La « règle d’or », qui impose que le déficit public structurel d’un pays soit inférieur à 0,5% de son PIB, occupe la scène politique depuis plus d’un an et fait l’objet de débats récurrents. Les raisons de s’y opposer ne manquent pas. L’argument de fond tient au fait que cette règle revient à imposer l’austérité permanente en érigeant en dogme l’équilibre budgétaire et donc la fin des déficits publics. Or, redisons-le, ce n’est pas le déficit en soi qui pose problème : il y a de bons déficits, et donc une bonne dette, lorsqu’ils servent l’intérêt général (celui des 99% !) ; lorsqu’ils financent les investissements indispensables pour répondre aux besoins sociaux et accomplir la transition écologique. De tels investissements serviront aux générations futures, qu’elles participent à leur financement n’a rien de choquant. Exiger qu’ils ne soient financés que par les recettes courantes est aberrant et revient à interdire d’investir pour l’avenir !
Ce qui pose problème avec le déficit public, c’est l’interdiction qui a été faite aux Etats d’emprunter aux banques centrales (qui leur prêtaient auparavant à des taux très faibles) et l’obligation de recourir aux marchés financiers. Ceux-ci en retirent ainsi un pouvoir exorbitant et exigent toujours plus d’austérité. Mais cette obligation n’a rien d’inéluctable, elle traduit un choix politique. Elle peut donc – et doit – être changée pour neutraliser la domination de la finance. Ce n’est évidemment pas l’orientation prévue par le nouveau Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) qui a été ratifié par le Parlement et qui impose la règle d’or. Ou plutôt… qui est censé imposer cette règle !
Parce que, aussi incroyable que cela puisse paraître, la règle telle qu’elle est définie dans le traité dit le contraire de ce qu’elle est censée dire. C’est l’article 3.1 qui la définit : il énonce que la règle d’équilibre budgétaire est respectée si « le solde structurel annuel des administrations publiques correspond à l’objectif à moyen terme spécifique à chaque pays […] avec une limite inférieure de déficit structurel de 0,5% du PIB ». Une limite inférieure de déficit ? Si on impose à un paramètre une limite inférieure, ça signifie que ce paramètre doit être plus grand que la limite. Si à l’inverse on souhaite que le paramètre (le déficit en l’occurrence) soit plus petit qu’un certain seuil (0,5%), alors il faut lui attribuer une limite supérieure (de 0,5%), un plafond à ne pas dépasser (il serait correct de parler d’une « limite inférieure du solde structurel de - 0,5% du PIB ». Le solde budgétaire peut être positif ou négatif et la limite doit alors être exprimée avec son signe. Formulation juste mais pas très parlante). La règle d’or présente dans le traité signifie rigoureusement que le déficit structurel doit être supérieur à 0,5% du PIB !
Comment cette confusion entre limite supérieure et inférieure a-t-elle pu franchir les filtres successifs au niveau de la rédaction du traité et de sa traduction (car l’erreur figure dans les versions anglaise et française, et probablement aussi dans les autres langues) ? La seule hypothèse envisageable à ce stade est celle d’un lapsus collectif des rédacteurs, traducteurs, relecteurs, dont l’inconscient a refusé jusqu’au bout qu’ils puissent transcrire une règle d’or aussi incohérente que mortifère… Bon, un lapsus collectif, ça n’existe pas. C’est vrai, mais les choses n’existent pas tant qu’on ne les a pas découvertes.
Rêvons un peu. Et si on prenait cette règle au pied de la lettre ? Elle donnerait à des gouvernements de gauche de vraies marges de manœuvre budgétaire pour mener les politiques indispensables au progrès social et aux exigences écologiques, pour réduire les inégalités, réaliser l’égalité entre les femmes et les hommes. Il y a besoin d’investissements massifs en matière de crèches, de logements, d’hôpitaux, de maisons de retraite, de transports publics propres, etc. Il y a besoin de dépenses publiques pour développer les services publics, améliorer la protection sociale. Ces besoins sont similaires dans tous les pays, de telles politiques de relance budgétaire pourraient donc être coordonnées au niveau européen. Elles initieraient un cercle vertueux autour d’une relance d’activités économiques qui, en générant des recettes fiscales, comblent les déficits publics, créent des emplois, soulagent les femmes des tâches qu’elles assument, réduisent les inégalités, préparent l’avenir.
Est-ce un rêve ? Oui et non. Personne n’imagine prendre au pied de la lettre un traité erroné. Le sérieux n’est pas de s’appuyer sur une erreur pour pouvoir mener les politiques justes. Le sérieux est de s’appuyer sur la volonté populaire pour mener ces politiques et de refuser tout traité néfaste au plus grand nombre. C’est ce qui s’appelle la démocratie.
Christiane Marty et Pierre Khalfa, membres de la Fondation Copernic et du conseil scientifique d’Attac, co-auteurs de la note Changer vraiment ! Quelles politiques économiques de gauche ? (Éditions Syllepse).
Ce texte a initialement été publié dans le quotidien Libération le 2 octobre 2012.