Francis Daspe (avatar)

Francis Daspe

Abonné·e de Mediapart

79 Billets

0 Édition

Billet de blog 7 septembre 2025

Francis Daspe (avatar)

Francis Daspe

Abonné·e de Mediapart

Les tristes épigones français d’Alfred Hugenberg

Francis Daspe (avatar)

Francis Daspe

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

L’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler le 30 janvier 1933 en Allemagne a pu s’appuyer sur un « parfum d’ambiance » ou une « atmosphère propice ». Alfred Hugenberg y a sans aucun doute significativement contribué. Le puissant industriel de l’acier, président du comité de direction des entreprises Krupp, était aussi un magnat de la presse, à la tête d’un gigantesque groupe de médias nommé « Hugenberg-Konzern ». Ce trust était alors le premier groupe de presse européen, contrôlant dans l’immédiat entre-deux-guerres environ 1 600 journaux.

Il mit à disposition des nazis sa force de frappe médiatique. Il en récolta quelques uns des fruits espérés, devenant membre du premier cabinet Hitler en tant que ministre de l’économie et de l’alimentation. Certes, cela ne dura pas, puisque dès le 27 juin 1933, il fut contraint d'abandonner ses portefeuilles ministériels. Le lendemain, son parti était dissous (au même titre que les autres) et son groupe de presse confisqué.

Alfred Hugenberg n’était nullement un philanthrope, mais animé avant tout par un dessein politique. Pour reprendre la sémantique de l’époque et ses propres termes, l'objectif était de promouvoir un « nouveau mouvement spirituel afin de repousser l’influence croissante des idées libérales-démocrates », ou encore de manière plus crue, de favoriser « la destruction du mouvement révolutionnaire marxiste d’inspiration bolchevique ». C’était également un acteur politique impliqué dans le combat quotidien, chef d’un petit parti nationaliste et député sous la République de Weimar.

La référence au panorama médiatique français actuel s’avère à la fois pertinente, saisissante et instructive. L’offensive menée depuis quelques années par un autre capitaine d’industrie, pour faire nôtre la formule consacrée, Vincent Bolloré, ressort à cette catégorie. En quelques années, il a construit un empire, avec les chaines télévisuelles du groupe Canal (entre autres, la fameuse CNews), la radio Europe 1, la presse écrite avec le Journal du Dimanche ou le magazine Paris Match pendant un temps avant sa revente. Il en va de même du milliardaire ultraconservateur Pierre-Edouard Stérin mettant sa fortune au service de l’extrême droite. Son projet Périclès (acronyme de Patriotes, Enracinés, Résistants, Identitaires, Chrétiens, Libéraux, Européens, Souverainiste, traçant avec clarté un programme sans équivoque) vise à faire triompher une société bâtie sur des bases ultralibérales, traditionalistes et identitaires. 

Les objectifs que s’était fixés Alfred Hugenberg sont identiques à ceux recherchés aujourd’hui par ses épigones français Bolloré et Stérin. Tous contribuent à la conquête d’une hégémonie culturelle. Hugenberg s’y attelait au moment même où, dans les geôles mussoliniennes, Antonio Gramsci forgeait ce concept appelé à faire florès pour devenir une référence incontournable.

Cela renvoie à la situation plus générale dans laquelle se trouve l’ensemble des médias hexagonaux. Un petit nombre de milliardaires en possède près de 90% en raison d’un phénomène croissant de concentration. Les principaux groupes industriels et financiers sont Bouygues, Arnault, Bolloré, Dassault, Niel, Saadé, Mohn/Bertelsmann. Quelques nouveaux venus sont à l’occasion conviés à intégrer ce bal des oligarques, comme le tchèque Kretinsky. A l’inverse, d’autres déclinent pour finir par en être écartés, comme Lagardère et Drahi. Notons que les secteurs d’activité et les intérêts de ces groupes ne sont pas ceux des métiers de l’information (bâtiment travaux publics, luxe, aviation armement, téléphonie, transport maritime etc.). Les entreprises de presse constituent plus que jamais une marchandise de luxe très prisées des grandes fortunes. C’est que l’enjeu est celui du quatrième pouvoir dévolu à la presse. Il faut dire que l’influence sur les esprits n’est rien moins que la conquête du pouvoir. Les riches en sont friands, plus encore quand ils sont animés d’un esprit de croisade pour défendre des valeurs et des intérêts. Ou les deux à fois, tant ils sont inextricablement liés…

Il en résulte en fin de compte une démocratie déséquilibrée, dénaturée, piétinée et bafouée. Les reprises en main de ces médias nouvellement acquis sont pour le moins vigoureuses et musclées. On ne badine pas avec l’information, levier pour toute entreprise de propagande et de reformatage des consciences. Le panel des moyens utilisés est vaste : pressions multiples, ingérences plus ou moins directes, licenciements, auto-censure intériorisée par les journalistes frappés par une sorte de « syndrome de Stockholm », poursuites-baillons pour faire taire les récalcitrants et autres gêneurs, contrôle des boîtes de production pour mieux veiller au contenu des reportages ou des émissions. Est érigé de la sorte un modèle que l’on peut qualifier d’orwellien dans lequel les journalistes sont confrontés à une perte du sens de leur métier.

En effet, on use des vérités alternatives, tout en dénonçant de prétendues fake news. On façonne un univers mental bâti sur l’abus immodéré du sentiment de persécution et de victimisation, tout en réduisant les éventuelles contradictions à des formes de complotisme de bas étage. On étaye ses argumentaires brinquebalants à l’aide d’instrumentalisations historiques grossières versant dans le révisionnisme, tout en s’insurgeant contre des historiens forcément marxistes propagateurs d’affreuses contre-vérités sur des bases idéologiques coupables. Si elles n’émargent pas à un registre et à une intensité identiques, les reprises en main actuellement à l’œuvre dans les médias publics s’avèrent dans une même veine préoccupantes et inquiétantes.

Les épigones du magnat Hugenberg se chargent aujourd’hui de la basse besogne. Ils subvertissent insidieusement la démocratie, altérant profondément la bonne tenue du débat public nécessairement fondé sur la raison et l’honnêteté des arguments, et non sur les peurs irrationnelles, les haines recuites et les postures démagogiques. En cela, ils sont les (in)dignes héritiers de ceux qui professaient sans la moindre vergogne que « plus le mensonge est gros, mieux il passe » ou qu’« un mensonge répété une fois reste un mensonge ; répété mille fois il devient une vérité ». Ces formules popularisées par Joseph Goebbels, indéboulonnable ministre de l’Education du peuple et de la Propagande (notons le curieux mais révélateur intitulé) du III° Reich nazi, a hélas visiblement inspiré bien des personnes en quête de quatrième pouvoir frelaté et d’hégémonie culturelle factice. Vrai misère de la démocratie et fausse démocratie de la misère…

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.