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Billet de blog 12 avril 2023

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Morts et silences

Alors que s'accélère la disparition planifiée et structurelle dans la Méditerranée, ce sont les naufrages invisibles qui disparaissent des médias. La France devrait regarder vers le sud, vers Lampedusa.

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De nouveaux morts et le silence. La disparition planifiée et structurelle dans la Méditerranée connaît désormais une phase accélérée. Arrivées, naufrages et refoulements. Pendant qu’explosent les images de violences à l’hotspot de Lampedusa où sont enfermées plus de 2.000 personnes, durant le week-end de Pâques, des dizaines d’arrivées autonomes de Tunisie et de Libye sur les côtes italiennes, et des milliers de naufragés ont été signalés. Les garde-côtes italiens ont été mobilisés sur deux importantes opérations de sauvetage de plus de 1.200 personnes parties de Cyrénaïque en Libye ; et en ce moment, plus de 800 personnes se trouveraient en détresse dans la Méditerranée centrale.

Mais ce sont les naufrages invisibles qui de nouveau disparaissent des médias, à part quelques vagues et rares lignes sur le nombre présumé de victimes. Aucune précision, aucunes coordonnées géographiques, aucune enquête sur les dynamiques des naufrages, aucune analyse du contexte, et les paroles des survivants, si il y en a, jamais rapportées.

Le crime en sourdine. Loin des yeux. Alors que le naufrage de Cutro (26 février 2023) où sont mortes 93 personnes avait suscité une légitime réaction politique et médiatique en Italie, depuis des dizaines de naufrages se sont répétés au large de la Tunisie sur la route vers l’Europe. Dans le silence total. Loin des médias et de toute prise de position politique en France. Pourtant, ces derniers trois incidents du week-end de Pâques ont causé au moins une soixantaine de victimes, dont un naufrage dont nous avons eu connaissance grâce au voilier Nadir de l’Ong RESQship.

Et pendant que nous publions, arrive la nouvelle d'un bateau portant 123 personnes ayant sombré hier, au large des îles Kerkennah. 

La période de janvier à mars 2023 a été le premier trimestre le plus meurtrier pour les migrants traversant la Méditerranée centrale depuis 2017, ont déclaré aujourd'hui les Nations Unies, avec 441 vies perdues en tentant d'atteindre l'Europe, soulignant que les retards dans les opérations de recherche et de sauvetage (SAR) menées par les États étaient un facteur dans plusieurs incidents mortels dans la traversée de l'Afrique du Nord. Le projet "Missing Migrants" enquête également sur plusieurs cas où des bateaux "où il n'y a aucune trace de survivants, aucun débris et aucune opération de recherche et de sauvetage n'a été menée".

En l’absence d’informations officielles de la part de la Libye et du régime de Saied, il est devenu en effet quasiment impossible de connaître le nombre actuel de naufrages (ainsi que le nombre exact de bateaux qui quittent chaque jour la Cyrénaïque en Libye et la zone de Sfax en Tunisie). Les garde-côtes tunisiens ayant été entrainés comme les libyens à effectuer des refoulements collectifs, il reste à imaginer que de nombreux refoulements et incidents se déroulent loin de tout témoin (les Ongs que le gouvernement Meloni/Piantedosi, par un décret en janvier dernier, a éloigné de la zone de la Méditerranée centrale). C’est donc l’ampleur de la disparition de masse en cours qui ne sera probablement jamais connue.

Une disparition accélérée et invisible aux portes de l’Europe. À cause de politiques de refoulements, d’externalisation des frontières et d’accords avec des pays tiers qui ne respectent pas les droits humains, au lieu de politiques d’accueil et de canaux légaux pour émigrer de façon sûre en Europe. Contraignant femmes, hommes et enfants à s’embarquer de nuit sur des barques en avarie.

L’indifférence envers ce crime contemporain a tellement pénétré les consciences  que même les journalistes répondent au climat d’accoutumance. Une violence collective de la part de l’Europe, acceptée et encouragée par les votes aux partis nationalistes. En attendant, la société française continue à nier l’urgence humanitaire dans la Méditerranée, alors qu’il suffirait de jeter un simple regard à son voisin italien, qui vient de déclarer l’état d’urgence à cause des nombreuses arrivées, et de le porter un peu plus vers le sud, à Lampedusa.

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