Depuis plusieurs années, je suis chargé d'enseignement vacataire (CEV) dans plusieurs universités, aujourd'hui Paris 1 Sorbonne et Paris 8 Saint-Denis. Pour la plupart des plus de 100 000 personnes concernées en France, c'est un passage obligé pour qui veut y faire carrière. J'y assure un travail de professeur ordinaire, en travaux dirigés ou en cours magistral. Nous ne sommes pas une exception mais la normalité, nous représentons un maillon nécessaire de l'Université, assurant ainsi plus de 70% des enseignements en licence (a minima, cela dépend des universités). Comme tous les professeurs, je prépare mes cours, je les donne, j'évalue mes étudiant.e.s, je réponds à leur mails, j'assiste à des réunions pédagogiques. Chaque année, on me demande d'écrire de nouveaux cours, ce qui me prend beaucoup de temps, en sorte que si je dois rapporter le nombre d'heures de travail effectif à ma rémunération (qui tombe, par ailleurs, en fin de semestre : par ex, je serai payé en avril pour tous les cours donnés entre septembre et janvier), je suis payé cette année quelque part autour de 5 euros de l'heure. C'est bien peu, en-dessous du smic horaire, mais c'est surtout nécessaire si je veux me présenter à un poste de maitre de conférence (premier échelon de la titularisation). Tout le monde accepte ces conditions merdiques. Pire, beaucoup d’entre nous trichent pour avoir l'honneur d'enseigner à l'Université, parfois sur proposition de l’Université elle-même qui peut même officieusement inciter à avoir le statut hautement privilégié et sécurisant d’auto-entrepreneur. Pour avoir droit à ce fabuleux statut de CEV, les conditions sont drastiques, mais en gros il faut pouvoir justifier de revenus autres équivalents à 900 heures de smic horaire sur l'année, soit un mi-temps. C'est le minimum pour avoir droit à une couverture sociale, car les universités ne cotisent pas à la sécu pour les chargés de cours.
Depuis le début du confinement, je n'ai pas (plus) le temps de cueillir des fraises. J’ai adapté mes cours à l’enseignement à distance, j’ai repensé les modes d’évaluation, je corrige les devoirs, je réponds aux très nombreux mails inquiets des étudiant.e.s, je m’adapte aux différentes situations, je leur livre des liste de sites de référence et des lectures pour assurer cette fameuse « continuité pédagogique ». Je ne compte pas mes heures, soucieux avant tout des besoins et des attentes de mes étudiant.e.s, même si je n’ai reçu aucune formation pour cela. Je suis tout autant mobilisé que mes collègues titulaires, le salaire en moins évidemment. Cette crise nous touche tou.te.s de plein fouet, nous faisons tou.te.s au mieux, comptant sur la solidarité du monde de la recherche et de l’enseignement.
Tou.te.s ? Non. Un gouvernement peuplé d’irresponsables politiques en a décidé autrement. Dans un vademecum du Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche relatif à la crise du co-vid19, en date du 20 mars 2020 (lien ci-dessous), Frédérique Vidal enjoint les établissements de l’enseignement supérieur à ne pas rémunérer les heures des chargés d’enseignement qui n’auront pas été données en présentiel, méprisant les dizaines d’heures de travail que l’on assure à la maison depuis deux semaines. Mollement justifié par le fait qu’« en tout état de cause, peu d’heures de CEV auront été effectuées pendant la période de fermeture des établissements », la note montre la totale déconnexion de notre ministre qui semble penser qu’à la mi-mars, le semestre est quasiment achevé. Pour ma part, ayant commencé le second semestre à la toute fin de janvier, j’en étais seulement à la moitié. Le 24 mars dernier, je reçois cette fois un mail de la présidence de l’Université Paris 1 qui m’informe que ma paie relève de « rémunérations accessoires » et « interviendra ultérieurement, lorsque la DGFIP réactivera [notre] prise en charge ». Pourquoi cette différence de traitement avec les salariés ou mêmes avec d’autres statuts de vacataires ? Pourquoi suspendre nos rémunérations, et surtout jusqu’à quand ? Faudra-t-il attendre que l’université se remette ? Six mois ? Un an ? deux ans ? Le temps d’oublier ? Pourquoi viser les plus précaires ? Cela revient à supposer qu’avec un mi-temps salarié ailleurs (le minimum donc à justifier pour avoir le droit de donner cours), nous avons largement de quoi vivre sans espérer de rémunération supplémentaire. Précisons enfin que la précarité, ce n’est pas simplement la limitation (réelle et subie) des revenus, mais encore la non-sécurité de l’emploi, le délai de versement des rémunérations et, en l’occurrence, l’incapacité à avoir une visibilité sur notre trésorerie.
Profiter de la crise pour faire des économies semble être le mot d’ordre de notre gouvernement, qui ne semble voir dans les fraises qu’un agrément au champagne. 100 000 personnes en moins à rémunérer ce n’est certainement pas négligeable, quitte à les fragiliser encore plus qu’ils ne le sont déjà. Quand on est en guerre, on est autorisés à tous les sacrifices : des caissier.e.s et des soignant.e.s au turbin jusqu’aux migrant.e.s envoyé.e.s dans les champs, en passant par ces sous-professeurs qui visiblement ne sont rien. Peut-être faudra-t-il comme pour l’hôpital organiser un appel aux dons cathodique ? Peut-être faudra-t-il tout simplement en appeler à la générosité des étudiant.e.s ? Après tout, ces petits profiteurs en sont les principaux bénéficiaires. Peut-être faudra-t-il réclamer des vacataires qu’ils participent à l’effort national, qu’iels acceptent le bénévolat ou qu’iels se mettent à confectionner des masques pour justifier de leur faramineuse rétribution ? Je n’ai pour l’heure que quelques pistes à proposer. De quoi finir par sucrer des fraises, à défaut de les ramasser.
Autre témoignage concordant : https://blogs.mediapart.fr/aaabbb/blog/260320/ce-n-est-pas-de-la-solidarite-que-nous-creons-c-est-de-la-plus-value
Lien vers le vademecum du Ministère de l’ESRI : https://services.dgesip.fr/fichiers/VADEMECUM_MESRI_ADMINISTRATIF27_mars_vdefformate.pdf?fbclid=IwAR2ITEoAy2OVSYeueLqhqtSlDw7_628Ww9juEnxihNckMnbK1NqWbaWLLuM