Pour ne pas dresser un tableau noir de la situation, c’est un pays où on arrive à vivre, enfin, pour ceux qui en ont les moyens, on mettra de fait de côté le près de deux millions de réfugiés syriens officiellement déclarés au UNHCR, ainsi que les Libanais et Palestiniens des classes les moins aisées. On y fait la fête, on rit, on boit, on mange (surtout), et de nombreux festivals, événements, expositions, concerts et initiatives citoyennes en tout genre viennent rajouter du piment au quotidien. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les Libanais sont des résistants, capables de s’adapter avec résilience, souplesse mais aussi créativité au moindre événement. Ils sont aussi capables de rester terrés deux jours chez eux en attendant que la menace semble s’éloigner, de développer une paranoïa digne de leur passé pour le moins agité et incertain, aussi bien que trouver des routes parallèles pour dégonfler le « 3aj2a », l’embouteillage, formé par une route coupée par l’armée, des pneus enflammés ou des milices peu aimables. Ici, on sent à plein corps la pulsion de vie, sans que l’idée de la mort ne soit très éloignée. Faire fi, se lever le matin pour effectuer des tâches quotidiennes, planifier son week-end en sachant qu’à deux heures de route les militaires défendent la nation libanaise, qu’à quatre heures de là un peuple est massacré ou par ses dirigeants ou par ses occupants, c’est la routine. On s’adapte, « rawa2 », il faut bien continuer !
En quelques semaines, la situation a lentement changé. Cette fois, la menace est bien physique, bien réelle, présente sur les terres mêmes de mes hôtes, de toute confession et de toute origine. Daech, EIIL, ou plutôt l’EI si l’on en croit la décision médiatique internationale suite à l’instauration des premiers califats en Irak et en Syrie, a décidé de s’en prendre au pays des cèdres, au pays des fous. Ils se sont manifestés par une attaque de grande ampleur contre l’armée à Ersal, ville frontalière avec la Syrie et principal point de passage des rebelles syriens. Je n’utiliserai pas le terme « arrivés », car des sources diffuses (et jamais confirmées) indiquent que leur installation n’est pas récente. Jusque-là cantonnés, sans réel soutien politique ni local au sein de la population, leur spectre non encore palpable est cependant inquiétant. Vont-ils se développer dans d’autres villes ? Réveiller des cellules dormantes ? Déferler par leur nombre et leur matériel à la pointe de la technologie sur l’armée, peu équipée ? Se faire écraser ? Retourner dans les zones qu’ils dévastent déjà ? Envahir Beyrouth ? Quand on y pense, et seulement quand cette pulsion morbide se fait sentir, il ne nous reste plus que des points d’interrogation.
Hier, je riais avec une collègue des lieux de repli que nous pourrions trouver en cas d’invasion massive de nos célèbres djihadistes coupeurs de têtes. Dans le Chouf, avec les Druzes ? A Tripoli, là où ils ne s’attendraient pas à trouver des mécréants ? Sur une île ? A Nabatieh, bastion sudiste du Hezbollah ? Il y a deux semaines, un article publié sur Now Lebanon estimait, avec ironie, qu’ils ne pourraient pas arriver jusqu’à Beyrouth à cause du « 3aj2a » de Jounieh… Et sur les réseaux sociaux, les Libanais et expatriés de tous bords s’en donnent à cœur joie au niveau blagues, telle une nouvelle mode, un nouveau rituel. Mais ne vous méprenez pas, ces réactions n’expriment ni désintérêt, ni frivolité. Au Liban, il ne nous reste plus que l’humour en attendant la chute, le sursaut, le pire ou le mieux. En attendant la suite.
Florence Massena
PS : Pour une vision libanaise de la question, à voir sur le Courrier International. Et sur le site de l'Orient le Jour, aussi!