plus concentré sur les commandes que, j’en étais persuadé, M. Piccolo n’était pas homme à garder son calme s’il se trouvait victime d’un accrochage. Je n’avais pas vu l’auto-stoppeuse qui était la cause de la manœuvre et fus donc surpris quand elle frappa à ma vitre. J’ouvris la portière mais le son de sa voix était couvert par le moteur de M. Piccolo, qui redémarrait en trombe. Je ne pus réprimer un léger rire, causé autant par le spectacle du sourire de Lidia que par la grimace que j’imaginais sur le visage de M . Piccolo.
La suite fit s’entremêler une histoire merveilleusement banale, celle de Lidia et moi, et une histoire de fou, la guerre juridique qu’a déclenchée M. Piccolo. Sans doute ne trouvait-il plus goût à brasser un argent qui ne lui appartenait pas, car il mit toute son énergie à me déposséder de celui qui, ayant pour source ses propres impôts, lui appartenait, d’après lui. Il entreprit de saisir rien moins que la Cour Européenne, d’une plainte pour financement illégal. Selon sa ligne de raisonnement, l’Etat Français avait investi dans ma voiture décapotable, à la fois directement par mon salaire de fonctionnaire, et indirectement par les parts publiques dans la banque qui m’avait accordé le prêt. De sorte que ma voiture bénéficiait d’une subvention étatique, là où la sienne était financée sur fonds privés. Etant donné que j’avais transporté une auto-stoppeuse grâce à mon véhicule subventionné, j’avais enfreint la loi européenne de « concurrence libre et non faussée ». Il démontrait, graphiques à l’appui, que pour transporter des auto-stoppeuses, il lui faudrait assumer lui-même des charges financières insoutenables, alors que je « profitais du système » en lui opposant une concurrence déloyale, dans des conditions financières avantagées. Dès lors, argumentait-il, je devais rembourser à l’Etat la somme que j’avais reçue, somme que M. Piccolo appelait « subvention ». Le dossier comportait même le témoignage d’un garagiste chez qui je m’étais arrêté ce jour-là, et qui se rappelait que Lidia avait payé nos deux sandwiches. Ainsi, M. Piccolo pouvait révéler fièrement à la Cour que mon prétendu acte généreux était en réalité un transport rémunéré. Il m’avait néanmoins fait grâce de la plainte pour non reversement de la TVA, m’avait-il dit à l’oreille.
Les mois ont passé et j’ai dû me séparer de ma décapotable. Mes « subventions » mensuelles ne suffisaient plus pour les frais de justice et mes « subventions » bancaires ne me seraient plus prêtées. Plusieurs mois encore avaient passé quand je me suis rendu compte qu’un détail avait été négligé. Quand Lidia était montée dans ma voiture, elle rentrait chez elle à Bonifacio après des vacances sur le « continent », comme elle disait. De mon côté, j’avais eu la folie de lui faire croire que, justement, je me rendais en Corse moi aussi. Plus tard, elle avait eu une première réaction de colère quand je lui avais avoué lui avoir menti, mais elle avait eu tôt fait de me pardonner. Toujours est-il que cette partie de l’histoire m’a convaincu de changer de stratégie : plutôt que de me défendre d’un avantage que j’aurais reçu de l’Etat, je devais plutôt le revendiquer. Le transport dont a bénéficié Lidia a bel et bien été facilité par l’Etat, à travers le financement de ma décapotable. M. Piccolo a raison ! Mais l’Etat a joué pleinement son rôle en faisant cela, car il a permis à Lidia de se déplacer sur le territoire de son pays dans des conditions comparables à celles de tous les autres citoyens du « continent ». Je me suis renseigné, cela porte même un nom officiel : la « continuité territoriale ».
Fort de mon nouvel argument, j’ai fini par gagner mon procès et j’ai racheté exactement la même décapotable.
J’ai revu une seule fois M. Piccolo. Il est devenu armateur, il a fondé l’Union Maritime Piccolo. Il conteste encore la décision de justice et il est encore décidé à avoir le dernier mot. Mais à une plus grande échelle cette fois.
Toute ressemblance avec une actualité Corse serait une SNCM (Simple Négligence Contingente et Malencontreuse).