
Agrandissement : Illustration 1

Conte nuisible est un acte d’émancipation par autodestruction, une rupture d’équilibre qui initie un nouveau récit de soi. Avec ce solo, Marion Zurbach mobilise la puissance de négation de son corps et répond par le piratage de sa propre forme à l’emprise de deux puissances de formation. Elle déconstruit ainsi l’éducation aliénante des institutions de la danse, dont l’École Nationale Supérieure de danse de Marseille, qui lui ont imposé une organisation corporelle rigoureusement codifiée, indexée sur des valeurs de conformisme, d’autorité et d’harmonie. À un second niveau, elle conjure les contraintes de la maladie qui l’astreint aujourd’hui à un autre agencement d’elle-même et la rend à l’évidence de sa vulnérabilité fondamentale. En guise de double refus, elle plonge dans les méandres de sa vie suborganique et en sublime la précarité. La pulsion de mort aussi à des ciseaux de sculptrice.
En réponse aux normes coercitives du monde de la danse, contre les injonctions culturelles et sociales de l’époque, Conte nuisible met en œuvre une dérégulation dysfonctionnelle et dysharmonieuse de son organisation biologique, qui induit la défection des valeurs esthético-morales qui s’y rapportent. Les cheveux occultant la vue, le mouvement empêché, la mobilité réduite, le geste encombré, les membres désynchronisés, le geste à contre-emploi, Marion Zurbach redouble le handicap, s’indiscipline et se dévalorise. Il s’agit pour elle de se soustraire au régime du productivisme et de la performance, de perdre sa virtuosité de prodige, pour mettre sa maîtrise d’ouvrière spécialisée de la danse au service d’autres esthétiques. En lutte contre un pouvoir normatif, qui s’est immiscé dans sa chair comme dans ses attitudes, elle apprend à se déprendre d’elle-même, pour le dire en des termes foucaldiens, à désavouer la puissance biopolitique qui a déterminé son être-au-monde. Contre la vision d’élite du ballet classique, elle met ici sa bonne tenue au service de son désordre et fait de son corps un champ de lutte : ce sera l’anarchie plutôt que la hiérarchie.

Agrandissement : Illustration 2

Sur scène, Marion Zurbach devient une figure de pacotille, paré de parapluies à cocktails, une beauté cheap qui rompt avec les canons classiques de la ballerine. Sa plastique n’incarne plus les valeurs aristocratiques de la belle forme idéale, mais une statue déchue de son piédestal qui met en œuvre une plasticité destructrice, la sculpture d’une forme par explosion des assises. Le beau s’ouvre à son autre, la forme au difforme et l’héroïne devient vilain. A travers la figure du nuisible, la chorégraphe réintègre les personnages relégués aux marges du ballet et avec eux les corps minoritaires, impurs et subalternes qui en sont les étendards. Elle voit en effet dans ces anti-héros des « résidus disciplinaires », des figures de résistance à l’hégémonie du bien-fait qui agissent comme des révélateurs, en contrepoint, de la souffrance des danseureuses. Les privilèges de la noblesse ont leur prix, que Marion Zurbach ne veut plus payer.
Conte nuisible suit la mue du papillon vers la chenille. Le corps y régresse à un état de pré-humanité larvaire, arachnéenne, désarticulée, anguleuse et rampante. Ode aux nuisibles, aux vies insignifiantes et invisibles, la danse de Marion Zurbach fait retour à la puissance impersonnelle du vivant, anorganique, avant que l’ordre ne s’impose, un corps sans organe deleuzien, certainement. La monstruosité, c’est cette démonstration de plasticité, bizarre et queer, qui fait retour à un état proprement sauvage, brut et incivilisé, qui se manifeste par un langage inarticulé et viscéral, porté par une voix de fond de gorge, qui éructe plus qu’elle ne parle. Cette façon de rompre avec l’anthromorphisme, de rejeter l’autocentrisme de la danse, est aussi une manière de contracter une dette esthétique avec le non-humain, de rendre hommage à la puissance morphique des insectes et d’y trouver la matrice de nouvelles formes de vie habitables. Son devenir-mutant ajoute articule également l’excroissance machinique à la transformation entomologique. Conte nuisible atteste d’un corps malade, supposé fragilisé, qui refuse l’instrumentalisation au profit de la prothèse, et substitue à la menace d’invalidité la promesse d’une mobilité alternative. Défaire le moi ne revient donc pas pour Marion Zurbach à se perdre mais bien à se réinventer : à l’assujettissement disciplinaire, elle oppose une subjectivation libre et trouble, qui trouve un chemin de singularité dans la confusion (et la dissolution) des catégories identitaires.

Agrandissement : Illustration 3

En mettant en œuvre une traduction chorégraphique de la « narration spéculative », inspirée de la pensée d’Haraway, Marion Zurbach double son récit de métamorphose d’une épaisseur de fiction qui l’éloigne moins du réel qu’elle n’y fraye un nouvel accès. Elle expérimente en effet par la danse une autre présence au monde qui passe par l’affabulation de son corps et renoue avec l’ambiguïté constitutive de la forme du conte, à la fois récit de vérité et de tromperie, une écriture d’emblée spéculative dans laquelle l’artifice touche au cœur vibrant du réel. Se raconter en général se pense toujours à l’articulation entre narration et performativité. Comme le montre Judith Butler (Giving an Account of Oneself), donner un récit de soi en effet ne revient pas qu’à verbaliser des processus d’incorporation et d’appropriation du social (de ses normes, de ses catégories, de ses ordres), c’est aussi un acte performatif, qui a une efficience dans le social, qui y agit. La subjectivation met en jeu le rapport à l’autre et à sa reconnaissance, comme les engagements qui dessinent les lignes par lesquelles un sujet se fraye un chemin dans l’existence. En assumant sur scène la maladie qui redessine son rapport au corps, Marion Zurbach témoigne ainsi de la déshumanisation qui la frappe dans les yeux d’autrui, du glissement qu’elle perçoit dans l’hétéroperception et qui commande de nouvelles manières de se représenter. La scène devient le lieu d’une réponse à ces autres qui nous causent du tort et auxquels on résiste, dont on sabote le regard comme on déconstruit sa propre image.
On ne nuit ici qu’à ceux qui nous veulent du mal.