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Billet de blog 28 avril 2023

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Migranticide : nommer l’innommable

Ce que nous percevons comme un crime « innommable » commis à l'encontre des migrants dans le monde n'est toujours pas défini juridiquement. Des juristes émettent l'hypothèse qu'un nouveau crime spécifique contre l'humanité pourrait être identifié : le « migranticide ». Et permettrait de rompre l'impunité des responsables de ce crime contemporain.

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On ne compte plus les morts en Méditerranée et les centaines de corps qui affleurent, ces derniers jours, sur les plages et dans les eaux libyennes et tunisiennes; impossible de connaître le nombre exact de naufrages qui se répètent presque chaque jour ; le dernier en date connu grâce au témoignage d’un survivant, le 25 avril dernier, a fait au moins 75 victimes à l’ouest de Garabulli en Libye. Aucun article dans un média français, alors que ne se passe pas un seul jour sans une nouvelle de bateau coulé. Le massacre en Méditerranée, et son déni, s’accélèrent de façon vertigineuse.

Ce que nous percevons comme un crime "innommable" commis à l'encontre des migrants dans le monde n'est pourtant toujours pas défini juridiquement. La conférence "Migranticide : un crime contre l'humanité", organisée par Giuristi Democratici, Mani Rosse Antirazziste et Cred, qui s'est tenue le samedi 22 avril à Rome, a émis l'hypothèse qu'un nouveau crime spécifique contre l'humanité pourrait être identifié : le "migranticide".

Un néologisme qui décrit bien le massacre intentionnel de migrants par des Etats qui, pour limiter les arrivées de migrants sur leurs territoires, pratiquent "une politique d'extermination des flux migratoires", comme le rappelle Enrico Calamai, ancien consul italien dans l'Argentine des desaparecidos.

Il est aujourd’hui nécessaire de rechercher dans le droit existant, tant au niveau national qu'international, la norme qui puisse assigner les gouvernements italien et européen à leurs responsabilités. Dans un entretien avec Luigi Galloni, Luigi Ferrajoli affirme que "l'article 7 du Statut de la Cour pénale internationale (CPI) parle, à propos des différents crimes contre l'humanité, d'"actes commis intentionnellement" par des autorités étatiques. Une intention, même éventuelle, peut certainement être discernée dans les politiques gouvernementales révélant l'acceptation consciente du risque de violations massives des droits de l'homme, y compris la violation du droit à la vie, tels les accords avec les autorités libyennes sur la ségrégation des migrants et les nombreux obstacles aux opérations de sauvetage imposés par le décret-loi contre les ONG.

Ferrajoli conclut : "On pourrait donc formuler un cas spécifique de crime contre l'humanité, le migranticide, constitué par l'ensemble des pratiques institutionnelles destinées à provoquer la mort en mer des personnes qui tentent d'émigrer et imputables, par une intention spécifique, aux responsables de ces pratiques".

Pour Chantal Meloni, professeur associé de droit pénal à l'Université de Milan, et le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR), "les interceptions et les rapatriements sont des crimes contre l'humanité sous la forme d'une privation sévère de liberté physique (art. 7 du Statut de Rome), commis dans le cadre de l'attaque généralisée et systématique contre les migrants et les réfugiés en Libye". La communication de la Commission européenne de 2022 indique en outre que la Cour pénale internationale est compétente pour juger ces crimes dans le cadre de l'enquête en cours sur la situation en Libye et qu'elle doit rompre l'impunité.

Le droit pénal est avant tout un outil d'oppression des migrants - en particulier des centaines de personnes condamnées en tant que "passeurs" à des peines allant jusqu'à 30 ans de prison chez notre voisin italien - mais il peut aussi être un outil de protection. Luca Masera, professeur de droit pénal à l'université de Brescia, souligne qu’existent déjà dans la législation existante les bases  juridiques permettant d'établir les responsabilités individuelles pour les décès résultant d'épisodes d’omission de secours en mer ; parfois, cependant, ce sont les parquets qui ne mènent pas d'enquêtes rapides et rigoureuses contre les autorités italiennes, et l'activation de la société civile peut donc s'avérer importante pour éviter de nouveaux cas de prescription.

En ce qui concerne la responsabilité de nos dirigeants, le fait est que la catégorie des crimes contre l'humanité n'existe pas dans le système juridique italien : leur introduction dans le système juridique italien serait donc fondamentale pour pouvoir tenir les dirigeants responsables, dans le cadre de procédures pénales, de la politique criminelle de renfort des soi-disant garde-côtes libyens menée par tous les gouvernements qui se sont succédé depuis 2016.

La politique de dissuasion des départs vers les côtes italiennes pratiquée par le gouvernement Meloni est en effet "une intention politique criminelle", comme le rappelle Fulvio Vassallo, avocat et ancien professeur de droit à l'Université de Palerme, "qui ne produit qu'une augmentation des naufrages en raison du manque de moyens étatiques de sauvetage et de l'éloignement des navires civils de la Méditerranée centrale". Mais avant de construire de nouvelles catégories juridiques, il faut "faire des victimes des acteurs, transformer migrants et personnes piégées dans les pays de transit en sujets actifs, leur permettre de déposer des plaintes, fournir des témoignages qui accuseront les responsables des politiques de rejet et d'abandon en mer : d’un mot [ou : bref], reconstruire de nouvelles voies de solidarité à l'échelle transnationale".

Face à des personnes qui se présentent aux frontières et sont considérées comme coupables d'un "acte d'agression" - comme si la volonté de vivre dignement devenait une attaque contre les frontières nationales, - la professeur Alessandra Algostino, maître de conférences en droit constitutionnel à l'université de Turin, propose d'inverser le cours des choses : "Au lieu de restreindre l'asile, de le délocaliser, de criminaliser les demandeurs d'asile comme des fraudeurs potentiels, fondons sur le droit d'asile le droit de migrer, en rejetant la distinction entre demandeur d'asile et migrant économique, en brisant la domination des frontières au nom du "plein épanouissement" de tous et de chacun (art. 3 de la Constitution italienne)".

En ces temps d'accoutumance aux milliers de morts aux frontières terrestres et maritimes de l’UE et dans le monde, cette rencontre a eu le rare mérite d'imaginer un nouveau droit des migrants, car "sans imagination - comme le rappelle Algostino - nous perdons d'horizon le constitutionnalisme, sa force prescriptive contre le pouvoir et au nom des droits". Avec une précision : l'imagination ne vit pas dans le domaine de l'abstraction, mais du concret, c'est un "penser en travail" (Castoriadis). Nommer le migranticide est un premier pas pour inverser le cours de l’histoire.

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