Depuis quatre mois, Le Fonds pour une presse libre, Sherpa, le Syndicat national des journalistes, le média d’investigation Disclose et Reporters sans frontières ont constitué un groupe de travail pour travailler à une réforme de la loi de 2010 sur le secret des sources journalistiques. Cette loi n’a malheureusement pas pu empêcher de multiples offensives contre les journalistes visant à identifier leurs sources.
Rappelons-le : sans secret des sources, donc protection garantie des personnes qui acceptent de parler aux journalistes, il ne peut y avoir d’information libre sur les pouvoirs politiques et économiques. Il ne s’agit pas là d’un privilège corporatiste des journalistes mais du droit de savoir des citoyennes et citoyens, de leur droit à une information indépendante des pouvoirs et à un débat public éclairé.
La loi de 2010, alors défendue par Rachida Dati, ministre de la justice, avait à l’époque pu sembler une avancée. Il n’en a rien été. Des dizaines de journalistes ont été convoqués et interrogés par la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure). Des procédures contournant la loi de 1881 sur la liberté de la presse ont été engagées au civil ou devant des tribunaux de commerce. Chaque fois, en s’appuyant sur d’autres dispositions législatives, celles sur le confidentiel-défense ou le secret-défense, celles sur le secret des affaires, c’est bien une chasse aux sources qui a été engagée.
Notre groupe de travail a donc voulu fixer les cinq priorités d’une réforme visant à mieux protéger ce secret des sources. Cela donne la lettre que nous publions ci-dessous et que nous avons adressée, lundi 13 avril, au gouvernement, premier ministre, et ministres de la culture, de l’intérieur, de la défense et de la justice. S’il n’est pas rapidement censuré à l’Assemblée nationale, ce gouvernement devra très vite s’atteler à une obligation : transférer dans le droit français le texte européen European media freedom Act (EMFA), qui prévoit plusieurs dispositions sur le secret des sources. La réforme de la loi de 2010 est donc à terme inévitable.
La bonne surprise est que notre lettre collective au gouvernement a reçu le soutien de 110 organisations de défense des droits, syndicats de journalistes, collectifs de journalistes, société de rédacteurs ou de journalistes et médias (lire les signatures en pied de la lettre). Rarement la profession a été à ce point unanime, soutenue par des organisations généralistes, pour demander cette réforme de la protection du secret des sources. Sans doute faut-il y voir une suite des Etats généraux de la presse indépendante, que le Fonds pour une presse libre avait organisés à l’automne 2023 et qui avaient abouti à un relevé de 59 propositions de réforme du système d’information.
Le Fonds pour une presse libre est bien déterminé à poursuivre cette démarche collective. Cette lettre va maintenant être adressée aux parlementaires, députés et sénateurs. Au-delà de nos différences et divergences, légitimes, nous devons nous rassembler autant que possible pour pousser des réformes d’un système médiatique sclérosé et d’un droit de la presse aujourd’hui en retard par rapport à la société et à nos pratiques professionnelles.
Voici la lettre adressée au gouvernement lundi 13 janvier 2025 :
À l’attention de :
Monsieur François BAYROU, premier ministre
Madame Rachida DATI, ministre de la Culture
Monsieur Bruno RETAILLEAU, ministre de l’Intérieur
Monsieur Gérald DARMANIN, ministre de la Justice
Monsieur Sébastien LECORNU, ministre des Armées
Paris, le 13 janvier 2025
Objet : garantir la protection du secret des sources journalistiques
Monsieur le Premier Ministre, Madame la Ministre et Messieurs les Ministres,
Le 17 janvier 2025, la journaliste Ariane Lavrilleux est convoquée au tribunal de Paris. Elle pourrait être mise en examen en raison de sa contribution à des articles sur une opération militaire française secrète en Egypte que ce pays aurait détournée pour cibler et tuer des civils. Cette convocation de la journaliste de Disclose intervient après qu’elle a fait l’objet, à l’initiative de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), de mesures de filature, de géolocalisation, de surveillance de ses activités professionnelles et privées ainsi que d’une perquisition à son domicile et d’un placement en garde à vue durant 39 heures.
Depuis l’adoption de la loi relative à la protection du secret des sources promulguée le 4 janvier 2010, au moins 27 journalistes ont été convoqué·es ou placé·es en garde à vue par la DGSI, selon un décompte réalisé par le journal Télérama. L’inflation de ces méthodes porte atteinte à un principe fondamental de la démocratie qui est la protection du secret des sources, considérée par la Cour européenne des droits de l’Homme comme « une pierre angulaire de la liberté de la presse ».
La loi du 4 janvier 2010 n’a pu l’empêcher. Elle n’a pas non plus empêché le recours à des procédures civiles ou commerciales pour identifier des sources de journalistes. Insuffisamment protecteur, le cadre légal actuel est désormais abusé ou contourné.
Dernier exemple, en date du 4 décembre 2024 : suspecté de recel de violation du secret professionnel, le journaliste Philippe Miller a été interpellé par une dizaine de policiers lors d’un rendez-vous avec une source supposée. Son carnet de notes, son téléphone portable et son ordinateur ont été saisis. Sa garde à vue a duré près de 48 heures et son matériel professionnel a été exploité afin d’identifier ses sources.
La profession s’est exprimée, lors des États généraux de l’information (EGI) comme des États généraux de la presse indépendante (EGPI), et elle est unanime. Il faut réformer la loi de 2010 pour mieux garantir ce droit au secret des sources, sans lequel il n’est pas d’information libre et de débat public éclairé.
Madame la Ministre, vous aviez soutenu cette démarche lors d’une rencontre avec Ariane Lavrilleux, avant de réaffirmer devant les sénateurs, le 17 octobre dernier, qu’une réforme était nécessaire, plus encore du fait de nos obligations européennes. Le 8 août 2025, le règlement européen pour la liberté des médias (EMFA) sera pleinement applicable. Il revient au gouvernement de mettre le droit national en conformité avec ses principes, dont celui de la protection du secret des sources.
Cela nécessitera, non pas uniquement de suivre l’EMFA ou les recommandations des EGI, mais d’oser aller plus loin. A minima, il est nécessaire que le projet de loi en préparation fasse évoluer notre droit sur cinq points :
Point 1. Il est crucial de mieux encadrer les conditions de levée du secret des sources. La loi de 2010 prévoit que ce secret peut être levé en cas d’« impératif prépondérant d’intérêt public ». Or, le flou entourant cette exception est propice à une application large, voire arbitraire, comme nous le constatons. Il est impératif de restreindre le champ de la notion d’impératif prépondérant d’intérêt public, en énonçant les situations précises pouvant justifier de lever le secret des sources, comme la prévention et la répression de certains crimes et délits d’une gravité particulière.
Point 2. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme exige qu’une autorité judiciaire indépendante vérifie en amont la proportionnalité d’une mesure portant atteinte au secret des sources. L’EMFA contient des dispositions allant dans le même sens. Dès lors, la réforme à intervenir doit prévoir a minima que tout acte d’investigation - comme les perquisitions, géolocalisations, etc. - pouvant porter atteinte au secret des sources fasse l’objet d’une autorisation préalable d’un juge indépendant.
Point 3. En l’état du droit, le secret des sources ne bénéficie qu’à certain·es journalistes (ayant une activité régulière et rétribuée dans des médias). Or d’autres collaborateur·ices de média peuvent détenir des informations permettant d’identifier une source, de même que des auteur·ices d’ouvrages d’investigation ou encore des réalisateur·ices de documentaire. Par ailleurs, les autorités administratives sont également susceptibles de porter atteinte au secret des sources en mettant en œuvre certains de leurs pouvoirs d’investigation, comme les visites domiciliaires. Il est dès lors nécessaire d’étendre le champ d’application du secret des sources, en s’assurant que d’autres personnes que les journalistes puissent s’en prévaloir, et que ces protections puissent s’appliquer aussi en matière administrative.
Point 4. Face à une violation du secret des sources, la seule sanction susceptible d’être prononcée est la nullité de l’acte d’investigation en cause. Or dans une procédure pénale, seules les parties sont en mesure de former des demandes de nullité. Lorsque le ou la journaliste concerné·e par la violation n’est pas mis·e en cause dans l’enquête, cette possibilité ne lui est pas ouverte. Il faut dès lors créer une voie de recours qui permettrait aux journalistes dont les sources ont été illégalement découvertes de pouvoir demander la nullité des actes d’investigation concernés.
Point 5. Pour remédier à l’absence de sanctions face à une violation du secret des sources, il est utile de créer un délit d’atteinte au secret des sources. Sa répression pourrait être alignée sur celle de l’atteinte au secret professionnel, tel que celui des avocat·e·s et des médecins. Ce sera également une réponse utile face au détournement de certaines voies de droit, notamment civiles et non-contradictoires, pour porter atteinte au secret des sources : par exemple, la saisie de correspondances avec les médias Le Poulpe et Mediapart ordonnée, à la demande d’une entreprise, par le tribunal de commerce de Rouen le 29 septembre 2022.
Monsieur le premier ministre, Madame la ministre et Messieurs les ministres, ces cinq points résument les propositions précises élaborées, ces quatre derniers mois, par un groupe de travail constitué de journalistes et de juristes spécialistes du droit de la presse. Nous aimerions pouvoir vous les présenter de vive voix, à vous ou à vos collaboratrices et collaborateurs.
Nous sommes donc à votre disposition pour tout rendez-vous.
Bien sincèrement,
Contacts des membres du groupe de travail, rédacteurs de cette lettre :
Disclose (ariane.lavrilleux@disclose.ngo),
Fonds pour une presse libre (francois.bonnet@fondspresselibre.org),
Reporters sans frontières (thibaut.bruttin@rsf.org),
Sherpa (pauline.delmas@asso-sherpa.org),
Syndicat national des journalistes (abuisine@snj.fr)
Les 106 organisations signataires (syndicats, associations, médias, SDJ et collectifs de journalistes):
CFDT-Journalistes
Spiil (Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne)
Syndicat des avocat·e·s de France
19 associations et club de la presse
Acrimed - Action Critique Médias
Anticor
Attac France
Article 34
Association confraternelle de la presse judiciaire (APJ)
Association des Journalistes Antiracistes et Racisé·es (AJAR)
Association femmes journalistes de sport
Associations des journalistes LGBTQIA+ (AJL)
Association des Journalistes de Défense (AJD)
Club de la presse Strasbourg Europe
Club de la presse Marseille - Provence
Club de la Presse Occitanie
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